"Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d'attention en réduisant la duré des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est "mort" et l'image la plus représentée celle de cadavres.                           

            Dès l'âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres.

            Ils sont formatés par la publicité : comment peut-on leur apprendre que le mot "relais", en langue française, s'écrit "-ais", alors qu'il est affiché dans toutes les gares :"ay"? Comment peut-on leur apprendre le système métrique quand, le plus sottement du monde, la Sncf leur fourgue des S'Miles?

            Nous adultes, avons transformé notre société du spectacle en une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l'école et l'université. Pour le temps d'écoute et de vision, la séduction et l'importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d'enseignement.

            Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même s'ils détiennent le record mondial des Prix Nobel récents et des médailles Fields par rapport au nombre de la population, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces institueurs dominants, riches et bruyants." p 12

 

Michel Serres, Petite poucette, coll manifestes, le Pommier.

Nuit d'insomnie. Déjà la troisième d'affilée. Je m'endors bien, mais je me réveille au bout d'une heure comme si j'avais posé ma tête dans le mauvais trou. Je suis complètement réveillé, j'ai le sentiment de n'avoir pas dormi du tout ou de n'avoir dormi que sous une peau mince, je me retrouve devant la nécessité de travailler à m'endormir et je me sens rejeté par le sommeil. Et à partir de ce moment jusque vers cinq heures du matin, je reste dans cet état où je dors, certes, mais où, en même temps, des rêves violents me tiennent éveillés. Je dors véritablement à côté de moi, tandis qu'il me faut, en même temps, me battre avec des rêves. Vers cinq heures, j'ai consommé jusqu'à la dernière trace de sommeil, je ne fais plus que rêver, ce qui est plus épuisant que de veiller. Bref, je passe toute la nuit dans l'état où se trouve un homme sain, un moment avant de s'endormir pour de bon. Quand je me réveille, tous les rêves sont rassemblés autour de moi, mais je me garde bien de les approfondir. Au petit jour, je gémis, la tête dans les coussins, parce que tout est perdu pour cette nuit. Je pense à ces nuits d'autrefois, à ces fins de nuits où j'étais tiré d'un profond sommeil et où je me réveillais comme si j'avais été enfermé dans une noix.

 

Franz Kafka, «3 octobre 1911», Journal (trad. de Marthe Robert), Paris : Grasset, coll. «Livre de poche», 2008 [1982], p. 62.

BORGES

https://poesiemuziketc.wordpress.com/2012/07/01/jorge-luis-borges/

BORGES Instants

 

Si je pouvais de nouveau vivre ma vie,
dans la prochaine je tâcherais de commettre plus d’erreurs.
Je ne chercherais pas à être aussi parfait, je me relaxerais plus.
Je serais plus bête que je ne l’ai été,
en fait je prendrais très peu de choses au sérieux.
Je mènerais une vie moins hygiénique.
Je courrais plus de risques,
je voyagerais plus,
je contemplerais plus de crépuscules,
j’escaladerais plus de montagnes, je nagerais dans plus de rivières.
J’irais dans plus de lieux où je ne suis jamais allé,
je mangerais plus de crèmes glacées et moins de fèves,
j’aurais plus de problèmes réels et moins d’imaginaires.

J’ai été, moi, l’une de ces personnes qui vivent sagement
et pleinement chaque minute de leur vie ;
bien sûr, j’ai eu des moments de joie.
Mais si je pouvais revenir en arrière, j’essaierais
de n’avoir que de bons moments.

Au cas où vous ne le sauriez pas, c’est de cela qu’est faite la vie,
seulement de moments ; ne laisse pas le présent t’échapper.

J’étais, moi, de ceux qui jamais
ne se déplacent sans un thermomètre,
un bol d’eau chaude,
un parapluie et un parachute ;
si je pouvais revivre ma vie, je voyagerais plus léger.

Si je pouvais revivre ma vie
je commencerais d’aller pieds nus au début
du printemps
et pieds nus je continuerais jusqu’au bout de l’automne.
Je ferais plus de tours de manège,
je contemplerais plus d’aurores,
et je jouerais avec plus d’enfants,
si j’avais encore une fois la vie devant moi.

Mais voyez-vous, j’ai 85 ans…
et je sais que je me meurs.