Prologue
APHRODITE
Célèbre parmi les mortels et non sans gloire dans les cieux
je suis la déesse Cypris.
En quelque lieu que les éclaire le soleil,
des rives de l'Euxin aux confins atlantiques,
j'honore ceux qui rendent hommage à ma puissance,
mais qui me traite avec superbe, je l'abats.
Car le race des dieux, elle aussi, prend plaisir
à recevoir l'hommage des humains.
Et de cette parole, je ferai voir tantôt la vérité.
Le fils que l'Amazone a conçu de Thésée,
cet Hippolyte qu'a nourri le pieux Pitthée,
seul parmi tout le peuple de Trézène,
me déclare la dernière des déités.
Il méprise les couples et refuse l'amour.
A la soeur de Phoibos, Artémis fille de Zeus,
va son respect. Elle est pour lui la déesse suprême.
Dans la verte forêt, toujours aux côtés de la Vierge,
avec ses chiens légers il détruit les bêtes sauvages.
C'est là trop haute société pour un mortel !
Non certes que j'en prenne ombrage. Que m'importe !
Mais il m'a offensée et je l'en châtierai,
cet Hippolyte, avant que ce jour soit fini. J'ai dès longtemps
dressé le piège. Ce qui me reste à faire n'est plus rien.
Quittante un jour la maison de Pitthée
il vint pour céléber les saints mystères
dans la ville de Pandion. L'illustre épouse de son père,
Phèdre, le vit et son coeur faut saisi
d'un amour violent. Tel était mon dessein.
Avant de venir de l'Attique à Trézène,
au flanc du rocher de Pallas, d'où le regard s'étend jusqu'ici, elle érigea un temple de Cypris,
s'avouant du coup amoureuse. Je décidai
de m'y nommer un jour la Cypris d'Hippolyte.
Puis Thésée dut quitter le pays de Cécrops
expiant par l'exil le sang versé des Pallantides.
Avec sa femme il s'embarqua pour ce pays,
résigné à passer ici l'année de son bannissement.
Et la voici, l'infortunée, gémissante, blessée
de tous les poinçons de l'amour. Elle se meurt,
muette, et nul dans la maison ne sait quel est son mal.
Mais ainsi ne doit pas s'éteindre cet amour.
J'en instruirai Thésée. Tous viendra au grand jour.
Et ce garçon qui se rebelle contre moi
son père le tuera d'une imprécation.
Car Posidon, le seigneur de la mer, promit à Thésée, en don gracieux,
de lui exauces jusqu'à trois souhaits.
Pour Phèdre, elle est sans nul reproche, mais elle doit périr.
Car de son malheur comment faire cas
s'il doit m'empêcher de tirer justice
de mes ennemis jusqu'à me sentir satisfaite ?
Mais je vois le fils de Thésée qui rentre après les travaux de la chasse.
C'est Hippolyte. Je lui cède la place.
Un nombreux train de serviteurs à ses talons
va clamant des cantiques en l'honneur d'Artémis le déesse.
Il ne sait pas la porte de l'Hadès garnde ouverte,
et ce jour, le dernier qu'il verra.
Elle disparaît. Entre à gauche Hippolyte avec ses compagnons en costume de chasse. Il tient la couronne qu'il posera sur l'autel d'Artémis.
Questions :
1. Quels vers vous semblent le mieux exprimer le fait que tout est déjà écrit d’avance ?
2. Quels devoirs ont les hommes envers les dieux, selon Aphrodite ?
3. Quel est l’autre nom d’Aphrodite ?
4. Pourquoi Thésée a t-il dû quitter Athènes ?
5. Où voit q-on que Phèdre ici n’est pas tout à fait coupable ?
6. Quels vers vous semblent les plus poétiques ?
2. Phèdre Sénèque
Scène 1
HIPPOLYTE, TROUPE DE CHASSEURS.
Allez, répandez-vous autour de ces bois épais;
parcourez d'un pas agile le sommet de la colline
de Cécrops, la plaine qui s'étend au pied du
Parnès rocailleux, et les bords du fleuve dont l'onde
rapide traverse la vallée de Thria. Franchissez ces
monts toujours blanchis par la neige. Et vous,
pénétrez sous l'ombrage des aunes entrelacés,
dans ces vastes prairies où l'humide haleine du zéphyr
fait naître l'herbe du printemps; dans ces lieux où,
d'un cours égal et paisible, l'Ilissus, semblable
au Méandre, promène ses eaux languissantes, et
mouille à peine un sable aride. Vous, entrez dans
ce sentier à gauche, qui, à travers les bois, conduit
à Marathon. C'est là que, suivies de leurs faons, les
biches vont paître pendant la nuit.
Vous, tournez de ce côté, où, soumis à la douce influence du midi,
l'Acharne laborieux ne sent pas la rigueur des
frimas. Que l'un se rende sur l'Hymette fleuri;
l'autre, vers le bourg chétif d'Aphidna. Il y a
longtemps que nous n'avons visité les parages où le cap
Sunium s'allonge dans la mer. Vous qui aimez une
chasse glorieuse, courez à Phlyes: là se tient un
sanglier, la terreur des environs, et dont plus d'un
chasseur a senti la dent redoutable.
Laissez flotter la laisse des chiens paisibles, au gosier silencieux;
mais tenez fortement en mains ces ardents molosses;
et que le limier impatient de Crète use le poil de son
cou, en luttant contre la forte courroie qui arrête ses
élans. Quant aux dogues de Laconie, race courageuse
et avide de sang, il est bon qu'ils soient tenus de
plus court encore. Le moment viendra où l'écho
des rochers retentira de leurs aboiements.
Maintenant que d'un nez subtil ils éventent le gibier;
que, la tête basse, ils le suivent à la piste,
tandis que la clarté est douteuse et que la terre
humide garde encore la trace de ses pas, qu'un de vous
se charge de ces toiles à larges mailles; un autre, de
ces filets plus serrés. Disposez alentour ces plumes
rouges, pour frapper d'une vaine terreur les hôtes des bois.
Toi, tu lanceras le javelot rapide;
toi, saisis à deux mains le pesant épieu armé d'un large fer;
toi, placé en embuscade, tu redoubleras par tes cris
l'effroi des animaux lancés; et toi, avec ce couteau
recourbé, tu détacheras leurs entrailles quand ils seront abattus.
Soyez propice à un mortel qui vous honore, ô
déesse intrépide qui régnez dans les solitudes des
bois; qui percez de traits inévitables les monstres
qui s'abreuvent dans les froides eaux de l'Araxe, et
ceux qui bondissent sur la glace de l'Ister.
Votre bras atteint le lion de Gétulie et la biche de Crète,
ou renverse d'un coup plus léger le daim rapide.
Vous, frappez en face le tigre à la peau mouchetée;
vous, atteignez dans leur fuite le bison à l'épaisse
crinière, et l'aurochs farouche aux larges ramures. Tous
les hôtes des déserts qui peuplent ou le sol infécond
des Garamantes, ou les riches forêts de l'Arabie, ou
les cimes sauvages des Pyrénées,
ceux que nourrissent les bois épais de l'Hyrcanie,
ou les vastes plaines du Sarmate vagabond,
tous, ô Diane, redoutent vos flèches:
l'heureux chasseur auquel vous êtes propice
voit le gibier tomber dans ses toiles; nulle proie ne
rompt le filet qui l'enferme; le chariot qui la rapporte
gémit sous une charge pesante. Les chiens reviennent
la gueule rouge de sang,
et le cortège rustique regagne le hameau dans tout l'appareil
d'un triomphe. Allons, la déesse nous favorise;
voilà des aboiements qui sont d'un bon augure. La forêt m'appelle;
j'y vole, ce sentier m'abrégera le chemin.
Remarques à faire écrire :
Hippolyte apparaît bien comme le héros de la chasse, favorisé par diane, il n’est pas question d’amour, petit roi de son domaine, il semble régner sur un grand espace. : sans doute la profusion des précisions spatiale set de chasse montrer un certain hubris( = excès des prétentions humaines qui offensent les dieux) et sans doute la pléthore d’indications violentes sont des moyens détournées d’annoncer que cette violence va se retourner contre lui.
je lui dois ce que j'ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté.
J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d'elle-même à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agitation d'esprit qui la met hors d'elle-même, et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l'innocence et de déclarer la vérité. Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d'avoir en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit. Mais il n'est ici accusé que d'en avoir eu le dessein. J'ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l'aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection ; ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la soeur des ennemis mortels de son père.
Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J'ai même suivi l'histoire de Thésée, telle qu'elle est dans Plutarque.
C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Épire vers la source de l'Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithous. Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d'amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu'elle n'aurait jamais osé faire tant qu'elle aurait cru que son mari était vivant.
Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C'est là proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c'est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.
Intérêts principaux :
1. Fidélité au texte
2. Vers la vraisemblance
3. Pour inspirer réellement terreur et pitié : les arrangements
4. Vers la moralité : de plaire à instruire
Entrée dans la troupe du Roi en 1668 ; sociétaire en 1680.
Marie Desmares, née à Rouen, y débute au théâtre. Après avoir épousé Champmeslé, dont elle portera désormais le nom, elle entre avec lui au Théâtre du Marais, puis à l'Hôtel de Bourgogne. C'est là que Racine, qui la découvre dans le rôle d'Hermione où elle remplace la Des Œillets malade, tombe sous son charme. Elle créera désormais les héroïnes de ses tragédies (Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie et Phèdre) et mettra au service du poète sa voix musicale et sa grâce alliées à une sensibilité naturelle qui font de la Champmeslé la « vedette » de son temps.
Lorsque Racine quitte le théâtre, elle crée à la Comédie-Française un certain nombre de tragédies qui n'ont pas survécu. Elle meurt en 1698 après avoir renoncé, in extremis, au métier d'actrice.
· Dans Revue d'histoire littéraire de la France 2007/4 (Vol. 107), pages 887 à 902
Si, comme on l’a souvent proposé, Phèdre est son silence, on peut aussi avancer que le drame commence là où, lasse de porter le fardeau de son secret, elle ose parler. Dans l’esprit de Racine, Phèdre serait l’incarnation d’une représentation théâtrale, qui est une parole entre deux silences. Cette parole est criminelle et secrète dans le sens fondamental qu’elle finit par aliéner ceux qui en sont atteints. L’amour d’Hippolyte pour Aricie — le « secret que mon cœur ne peut plus renfermer » (528) — et la passion illicite de Phèdre qu’Hippolyte tient à garder comme un « horrible secret » (720) et dont il « supprime » (1090) le caractère indicible devant Thésée ravagent les personnages. Ils en souffrent des conséquences physiques parce que le secret possède aussi une charge corporelle dans Phèdre. La reine se présente pour la première fois chancelante sous de poids de son désir interdit (I, 3), à la fois cherchant et cherchant à éviter la lumière, dans un triste ballet qu’elle poursuivra jusqu’à ce que la mort y mette fin. Parfois, suffoquant d’émotion, elle cherche à se débarrasser de tout ce qui la retient physiquement et qui réprime aussi sa vérité : « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent ! » (158). Plus souvent, suivant un élément de la physiologie de Descartes, elle se replie sur elle-même pour empêcher à son crime de s’échapper à l’extérieur : « Vers mon cœur tout mon sang se retire » (581) [36][36]Cf. la Cinquième Partie du Discours de la méthode..
67Mais elle n’est pas seule à manifester les traces d’un mal psychosomatique. S’il est vrai que Panope a remarqué la souffrance de sa maîtresse :
Son trépas [d’Œnone] n’a point calmé la Reine.
Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses Enfants et les baigne de pleurs (1469-1472),
69Théramène, de son côté, s’adresse dès le début aux changements moraux et physiques qu’a subis le jeune prince :
Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent.
Il n’en faut point douter : vous aimez, vous brûlez ;
Vous périssez d’un mal que vous dissimulez. (134-136)
71Il est convenable qu’Hippolyte possède un « feu secret » et Phèdre une « flamme si noire » (310) et « un secret remords [qui] agite mes esprits » (591) parce que tous les deux sont rongés par un sentiment de culpabilité que Racine souligne en traçant une série de parallélismes structurels : e.g., les scènes initiales qui tournent autour d’un mal intérieur, de confidents curieux, d’un roi/père/époux autoritaire et absent, et de déclarations explosives. L’aveu de Phèdre à Hippolyte (II, 5) permet enfin à la reine de laisser échapper son secret [37][37]Il s’agit du premier secret : qu’elle éprouve une attirance… et, à la fois, de donner libre expression à ses fantasmes sexuels concernant son beau-fils. Robert Stoller résume bien le rapport entre fantasme et secret : « Nous savons que les fantasmes — conscients ou inconscients — fonctionnent d’autant mieux qu’ils sont protégés par le secret, la dissimulation et le refoulement, étant mus davantage par la culpabilité, la honte et la haine que par une joyeuse lascivité » (161).
(…) Pour infuser une coloration morale et pour insister sur les aspects géographiques aux dimensions mythiques et cosmiques, dans cette pièce consacrée aux sentiments les plus intimes et parfois les plus contradictoires, Racine a fait céder « secret » aux variations de « cacher ». Partagées principalement entre Phèdre et Hippolyte [38][38]Par contre, Phèdre n’emploie le mot « secret » que deux fois…, on trouve des allusions à des personnages, des nouvelles, des déplacements et des motivations qui expriment un profond besoin de se couvrir ou de s’enfuir. Pour n’en citer que quatre exemples tirés des quatorze occurrences du terme « cacher » :
J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher (Hipp. 7)
Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher ? (Phèdre 1236)
Où me cacher ? Fuyons dans la Nuit infernale. (Phèdre 1277)
Tout ce que je voulais me cacher à moi-même. (Hipp. 1346)
74Le secret de Phèdre l’incite à se cacher, à se plonger dans le labyrinthe du texte racinien pour chercher un espace convenable, car, « triste rebut de la nature entière » (1241), elle est définitivement « mise à part » et « écartée ». Le paradoxe du secret de Phèdre est celui de la nature même du secret : il ne se constitue que lorsqu’il n’est plus. En avouant ce qu’elle avait réprimé, Phèdre permet au secret de quitter une fois pour toutes les ténèbres intérieures — sa demeure originelle — et de trouver le jour, ce jour auquel, par sa mort, la reine rend toute sa pureté.
75Dans la pièce où le secret est mortel, la pratique de Phèdre n’est-elle pas aussi celle de Racine : on tient à « cacher » le « secret », le mot et la chose ? On peut se demander si, à cette conjoncture de sa vie, Racine ne luttait pas lui-même avec le secret — de son changement de carrière imminent, de son refus du compromis moral impliqué dans le genre tragique en France [39][39]Voir l’article magistral de Marc Fumaroli, « Melpomène au…, et des difficultés d’observer les règles de l’art classique dans un monde au seuil de la modernité [40][40]Voir mon étude « “Triste objet” : le sparagmos d’Hippolyte et…. Le secret de Racine, c’est Phèdre.
76Racine inaugure sa tragédie profane par une représentation des malaises du secret « originel » : l’inceste. Il la termine sur la mise en scène d’une secrète velléité incestueuse. Et dans les deux cas, le lexique du secret fait l’objet d’une discrétion linguistique : la litote, on le sait, est chère au poète.
Questions :
Quels sont les effets physiques du secret ?
Pourquoi les personnages passent à l’acte ?
Quels secrets, selon l’auteur, Racine gardait-il ?
En quoi l’aveu se tient t il entre deux secrets ?
Barthes. Sur Racine, citations en vue d’une dissertation
Le père
« Lorsque le père manque (provisoirement) , tout se défait ; lorsqu’il revient, tout s’aliène : l’absence du père constitue tout le désordre ; le retour du pèreinstituela faute.
Onretrouveici l’impasse constitutive de la relation autoritaire, l’alternative catastrophique du théâtre racinien : ou le fils tue le père, ou le père détruit le fils : dans Racine, les infanticides sont aussi nombreux que les parricides »
Innocence et culpabilité
« La lutte inexpiable du père et du fils est celle de Dieu et de la créature »
« Le dieu racinien existe à proportion de sa malignité ; mangeur d’hommes, comme laplus archaïque des divinités, sesattributs habituels sont l’injustice, la frustration, la contradiction. Mais son être est la méchanceté.
Dieu s’appelle le destin. Le destin racinien n’estpas tout à fait un dieu, c’est un en-deçà de Dieu, une façonde ne pas nommer sa méchanceté. »
« Tout héros tragique naît innocent, il se fait coupablepour sauver Dieu. La théologie racinienne est une rédemption inversée : c’est l’homme qui rachète Dieu. On voit maintenant quelle est la fonction du sang( ou du Destin) : i donne à l’homme le droit d’être coupable. La culpabilité du héro sets une nécessité fonctionnelle : si l’homme est pur, c’est Dieu qui est impur, et le monde se défait. Il est donc nécessaire que l’homme tienne sa faute, comme son bien le plus précieux : et quel moyen plus sûr d’être coupable que de se faire responsable de ce qui est hors de soi, avant soi ? Dieu, le Sang, le Père, la Loi, bref l’Antériorité devient par essence accusatrice. »
La parole
I, 3 : « C’est au moment où Phèdre se tait le plus que, par un geste compensatoire, elle rejette les vêtements qui l’enferment et veut montrer sa nudité. On comprend qu’alors Phèdre soit une tragédie de l’accouchement. Oenone est vraiment la nourrice, l’accoucheuse, celle qui veut libérer Phèdre de sa parole à n’importe quel prix, celle qui extrait le langage de la cavité profonde où il est resserré. »
De même.. « si Aricie s’intéresseà Hippolyte, c’est expressément pour le percer, faire couler son langage :
Mais de faire fléchir un courage inflexible
De porter la douleur dans une âme insensible
C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
« Bien plus encore : rêveusement, c’est ce rôle d’accoucheuse que Phèdre entend jouer auprès d’Hippolyte ; comme sa sœur Ariane, dénoueuse du Labyrinthe, elle veut débrouiller l’écheveau, dévider le fil, conduire Hippolyte de la caverne au jour. » II, 5
La parole comme acte irréversible
« Qu’est-ce donc qui fait la parole si terrible ? c’est d’abord qu’elle est un acte, le mot est puissant. Mais surtout c’est qu’elle est irréversible :nulle parole ne peut se reprendre : livré au logos, le temps ne peut se remonter, sa création est définitive. Ainsi, en éludant la parole, on élude l’acte, en la passant à autrui, comme au jeu du furet, on lui en laisse la responsabilité ; et si l’on a commencé à parler par un « égarement involontaire », il ne sert à rien de se reprendre, il faut aller jusqu’au bout : »
Ah cruel tu m’as trop entendue II, 5
Thésée est aussi la victime de cette parole : « lui qui pourtant a su revenir de la mort, il ne peut cependant défaire le langage : les dieux lui renvoient le mot sorti, sous forme de dragon qui le dévore en son fils. »
La monstruosité
« le monstrueux menace tous les personnages ; ils sont tous monstres les uns pour les autres, et tous aussi chasseurs de monstres :
Phèdre à H : II, 5 :
« délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite »
Aricie à Thésée à propos de Phèdre :
« …vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains.
Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un.. »
Caché / révélé
Phèdre dispose d’une thématique très ample du caché. L’image centrale en est la Terre. (…) Thésér est une héros proprement chtonien, familier des enfers, dont le palais royal reproduit la concavité étouffante
« il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes » III, 3
Héros labyrinthique, il est celui qui a su triompher de la caverne, passe plusieurs fois de l’ombre à la lumière, connaître l’inconnaissable et pourtant revenir ; et le lieu naturel d’Hippolyte, c’est la forêt ombreuse, où il nourrit sa propre stérilité. En face de ce bloc tellurique, Phèdre est déchirée : par son père Minos, elle participe à l’ordre de l’enfoui, de la caverne profonde ; par sa mère Pasiphaé, elle descend du Soleil ; son principe est une mobilité inquiète être ces deux termes ; sans cesse, elle renferme son secret, retourne à al caverne intérieure, mais sans cesse aussi, une force la pousse à en sortir, à s’exposer, à rejoindre le soleil ; et sans cesse elle atteste l’ambiguïté de sa nature : elle craint al lumière et l’appelle ;
« vous haïssez le jour que vous veniez chercher »
elle a soif du jour et elle le souille ; en un mot son principe est le paradoxe d’une lumière noire, c’est-à-dire d’une contradiction d’essence
« je voulais en mourant…
Dérober une flamme si noire »