Corpus 1. La postérité poétique

 

Texte 1 : Horace : les Odes III, 30

Texte 2 : Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

Texte 3 : Texte 3 : Baudelaire, les fleurs du mal. XXXIX - Je te donne ces vers...

Texte 4 : Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal « Le guignon »

 

Question :

Quels sont les procédés par lesquels ces auteurs expriment leur conscience d’accéder à la postérité ?

 

Texte 1 : Horace : les Odes III, 30

 

J’achève un monument plus durable que bronze,

Plus haut que pyramides et que tombeaux royaux ;

Ni les dents de la pluie ni le fol Aquilon

Ne le sauraient détruire, ni la fuite du temps

 

Et la procession des années innombrables.

La mort ne m’engloutira pas ; à Libitine

Echappant largement, sans cesse grandissant

D’une gloire neuve, aussi longtemps qu’au Capitole

 

Montera le Pontife escorté des Vestales,

On dira, dans les lieux où gronde l’Aufidus,

Et où régna jadis sur des peuples agrestes

Daunus, mal pourvu d’eau, que j’ai, parti de rien,

 

Annexé le premier le chant éolien

Aux cadences italiennes. Revêts-toi, Melpomène,

D’une juste fierté, et viens de ton plein gré

Du delphique laurier ceindre ma chevelure.

 

Texte 2 : Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

 

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

 

Texte 3 : Baudelaire, les fleurs du mal. XXXIX - Je te donne ces vers...


Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;

Etre maudit à qui, de l'abîme profond
Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !
- O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

Foules d'un pied léger et d'un regard serein
Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain !

    Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal

 

Texte 4 : Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal « Le guignon »

 

Pour soulever un poids si lourd,

Sisyphe, il faudrait ton courage ! 

Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage,

L'Art est long et le Temps est court.

 

Loin des sépultures célèbres,

Vers un cimetière isolé,

Mon coeur, comme un tambour voilé,

Va battant des marches funèbres.

 

- Maint joyau dort enseveli

Dans les ténèbres et l'oubli,

Bien loin des pioches et des sondes ;

 

Mainte fleur épanche à regret

Son parfum doux comme un secret

Dans les solitudes profondes.

 

 

 

 

 

 

 

 

• TRADITION

Au moment de clore son Recueil, le poète, rempli d’une légitime fierté, s’apprête à recevoir la consécration d’Apollon. Rajeunissement d’un lieu commun.

• OBJECTION

Pourquoi le poète défie-t-il dans la durée les tombeaux royaux ? Pourquoi invoque-t-il, entre toutes les Muses, celle de la tragédie ?

• PROPOSITION

En liaison avec l’ode I, 1, à laquelle l’unissent sa position, sa fonction programmatique et son mètre, cette pièce proclame le triomphe du Poète sur le Prince qui le persécute.

• JUSTIFICATION

En prédisant au v. 2 que sa poésie dépassera en taille les pyramides, le poète apparemment n’offense personne, sauf que les odes II, 15 (v. 1-2) et II, 18 (v. 17 suiv.) nous avaient signifié que les grands constructeurs funèbres de l’Egypte avaient trouvé des émules à Rome, en la personne notamment de ces mégalomanes nommés Auguste et Agrippa.

D’autre part, est-ce le légendaire Daunus, ou est-ce Horace lui-même, qui est « parti de rien » (v. 12) ? En laissant indécise l’attribution syntaxique de l’expression ex humili potens (même si la traduction peut difficilement conserver l’équivoque), le poète se pose en rival des rois, ce dont Auguste ne saurait prendre ombrage, puisque officiellement il n’y a plus de rois à Rome. Sauf que les Odes n’ont cessé, et cela dès I, 1, d’assimiler le Maître de Rome à un roi. Mais Horace va même pousser l’audace jusqu’à s’emparer du titre officiel sous lequel Auguste aimait à dissimuler ses réels pouvoirs, c’est celui de Princeps (v. 13), immédiatement accompagné d’un verbe (deducere) qui s’employait pour les héros fondateurs et pour les triomphateurs romains.

Outrecuidance ? La requête du poète à la Muse a pu en effet paraître excessivement prétentieuse, au point que certains, en désespoir de cause, ont tenté de l’excuser par l’ironie. Mais l’ironie n’a pas sa place dans cette solennelle cauda, et l’on a beau jeu de faire observer que le juste orgueil qu’il pourrait tirer de son œuvre, l’architecte des Odes l’offre humblement à la Muse : à elle autant qu’à lui tout le mérite (ambiguïté référentielle du mot meritis, 16). La comparaison avec l’ode III, 25 est instructive. Là se déploie l’orgueil sans bornes d’un individu qui se prend pour un dieu et ne confie à personne le soin de le couronner d’un emblème qu’il estime lui revenir de droit : ici, le sujet n’est orgueilleux que pour la Muse, et il attend avec une légitime confiance que celle-ci « veuille bien » (uolens, 16) lui décerner la récompense de ses mérites. Mérites que Melpomène, invoquée aussi en I, 24 et IV, 3, sera apte, mieux qu’aucune de ses sœurs, à apprécier, car n’est-elle pas d’abord la Muse de la Tragédie, et les Odes ne mettent-elles pas en scène la tragédie de Mécène et, à travers lui, de Rome même ?

Ni la pluie, affirme le poète, ni l’Aquilon, ni la suite innombrable des années n’arriveront à détruire son monument. L’idée, certes, est classique, mais dans cette très sensible chambre de résonance que sont les Odes, ni la pluie (imber), ni l’Aquilon, ni le temps (tempora) ne manquent de répondants. Un glissement naturel s’effectue de tempora à Fortuna, de Fortuna à Jupiter, l’Auguste céleste, et de Jupiter à imber ; et rappelons-nous que l’ode I, 3 dénonce la collusion entre l’Aquilon et le Notus, ce vent qui, en I, 28 (v. 21-22), personnifie l’assassin d’un Virgile rendu très présent ici autant par des échos au prélude de la troisième géorgique que par l’étroite relation qu’entretient cette ode avec II, 20. Quant au passage de imber et tempora à Libitine, il reproduit celui de Jupiter à Vénus dans l’ode III, 29, étant donné l’assimilation de la déesse des funérailles à celle des alcôves, qu’Horace n’a pas inventée (cf. III, 28), et qui s’observe notamment dans les trois dernières pièces.

Corpus 2 : Florilège poétique 

 

Comment la prose poétique exprime-t-elle la beauté de la nature? 

 

Texte 1 : Francis Ponge

Le mimosa

Sur fond d'azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d'histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa.
Mais ce n'est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire…
Un caractère d'une naïve gloriole, vite découragé.
Chaque grain n'est aucunement lisse, mais formé de poils soyeux, un astre si l'on veut, étoilé au maximum.
Les feuilles ont l'air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d'elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d'autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il ya quelque chose actuellement vulgaire dans l'idée du mimosa ; c'est une fleur qui vient d'être vulgarisée.
… Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima.

F. Ponge, La Rage de l'expression, 195

 

Texte 2 : Francis Ponge

 

Les Ombelles

 

Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe : c'est plus doux.

Le soleil les attire et le vent les balance. Leur tige est longue et sans raideur. Mais elles tiennent bien en place et sont fidèles à leur talus.

Comme une broderie à la main, l'on ne peut dire que leurs fleurs soient tout à fait blanches, mais elles les portent aussi haut et les étalent aussi largement que le permet la grâce de leur tige.

Il en résulte vers le quinze août, une décoration des bords de routes, sans beaucoup de couleurs, à tout petits motifs, d'une coquetterie discrète et minutieuse, qui se fait remarquer des femmes.

Il en résulte aussi de minuscules chardons, car elles n'oublient aucunement leur devoir. 

 

Texte  3 : Philippe Jaccottet, Cahier de verdure 

 

J'essaie de me rappeler de mon mieux, et d'abord, que c'était le soir, assez tard même, longtemps après le coucher du soleil, à cette heure où la lumière se prolonge au-delà de ce qu'on espérait, avant que l'obscurité ne l'emporte définitivement, ce qui est de toute manière une grâce; parce qu'un délai est accordé, une séparation retardée, un sourd déchirement atténué - comme quand, il y a longtemps de cela, quelqu'un apportait une lampe à votre chevet pour éloigner les fantômes. C'est aussi une heure où cette lumière survivante, son foyer n'étant plus visible, semble émaner de l'intérieur des choses et monter du sol; et, ce soir-là, du chemin de terre que nous suivions ou plutôt du champ de blé déjà haut mais encore de couleur verte, presque métallique, de sorte qu'on pensait un instant à une lame, comme s'il ressemblait à la faux qui allait le trancher.

 

Il se produisait donc une espèce de métamorphose : ce sol qui devenait de la lumière; ce blé qui évoquait l'acier. En même temps, c'était comme si les contraires se rapprochaient, se fondaient, dans ce moment, lui-même, de transition du jour à la nuit où la lune, telle une vestale, allait venir relayer le soleil athlétique. Ainsi nous trouvions-nous reconduits, non pas d'une poigne autoritaire ou par le fouet de la foudre, mais sous une pression presque imperceptible et tendre comme une caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge imaginaire où le plus proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences rassurantes d'une maison ou même, quelquefois, d'un temple, et la vie celles d'une musique

(…)C’est alors, c'est là qu'était apparu, relativement loin, de l'autre côté, à la lisière du champ, parmi d'autres arbres de plus en plus sombres et qui seraient bientôt plus noirs que la nuit abritant leur sommeil de feuilles et d' oiseaux, ce grand cerisier chargé de cerises. Ses fruits étaient comme une longue grappe de rouge, une coulée de rouge, dans du vert sombre; des fruits dans un berceau ou une corbeille de feuilles; du rouge dans du vert, à l'heure du glissement des choses les unes dans les autres, à l'heure d'une lente et silencieuse apparence de métamorphose, à l'heure de l'apparition, presque, d'un autre monde. L'heure où quelque chose semble tourner comme une porte sur ses gonds.

 

Texte 4 : André Suarez, le voyage du Condottiere, « Vers Venise » « Dans la pinède « 

Au bout de la hampe écailleuse et purpurine qu’inonde la clarté du couchant, les pins de Ravenne s’étalent, ces beaux poumons de feuille sur une artère qui jaillit de la terre violette, et qui se courbe en crosse vers l’occident.

Ce n’est point le soleil, ce n’est point l’ombre : comme à travers le vitrail de la solitude, le jour descend à travers le réseau des pins qui se touchent par la cime. Le sol est d’émeraudes et de violettes, velouté d’aiguilles rousses et de profondes mousses. Entre les colonnes de la mystérieuse église règne une lumière sans pareille, plus calme que le matin sur la mer, et plus égale, plus égale que le sourire. Le canal, à perte de vue, reflète les nefs de la forêt, les genévriers, les buissons, une voile. Toute la main des branches, en un duvet d’aiguilles innombrables, s’offre en miroir au firmament. Et quand l’heure du soir s’avance, le ciel est sur le dos de ces mains vertes ; et par dessous, la paume voûtée retient le feu du soleil rouge. 

Et ce n’est pas, non plus, la fureur qui gronde dans la forêt mystique; mais plutôt la respiration lente et profonde de la brise, une haleine légère, pleine de douceur et de caresse, unie, égale et paisible comme la lumière même. Tel est le rythme des pins, la pulsation de leur coeur végétal et de leur plane rêverie, qu’elle laisse couler avec les plus purs rayons du soleil, la plus suave essence du son.

Au dessous de ma tête, les pins résonnent comme le sol des violons, sous un archer qui trémole à l’infini, avec une force contenue et une égalité sans pareille. Dans le lointain, plus graves que violons, ce sont les orgues aériennes de la forêt, le bourdon des basses et des violoncelles. La calme pédale porte toute la mélodie des oiseaux, des couleurs et de l’heure sereine. Et si c’est l’archet du vent sur les cordes des pins, ou le chant de la lumière, je ne le sais pas. 

(...)

 

Suarez  Le voyage du condottiere « Vers Venise », p 166, ed livre de poche

 

Texte 5  Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe : les pommiers en Fleurs

 

 

Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps.