Objet d'étude : Le personnage de roman du XVIIè siècle nos jours

 

Séquence  : La rencontre amoureuse 

 

 

LA - Lecture Analytique = texte que vous présentez à l'oral pendant les dix premières minutes, appelées l'Exposé en répondant à une question posée par l'examinateur, sous forme construite de préférence.

 

TC = Texte complémentaire, qui sert pour la deuxième partie de l'oral, appelée l'Entretien: où vous montrez votre connaissance de l'objet d'étude, des auteurs, des oeuvres, et où vous faites des liens entre les textes.

 

LA : Lecture anaytique (pour l' exposé des 10 premières minutes )

TC : Textes complémentaires : (pour l'entretien, des dix minutes suivantes)

 

LA 1 : Mme de la Fayette, la Princesse de Clèves, rencontre du duc de Nemours et de la princesse de Clèves

LA 2: Stendhal, Le rouge et Le noir, rencontre de Julien Sorel et de Mme de Rênal

LA 3 : Flaubert, l'Education Sentimentale, "Ce fut comme une apparition"

LA 4 : Abbé Prévost, Manon Lescaut, rencontre de Manon et du Chevalier des Grieux

TC1: Tristan et Yseult : Chap IV " le Philtre" , traduction de Béroul : l'amour ne nait-il que du philtre? 

TC2 : Cervantes, Don Quichotte de la Mancha, Sancho panza parle de la vraie Aldonza Lorenzo : l'amour nait de l'imagination

TC3 :  Racine, Phèdre :  le personnage victime de la malédiction des dieux

TC 4 : Aragon, Aurélien, incipit : l'amour nait de l'imagination

TC5:  Monet; la femme à l'ombrelle : l'image de la femme au XIXe siècle. 

 

Problématiques :

 

Comment s'illustre par ce texte l'évolution du personnage de roman au cours des siècles?

Quels sont les procédés remarquables dans chacun des textes dans le traitement des personnages ?

Comment l'évolution de l'histoire d'amour à venir est déjà esquissée dans la scène de première vue ?

Les cause de l'amour entre les personnages sont-elles intérieures ou extérieures à lui? L'amour est-il le résultat d'une perception ou d'une imagination ? Y-a-t-il des causes extérieures à l'amour ? L'amour est-il réciproque ? En quoi ces histoires d'amour sont-elles tragiques ? 

 

 

Activités : 
Question de Corpus sur la fin de l'amour :
Albert Cohen, Belle du Seigneur
Balzac, la duchesse de Langeais
Proust, La prisonnière
= Quelle vision de la relation amoureuse chacune de ces textes propose-t-il ? 
Entrainement au commentaire composé à partir d'un texte de Duras : le bal de l'ambassade ( Le Vice -Consul
Invention sur un des textes : réécriture avec changement de point de vue : Tristan et Yseult, Don Quichotte, La princesse de Clèves. 
Programme de révision sur les techniques d'analyse du roman : ( à partir du Manule Ecume des Lettres) 
La description, p 480
Auteur, narrateur, p 466
Le Point de vue, p 472
La construction du récit, p 474
Le personnage de roman, p 468
Le genres du roman: p 462
Les figures de Style, 542
Exposés sur des histoires d'amour : en connaître deux au choix. 
Dumas, La dame aux Camélias
Goethe, les Affinités Electives
Benjamin Constant, Adolphe
Shakespeare, le Songe d'une nuit d'été ( amour avec et sans philtre) 
Choderlos de Laclos, les Liaisons Dangereuses
Rousseau, la Nouvelle Héloise
Balzac, la Duchesse de Langeais
Stendhal, le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme

 

 

 

 

 

 

http://rene.pommier.free.fr/Princesse02.htm

.......La scène célèbre de la rencontre entre Mme de Clèves et M. de Nemours se situe très peu de temps, quelques semaines tout au plus, après le mariage de celle-ci [1]. Si Mme de Lafayette ne nous a donné aucune indication chronologique qui nous permette de connaître d'une façon précise combien de temps s'est écoulé entre les deux événements, c'est, en effet, moins de deux pages seulement après avoir évoqué en quelques lignes le mariage de M. de Clèves et de Mlle de Chartres [2], qu'elle entreprend de nous raconter comment et dans quelles circonstances Mme de Clèves et M. de Nemours se sont rencontrés. Mme de Lafayette a fait le portrait de M. de Nemours dans les toutes premières pages de son roman [3], et elle nous a appris, un petit peu plus loin [4], que la reine Elisabeth d'Angleterre s'intéressait à lui et que, pressé par le roi, il s'était décidé à tenter sa chance auprès d'elle. Il a donc envoyé en Angleterre, pour sonder les intentions de la reine, son homme de confiance, un jeune gentilhomme du nom de Lignerolles, et lui-même s'est installé à Bruxelles en attendant l'issue de sa mission.

.......Et c'est à ce moment précis de son récit que Mme de Lafayette introduit son héroïne et annonce qu' « il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde [5]», Mlle de Chartres. Ce n'est évidemment pas le hasard, ou plutôt c'est un hasard voulu et soigneusement calculé par la romancière qui éloigne de la cour M. de Nemours au moment même où Mlle de Chartres y arrive. Mme de Lafayette voulait que les deux personnages ne se rencontrent que lorsque Mlle de Chartres serait devenue Mme de Clèves. Elle ne fait donc revenir M. de Nemours que quand la chose est faite. Lignerolles l'ayant informé qu'il avait mené à bien sa mission, M. de Nemours rentre alors à Paris pour achever de préparer son départ pour l'Angleterre [6], en même temps que pour assister au mariage de la seconde fille de Henri II, Claude de France, avec le duc de Lorraine. Par un nouveau hasard toujours voulu par la romancière, il n'arrive à Paris que la veille même des fiançailles, et le soir, de sorte qu'en se rendant le lendemain au bal donné en l'honneur de ces fiançailles, Mme de Clèves ne saura pas qu'elle va y rencontrer M. de Nemours [7].

.......Mais, nous le savons, si Mme de Clèves n'a encore jamais vu M. de Nemours, elle a beaucoup entendu parler de lui, et d'une façon telle qu'autour de son nom, a déjà commencé dans son esprit le travail que Stendhal a si justement appelé « cristallisation » et qui lui fait éprouver cette « impatience » que M. de Clèves se plaignait de ne pas trouver en elle : 'Elle avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour; et surtout Mme la dauphine le lui avait dépeint d'une sorte et lui en avait parlé tant de fois qu'elle lui avait donné de la curiosité et même de l'impatience de le voir ». C'est sur ces lignes, que nous avons déjà citées dans notre précédente étude, que se termine le paragraphe qui précède notre passage. La romancière a donc fort bien su préparer la scène à laquelle elle va nous faire assister : si Mme de Clèves est curieuse et même impatiente de voir M. de Nemours, le lecteur de Mme de Lafayette est curieux et même impatient d'assister à leur rencontre. Si Mme de Clèves ne s'attend pas à rencontrer M. de Nemours, le lecteur lui sait qu'elle va rencontrer, sans qu'elle le sache encore, l'homme que son cœur attend.

 

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.......Ce passage comporte trois grands moments. Le premier, qui est constitué par les deux premiers paragraphes, nous fait assister à la rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours qui, par suite d'un concours de circonstances soigneusement réglé par la romancière (M. de Nemours arrive quand le bal est déjà commencé; le roi ordonne à Mme de Clèves de prendre comme cavalier celui qui vient d'arriver), vont danser ensemble sans avoir été présentés. Cette situation très singulière permet à Mme de Lafayette de nous faire assister ensuite, et ce sera le deuxième moment de ce passage, à la scène de la présentation des deux personnages qui va prendre une forme très particulière, puisqu'ils vont être invités à reconnaître qu'ils n'ont pas besoin qu'on les présente l'un à l'autre. Cette courte scène, où les deux héros du roman, pour ce premier dialogue, ne se parlent que par personnes interposées, constitue évidemment le moment le plus intéressant et le plus important du passage, et cela à cause, principalement, du refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours sans l'avoir jamais vu. Il ne reste plus ensuite à Mme de Lafayette, et c'est le troisième moment du passage, qu'à faire en quelque sorte le bilan de la rencontre, en nous laissant deviner que ses deux héros sont déjà amoureux l'un de l'autre. Elle le suggère d'une manière assez claire pour M. de Nemours, en nous disant qu'il ne voit plus que Mme de Clèves. Elle le suggère d'une manière apparemment plus ambiguê pour Mme de Clèves, en nous faisant part des soupçons d'abord du chevalier de Guise, que semblent confirmer ensuite ceux de Mme de Chartres.

.......La première phrase nous indique très rapidement dans quelles circonstances et dans quel cadre Mme de Clèves va rencontrer M. de Nemours : « Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre ». Ce cadre et ces circonstances sont très différents de ceux dans lesquels M. de Clèves avait rencontré pour la première fois Mlle de Chartres, et, bien sûr, Mme de Lafayette a voulu qu'il en fût ainsi. M. de Clèves avait rencontré Mlle de Chartres par hasard, en dehors de la cour [8], avant qu'elle y fût officiellement présentée, sans qu'il pût deviner qui elle était et sans que personne pût le lui dire [9]. Mme de Clèves et M. de Nemours vont se rencontrer pour la première fois non seulement à la cour, mais encore en plein milieu d'une manifestation particulièrement importante et brillante, et qui rassemble, bien sûr, toute la cour : un grand bal donné pour les fiançailles de la seconde fille du roi. S'ils ne se connaissent pas encore, l'un et l'autre sont parfaitement en état de deviner sans peine qui est l'autre, et, quand ils ne le pourraient pas, toutes les personnes présentes seraient là pour le leur dire.

.......Si Mme de Lafayette a pris soin de nous apprendre que Mme de Clèves avait passé toute la journée à se parer, elle ne prend pas la peine de nous donner la moindre indication précise sur le résultat de tant de préparatifs et nous laisse toute liberté pour imaginer la toilette de son héroïne, à la condition, bien entendu, que nous ne sortions pas du plus parfait bon goût, que nous nous gardions bien d'affubler par la pensée Mme de Clèves d'une défroque impossible ou d'un accoutrement extravagant, et que nous nous abstenions surtout de lui prêter toute tenue qui pût, si peu que ce fût, braver l'honnêteté. Elle nous dit seulement : « Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ». Mme de Lafayette n'est assurément pas Balzac. Les descriptions ne l'intéressent aucunement et elle ne donne quasi jamais d'autres indications que celles qui sont strictement nécessaires pour comprendre ce qui se passe. On le voit bien ici : pas plus qu'elle n'a cherché à décrire la « parure » de Mme de Clèves, Mme de Lafayette ne cherche à décrire l'assistance ni la salle où le bal a lieu. Elle n'a qu'une hâte, c'est que le bal commence, car il ne faut surtout pas que M. de Nemours arrive avant qu'il ait commencé. Et elle est fort inquiète, car elle sait que M. de Nemours est déjà en route et elle ne peut ignorer ce que personne n'ignore, à savoir qu'il a les meilleurs chevaux du royaume, le meilleur carrosse et le meilleur cocher. Toute plaisanterie mise à part, il fallait absolument que M. de Nemours, sans doute retardé par les préparatifs de son voyage en Angleterre, n'arrivât qu'une fois que le bal fût commencé afin qu'il pût danser avec Mme de Clèves sans lui avoir été présenté. Car, s'il n'était pas arrivé en retard, les deux personnages auraient nécessairement été présentés l'un à l'autre avant de danser ensemble.

.......Fort heureusement, tout va se passer ainsi que la romancière le souhaitait : « le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place ». On le voit, l'arrivée de M. de Nemours ne passe pas inaperçue (« il se fit un assez grand bruit »). On ne saurait s'en étonner : tout le monde se retourne toujours lorsque M. de Nemours entre dans un lieu [10] et sa réapparition après une longue absence doit provoquer beaucoup de commentaires [11]. Mais, pour qu'ils puissent danser ensemble sans avoir été présentés, il va falloir encore que le roi s'en mêle : « Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait ». Si le roi intervient, ce n'est pas parce qu'il trouve piquant de faire danser ensemble deux personnes qui ne se sont jamais vues [12], mais simplement sans doute parce qu'il juge qu'ils forment un couple particulièrement beau. Toujours est-il, et, comme par hasard, cela ne manque pas de faire l'affaire de la romancière, qu'au lieu de désigner M. de Nemours par son nom, il utilise une périphrase et le désigne comme celui qui vient d'arriver. Mme de Clèves ne saura donc pas avec qui elle danse, ou, du moins, elle ne le saura pas d'une manière officielle, car en fait elle n'en doutera pas : « Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait ». Mme de Clèves n'hésite donc pas un seul instant (« d'abord » a, bien sûr, le sens de « aussitôt »). Elle sait tout de suite que l'homme qu'elle voit ne peut être que M. de Nemours, non seulement parce qu'il ne ressemble à aucun des hommes qu'elle a déjà vus, mais parce qu'il ressemble à ne pas pouvoir s'y tromper à un homme qu'elle n'a jamais vu, mais dont, tout au fond d'elle-même, elle savait à l'avance que, dès qu'elle le verrait, elle saurait qui il est.

.......Et elle savait qu'elle le reconnaîtrait d'abord et surtout à la surprise qu'il lui donnerait, et c'est effectivement le sentiment qu'elle éprouve dès qu'elle l'aperçoit : « Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ». Elle le reconnaît non seulement parce qu'il répond à l'image très séduisante qu'elle s'était faite de lui, mais aussi et plus encore parce que cette image lui semble soudain inadéquate, le duc de Nemours réel lui paraissant encore plus séduisant que celui dont elle avait rêvé. Et cela aussi, elle l'avait rêvé. Elle est d'autant plus surprise que M. de Nemours, qui réapparaît à la cour après une assez longue absence et à l'occasion d'une fête particulièrement brillante, a pris, comme elle l'a fait elle-même, grand soin de se parer, même si, on veut du moins l'espérer, il n'a sans doute pas dû y passer, lui, toute sa journée. Et Mme de Lafayette ne manque pas de souligner l'espèce de complémentarité que crée entre ses deux personnages le fait qu'ils sont l'un et l'autre les deux êtres les plus beaux et les plus fascinants que l'on ait jamais vus à la cour : « mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement [13]».

.......Rien d'étonnant donc si M. de Nemours est aussi frappé par la vue de Mme de Clèves qu'elle-même l'avait été par la sienne : « M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration ». Mme de Clèves a vu M. de Nemours un tout petit peu avant qu'il ne la voie lui-même, puisque, quand elle l'a aperçu, il était occupé à passer par-dessus les sièges, avec cette souveraine élégance que lui seul est capable de mettre dans un geste qui chez tout autre pourrait paraître trivial; et, avec quelque désinvolture étudiée qu'il pût accomplir cette action, il était bien obligé de regarder juste devant lui, s'il voulait éviter de s'aplatir par terre sous les yeux de toute la cour dans un grand bruit de sièges renversés, ce que la romancière ne lui aurait jamais pardonné. Mme de Lafayette a sans doute voulu ainsi donner quelques secondes à son héroïne pour se remettre un peu d'une surprise que, sans en avoir vraiment conscience, elle craint certainement de laisser paraître si peu que ce soit. En revanche, M. de Nemours n'a découvert, lui, Mme de Clèves que lorsqu'il est arrivé devant elle et qu'elle lui a fait la révérence pour l'inviter à danser, et sa surprise n'en a été que plus grande [14]. Mais, à la différence de Mme de Clèves, M. de Nemours ne cherche aucunement à la dissimuler. Mme de Lafayette n'ayant pas cru bon de nous dire de quelle manière il avait su exprimer son admiration, il est difficile de le savoir de façon précise. Tout ce que l'on peut assurer, c'est qu'il l'a fait d'une manière suffisamment expressive, voire quelque peu appuyée (comme le suggère le pluriel « des marques »), sans pour autant abandonner si peu que ce soit les bonnes manières. On peut donc exclure toute manifestation empreinte de vulgarité telle que sifflement, claquement de langues, juron ou commentaire plus ou moins trivial comme « Tudieu ! quel beau tendron ! » ou « Grands dieux ! vit-on jamais dondon plus délectable ! », manifestations qu'au demeurant M. de Nemours savait fort bien que la romancière n'eût jamais tolérées.

.......M. de Nemours n'aurait sans doute pas manqué de se présenter à Mme de Clèves, ou plutôt de demander à quelqu'un autour de lui de bien vouloir le présenter, si, le bal reprenant, et l'on devine qu'une fois de plus tout se déroule exactement comme le souhaitait la romancière, il n'avait dû alors faire danser sa cavalière, sous les regards admirateurs de l'assistance : « Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges ». Mme de Clèves et M de Nemours sont l'un et l'autre les deux êtres les plus beaux de toute la cour, et l'un et l'autre semblent être ce soir-là encore plus brillants, si faire se peut, qu'ils ne l'ont jamais été. Rien d'étonnant, par conséquent, s'ils deviennent le point de mire de tous les regards et l'objet de l'admiration générale. Mais, comme celle de M. de Nemours pour Mme de Clèves, cette admiration va s'exprimer, et le « murmure de louanges » qui s'éleve alors autour d'eux, leur fait connaître que toute la cour considère qu'ils forment un couple exceptionnel. A la suite du roi qui leur a ordonné de danser ensemble, c'est toute la cour qui semble ainsi se plaire à les accoupler.

.......Mais ces deux êtres qui semblent si bien faits l'un pour l'autre, ces deux êtres, que non seulement toute la cour connaît, mais qui en sont l'un et l'autre, pour la beauté, les deux figures les plus en vue, ces deux êtres qui dansent ensemble, ces deux êtres ne se connaissent point. C'est certainement la première fois qu'une telle situation se produit et, bien sûr, la chose ne va pas passer inaperçue : « Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître ». On le voit, le roi et les reines n'ont pas réalisé immédiatement que Mme de Clèves et M. de Nemours ne s'étaient jamais vus (« se souvinrent »). S'ils y avaient pensé tout de suite, les choses se seraient sans doute passées autrement, et le roi, au lieu de dire à Mme de Clèves de danser avec « celui qui arrivait », aurait probablement voulu présenter lui-même M. de Nemours à Mme de Clèves. Mais, dès qu'ils en auront pris conscience, le roi et les reines ne vont pas manquer de deviner que Mme de Clèves et M. de Nemours se sont reconnus, bien qu'ils n'aient pas été présentés l'un à l'autre, et ils vont vouloir s'en assurer : « Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient pas ». Grâce à la curiosité du roi et des reines, les choses vont pouvoir se passer exactement comme le souhaitait la romancière. Il n'aurait servi à rien, en effet, que M. de Nemours n'arrivât qu'alors que le bal était déjà commencé, que le roi donnât à Mme de Clèves l'ordre de danser avec « celui qui arrivait », si, après avoir fini de danser avec elle, M. de Nemours avait pu se présenter lui-même à Mme de Clèves ou plutôt demander à quelqu'un de bien vouloir le présenter. Heureusement, le roi et les reines qui tiennent à mener à bien leur petite expérience, vont les faire venir sans leur laisser le temps de se parler ou de parler à qui que ce soit, afin de pouvoir vérifier qu'ils se sont bien reconnus alors qu'ils ne s'étaient jamais vus.

.......La petite scène qui va suivre constitue à l'évidence l'élément essentiel, le cœur de tout le passage. Aussi Mme de Lafayette qui a utilisé jusque-là le style indirect pour les propos du roi et des reines, va maintenant utiliser le style direct pour nous faire entendre les propos de M. de Nemours, de la reine dauphine et de Mme de Clèves [15]. Invité à reconnaître qu'il a bien su deviner que sa cavalière était Mme de Clèves, M. de Nemours va le faire bien volontiers : « Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas d'incertitude; mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom ». C'est à la reine dauphine que s'adresse M. de Nemours. Certes, puisqu'il se trouve devant « les reines », ce pourrait être aussi à Catherine de Médicis, ou peut-être à la reine de Navarre. Mais c'est la reine dauphine qui va lui répondre, et c'est sans doute elle, par conséquent, qui a demandé aux deux danseurs s'ils n'avaient pas deviné qui ils étaient. C'est sans doute elle, d'ailleurs, qui a eu l'idée d'organiser ce petit test, et l'intérêt qu'elle porte à M. de Nemours n'est probablement pas étranger à cette idée.

.......Quoi qu'il en soit, M. de Nemours répond en parfait homme du monde. Il prouve qu'il a bien reconnu Mme de Clèves en la nommant, mais il le fait d'une manière élégante et subtile. Il eût été tout à fait rustre de répondre : « Pour sûr je sais qui c'est : c'est Mme de Clèves ». Mais les personnages de La Princesse de Clèves ne sont assurément pas des rustres et M. de Nemours encore moins qu'un autre. Avec tact et discrétion, il va dissocier son cas de celui de Mme de Clèves. Il répond donc que, lui, il a deviné et qu'il est sûr d'avoir deviné juste (« je n'ai pas d'incertitude »), mais, et cela lui permet de glisser son nom, et de prouver ainsi sans avoir l'air d'y toucher ce qu'il vient d'affirmer, il ajoute que Mme de Clèves, elle, n'a sans doute pas deviné qui il était. En parlant des « raisons » qu'il a de reconnaître Mme de Clèves, M. de Nemours fait, bien sûr, allusion à son exceptionnelle beauté à laquelle il rend ainsi hommage. Mais la formule est suffisamment vague pour que Mme de Clèves ne puisse s'en offenser [16], en même temps que la discrétion même du compliment le rend encore plus flatteur : M. de Nemours suggère ainsi que la beauté de Mme de Clèves est si évidente et si reconnue qu'il n'a assurément pas besoin de s'expliquer davantage. Cela lui permet en même temps, avec une modestie peut-être fausse, mais assurément de bon ton, de suggérer que lui-même ne peut prétendre être reconnu aussi facilement, et donc de demander à la reine dauphine de bien vouloir le présenter à celle qui a été sa cavalière. Peut-être a-t-il déjà remarqué que celle-ci, comme Mme de Lafayette va nous l'apprendre deux lignes plus loin, « paraissait un peu embarrassée », et veut-il ainsi lui éviter d'avoir à répondre à la reine dauphine.

.......Peut-être la reine dauphine l'a-t-elle remarqué, elle aussi, mais sa réponse montre qu'elle ne songe guère à la ménager : « Je crois, dit Mme la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous ». La reine dauphine dit « je crois », mais on devine qu'il s'agit d'une litote. N'en doutons pas, elle en est tout à fait sûre, et d'ailleurs on en aura la preuve avec sa prochaine réplique. L'intérêt qu'elle porte à M. de Nemours la rend sans doute particulièrement lucide, sans compter qu'elle est mieux placée que personne pour savoir que Mme de Clèves a beaucoup entendu parler de M. de Nemours et qu'elle en a entendu parler d'une façon bien propre à susciter sa curiosité, puisque, nous le savons, c'est elle surtout qui lui en a parlé. Et peut-être a-t-elle eu, de plus, l'occasion de remarquer, en lui parlant de M. de Nemours, que ce sujet ne semblait pas laisser Mme de Clèves totalement indifférente. En disant à M. de Nemours que Mme de Clèves sait aussi bien son nom que lui sait le sien, la reine dauphine souligne ainsi l'espèce de complicité que le hasard semble avoir voulu créer entre ces deux êtres. Après le roi qui les a tout de suite invités à danser ensemble, après l'assistance qui a salué par « un murmure de louanges » le couple qu'ils formaient, la reine dauphine, sans le vouloir sans doute, donne elle aussi l'impression de penser que Mme de Clèves et M. de Nemours semblent faits l'un pour l'autre.

.......« Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez ». M. de Clèves, nous l'avons vu, se désolait parce que sa présence ne donnait à sa future femme « ni de plaisir ni de trouble ». Mme de Clèves ne connaît M. de Nemours que depuis quelques minutes, et Mme de Lafayette ne nous dit pas, mais on peut aisément deviner que c'est bien le cas, si la présence de M. de Nemours a déjà donné à Mme de Clèves un peu de ce plaisir que ne lui a jamais donné celle de M. de Clèves. Elle nous apprend, en revanche, en notant ce léger embarras que Mme de Clèves ne peut s'empêcher de laisser paraître, que M. de Nemours lui donne déjà un peu de ce trouble que sa présence ne cessera de lui donner par la suite, et de plus en plus. L'embarras que semble faire naître ou augmenter la réplique de la dauphine, et qui pourrait n'être interprété que comme une simple marque de réserve ou de timidité, est le signe extérieur de quelque chose de plus profond. La réponse de Mme de Clèves constitue évidemment un mensonge puisqu'elle a reconnu immédiatement et sans la moindre hésitation M. de Nemours, et c'est le premier mensonge caractérisé de Mme de Cléves [17], mensonge qui sera suivi de beaucoup d'autres. Mais elle se garde bien de dire qu'elle n'a aucune idée de l'identité de celui avec qui elle a dansé, car, outre qu'elle n'aurait aucune chance d'être crue, ce serait quelque peu discourtois.

.......La reine dauphine ne va pas croire Mme de Clèves un seul instant : « Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine ». On le voit, cette fois-ci, car sans doute a-t-elle été quelque peu agacée de voir que Mme de Clèves avait voulu lui en faire accroire, elle n'a plus recours à la litote. Mais elle ne se contente pas de rejeter sans appel la dénégation de Mme de Clèves; elle va aussi la commenter et l'expliquer d'une manière aussi discrète que pénétrante, et qui est sans doute encore plus pénétrante qu'elle ne le pense elle-même : « et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu ». Si le dialogue central est assurément, comme le note M. Jean Rousset, « le point fort de la scène [18]», cette réflexion de la reine dauphine, réflexion qui lui permet, en passant et comme sans y toucher, de faire ce que M. de Nemours lui avait demandé de faire, c'est-à-dire le nommer à Mme de Clèves, en glissant son nom aussi discrètement et aussi habilement que lui-même avait glissé celui de Mme de Clèves, cette réflexion est elle-même le point fort de ce dialogue. Elle a quelque chose de paradoxal, et la reine dauphine souligne elle-même discrètement ce caractère paradoxal en disant que le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle l'a reconnu « a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours ». La reine dauphine a recours à un raccourci d'expression. Elle veut dire que non seulement le refus de Mme de Clèves n'a rien de désobligeant pour M. de Nemours, mais qu'il a même quelque chose d'obligeant. A première vue, en effet, le refus de Mme de Clèves pourrait plutôt être considéré comme quelque peu désobligeant. Ce qui aurait été vraiment obligeant, semble-t-il, c'est, au contraire, de répondre à sa politesse et de reconnaître sans difficulté qu'elle avait deviné qui il était, comme lui-même avait reconnu qu'il avait deviné qui elle était.

.......Si la reine dauphine dit que le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle l'a reconnu a quelque chose d'obligeant pour lui, c'est parce qu'elle devine que la vue de M. de Nemours a fait une certaine impression sur Mme de Clèves et que c'est pour cette raison qu'elle n'a pas voulu avouer qu'elle l'avait reconnu. Car, en soi, le fait que Mme de Clèves ait reconnu M. de Nemours bien qu'elle ne l'eût jamais vu, n'a rien que de très normal et de très naturel. Elle connaît maintenant tous les hommes de la cour sauf M. de Nemours. Quoi d'étonnant donc que, devant un homme qu'elle n'a encore jamais vu et dont l'apparence correspond aux descriptions qu'on lui a faites de M. de Nemours, elle se dise qu'il doit s'agir de lui ? Il n'y aurait donc rien de compromettant pour elle à avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours. Mais, si Mme de Clèves ne veut pas, n'ose pas l'avouer, c'est que cette reconnaissance n'a pas été une simple et froide déduction logique; c'est qu'elle n'a pas reconnu M. de Nemours seulement avec son intelligence, mais aussi avec son cœur.

.......Nul doute que la remarque de la reine dauphine n'augmente encore l'embarras de Mme de Clèves, même si, bien moins encore que la reine dauphine ne le fait elle-même, elle ne peut en apprécier l'exacte portée. Et, si peut-être l'auteur de cette remarque, la reine dauphine l'aura vite oubliée, il y a tout lieu de penser que Mme de Clèves, elle, ne l'oubliera pas. Cette remarque va rester dans son esprit, et, en même temps que, d'une manière très lente et très progressive, la passion que, dès le premier regard, lui a inspirée M. de Nemours, va remonter des zones obscures aux zones claires de la conscience, Mme de Clèves va peu à peu pouvoir mieux mesurer la profonde justesse de la remarque de la reine dauphine. Et c'est seulement le jour où elle prendra clairement et complètement conscience de la passion qu'elle nourrit pour M. de Nemours, qu'elle comprendra que cette remarque allait encore plus loin que ne le pensait celle qui l'avait faite. Mais, si cette remarque ne prendra vraiment tout son sens, pour Mme de Clèves, que le jour où elle aura vraiment compris qu'elle aime M. de Nemours, elle n'en aura pas moins, en même temps, joué un rôle dans le lent travail qui l'aura amenée à le comprendre. Ainsi, par cette remarque, la reine dauphine aura sans le savoir déposé dans l'esprit de Mme de Clèves un premier germe, un premier ferment, et il jouera un rôle, si faible qu'il puisse être, dans le long processus de maturation qui aboutira à la prise de conscience de sa passion.

.......Inconsciemment, car elle-même ne connaît pas encore le sentiment naissant qu'elle cherche déjà à cacher, Mme de Clèves a eu peur de se trahir en avouant qu'elle avait reconnu M. de Nemours. Mais c'est précisément en refusant de l'avouer qu'elle se trahit, même si, pour l'instant, ni elle-même, ni M. de Nemours, ni même la reine dauphine qui se montre ici la plus perspicace, ne peuvent encore s'en rendre compte. Plus tard, nous le verrons, lorsque Mme de Clèves se sera rendu compte qu'il lui est impossible de vaincre sa passion, elle prendra la ferme résolution de n'en donner, du moins, aucune marque. Mais le lecteur saura tout de suite qu'elle ne pourra pas la tenir. Il n'aura pas oublié, en effet, qu'elle en a déjà laissé échapper de nombreux signes, même si souvent personne ne les a vus, et cela dès les tout premiers instants, en refusant d'avouer qu'elle avait reconnu M. de Nemours.

.......Ce n'est pas un hasard si la première marque que Mme de Clèves donne de son amour pour M. de Nemours est un refus. Ce refus sera suivi de beaucoup d'autres jusqu'au refus final par lequel Mme de Clèves mettra un terme à ses relations avec M. de Nemours, lorsqu'elle lui annoncera qu'elle a résolu de ne pas l'épouser. A quelques rares exceptions près [19], les signes de sa passion que Mme de Clèves laissera voir à M. de Nemours, seront tous des signes négatifs. Si Mme de Clèves ne peut s'empêcher de lui laisser voir sa passion, c'est presque toujours parce qu'elle ne peut s'empêcher de lui laisser voir qu'elle a peur de la lui laisser voir. Ici, sans doute, il est encore beaucoup trop tôt pour que M. de Nemours, au demeurant trop impressionné par la beauté de Mme de Clèves qu'il découvre pour la première fois, puisse s'interroger déjà (mais cela ne saurait tarder) sur l'impression qu'il a pu lui faire lui-même. Mais il est probable que, plus tard, lorsqu'il aura acquis la certitude d'être aimé de Mme de Clèves et qu'il se rappellera qu'elle avait nié l'avoir reconnu, il comprendra qu'elle lui avait ainsi, sans le savoir elle-même, donné la première preuve de son amour.

.......Sans que ni elle-même ni M. de Nemours ne puissent pour l'instant le comprendre, ce premier refus est donc la première de ces « rigueurs » qu'elle ne cessera de témoigner à M. de Nemours, et que M. de Clèves lui reprochera, lorsqu'il comprendra que ces « rigueurs », parce qu'elles trahissent son amour en trahissant sa peur de le trahir, deviennent autant de « faveurs » que, sans qu'elle le veuille, elle accorde à M. de Nemours [20]. Mais, tout en les lui reprochant, M. de Clèves ne pourra s'empêcher de rendre hommage à la vertu de sa femme. Si une telle situation a pu s'instaurer, c'est, en effet, parce que sa femme n'est pas une femme comme les autres, et que sa réaction instinctive, au lieu de s'abandonner à ses sentiments, est de tout faire pour les réprimer, ou, à tout le moins, pour les dissimuler. Le refus d'avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours est la première manifestation d'une attitude qui ne se démentira jamais. A la place de Mme de Clèves, une autre femme, au lieu de refuser d'avouer qu'elle avait reconnu M. de Nemours, aurait été trop heureuse, non seulement de lui rendre sa politesse et de lui retourner son compliment, mais encore de s'interroger devant lui sur les raisons qui avaient pu pousser le destin à les faire se rencontrer d'une manière si singulière et leur donner l'occasion de se reconnaître immédiatement alors qu'ils ne s'étaient jamais vus. Pour pasticher ce que dira M. de Clèves, lorsqu'il aura réussi à savoir, en tendant un piège à sa femme, que c'était bien de M. de Nemours qu'il avait lieu d'être jaloux [21], c'est par son refus d'avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours que Mme de Clèves nous apprend ce qu'une autre femme nous aurait appris par l'empressement qu'elle aurait mis à l'avouer.

.......Si sa remarque va sans doute beaucoup plus loin qu'elle-même ne le pense, la reine dauphine, redisons-le, n'en a pas moins fait preuve d'une indéniable perspicacité, et c'est, bien sûr, l'intérêt qu'elle porte elle-même à M. de Nemours qui explique en grande partie cette perspicacité. On sera donc un peu surpris de constater dans les pages suivantes que cette perspicacité n'aura pour ainsi dire pas de suite [22] et que la reine dauphine ne devinera jamais la passion de Mme de Clèves, alors pourtant qu'elles sont fort intimes. A chaque fois que Mme de Clèves ne pourra pas s'empêcher de laisser échapper des signes de sa passion en présence de la reine dauphine, le hasard fera que celle-ci regardera ailleurs ou, pensant à autre chose, n'y fera pas attention [23]. Et, derrière ce hasard, une fois de plus, il y a, bien sûr, la romancière. Ici elle avait besoin que la reine dauphine se montrât perspicace pour nous faire deviner grâce à elle ce qui se passe dans l'âme de son héroïne et que celle-ci ignore. Mais, en même temps, elle tient à ce que personne, à l'exception de M. de Nemours lui-même et du chevalier de Guise qui gardera le secret, ne puisse deviner la passion de Mme de Clèves.

.......Si Mme de Lafayette s'est servie de la reine dauphine pour jeter un rapide coup de projecteur dans l'âme de Mme de Clèves, elle a estimé qu'elle en avait assez fait pour cette première rencontre entre ses deux héros et qu'il lui fallait faire cesser l'embarras dans lequel elle venait de mettre son héroïne. Elle intervient pour lui éviter de ne savoir trop quoi répondre à la reine dauphine et d'abord de ne pas savoir s'il faut ou non lui répondre [24], et met fin à la conversation, en faisant appel à la reine pour faire reprendre le bal, lequel se révèle décidément particulièrement propre à servir les desseins de la romancière : « La reine les interrompit pour faire continuer le bal ». Le bal va donc reprendre, mais on sent que, pour la romancière, ce bal, qui n'avait d'autre raison d'être que de permettre à Mme de Clèves et à M. de Nemours de se rencontrer dans les conditions qu'elle souhaitait, est déjà fini. Il ne lui reste plus qu'à conclure la scène, c'est-à-dire, comme c'est presque toujours le cas, à faire le point sur les sentiments de ses personnages, ici Mme de Clèves et M. de Nemours.

.......Elle va commencer par M. de Nemours parce que son cas est plus simple : « M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât en Flandre; mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves ». Mme de Lafayette ne nous le dit pas directement, mais on devine non seulement que M. de Nemours est déjà amoureux, mais qu'il l'est comme il ne l'a encore jamais été. Car, si ce n'est assurément pas la première fois qu'il s'intéresse à une femme, c'est la première fois, semble-t-il, qu'une femme réussit à lui faire oublier toutes les autres pour ne plus penser qu'à elle [25]. La reine dauphine, dont il admirait jusque-là la beauté, semble ne plus exister à ses yeux, non plus qu'aucune autre des femmes qui sont là. Même si nous ne pourrons vraiment le comprendre que plus tard, cette profonde transformation de M. de Nemours, pour ne pas dire cette métamorphose, dont Mme de Lafayette va nous faire part plus loin [26] et qui va étonner ses amis et tous ceux qui le connaissent, est pour ainsi dire déjà accomplie. Le séducteur quelque peu frivole, l'homme à bonnes fortunes, pour ne pas dire le don juan, qu'a été jusque-là M. de Nemours, ne sont plus. Dès l'instant où il a vu Mme de Clèves, M. de Nemours est devenu l'homme d'une passion aussi profonde qu'exclusive.

.......Les deux paragraphes suivants sont destinés à nous éclairer sur les sentiments de Mme de Clèves. Mais, au lieu de nous éclairer elle-même, comme elle vient de le faire pour M. de Nemours, Mme de Lafayette va le faire d'une manière indirecte, en nous rapportant les impressions convergentes d'abord du chevalier de Guise et ensuite de Mme de Chartres. En ayant recours à cet éclairage indirect, la romancière veut suggérer qu'à la différence de M. de Nemours, Mme de Clèves n'a pas conscience des sentiments qui viennent de s'éveiller en elle. Si M. de Nemours est tout à fait conscient d'avoir été fasciné par la beauté de Mme de Clèves et ne cherche aucunement à se le cacher à lui-même, il en va tout autrement de Mme de Clèves. Mais d'autres peuvent déjà deviner ce qu'elle-même ne devine pas encore. Le premier à le faire va être le chevalier de Guise : « Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses pieds, et ce qui venait de se passer lui avait donné une douleur sensible. Il le prit comme un présage que la fortune destinait M. de Nemours à être amoureux de Mme de Clèves; et soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fît voir au chevalier de Guise au-delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire ».

.......Après avoir évoqué ce que M. de Nemours avait ressenti pendant le reste de la soirée (« de tout le soir »), Mme de Lafayette fait maintenant un petit retour en arrière pour nous ramener au moment où la reine a fait reprendre le bal. Il semble qu'alors que M. de Nemours s'est aussitôt remis à danser, Mme de Clèves, elle, ne l'ait pas fait tout de suite. Sans doute s'est-elle assise, et probablement sur une espèce d'estrade qui borde la piste de danse (puisque le chevalier de Guise se trouve « à ses pieds »). Quoi qu'il en soit, le chevalier de Guise, qui a assisté au petit dialogue qui vient d'avoir lieu entre la reine dauphine, M. de Nemours et Mme de Clèves, a été très attentif à « ce qui venait de se passer ». Il soupçonne tout de suite que M. de Nemours va être amoureux de Mme de Clèves. Il l'aurait sans doute fait, quand bien même les circonstances dans lesquelles M. de Nemours l'a rencontrée, ne lui auraient pas paru suggérer que la fortune le destinait à être amoureux de Mme Clèves. M. de Nemours devenant régulièrement amoureux de toutes les plus belles personnes de la cour, il était, somme toute, tout à fait logique de prévoir qu'il n'allait pas manquer de tomber amoureux de celle que tout le monde s'accordait à reconnaître comme étant la plus belle de toutes [27].

.......Mais, bien sûr, c'est à ce qui se passait dans l'âme de Mme de Clèves que le chevalier de Guise s'est surtout intéressé, et il lui a semblé que M. de Nemours ne l'avait pas laissée indifférente. Là où les autres n'avaient vu qu'un peu d'embarras, le chevalier de Guise a cru voir, lui, un peu de « trouble ». Mme de Lafayette feint de lui laisser la responsabilité de cette conclusion et de ne pas pouvoir la confirmer ou l'infirmer, car le chevalier de Guise est amoureux de Mme de Clèves, et, si la jalousie peut parfois permettre de voir ce que les autres ne voient pas, elle peut aussi faire voir ce qui n'est pas. Mais, qu'elle permette de mieux voir ou qu'elle fasse voir ce qui n'est pas, il est généralement bien difficile à la jalousie de ne pas se laisser voir. Aussi le chevalier de Guise ne va-t-il pas pouvoir s'empêcher de dire à Mme de Clèves qu'il envie la chance qu'a eue M. de Nemours de faire sa connaissance dans des circonstances si singulières. Ce faisant, comme l'a déjà fait le roi en invitant Mme de Clèves à danser avec celui qui arrivait, comme l'a déjà fait l'assistance en saluant par « un murmure de louanges » le couple qui commençait à danser, et plus encore comme l'a déjà fait la reine dauphine par les propos qu'elle a tenus, le chevalier de Guise ne peut s'empêcher aussi d'attirer encore un peu plus l'attention de Mme de Clèves sur le fait que M. de Nemours et elle semblent être vraiment destinés l'un à l'autre.

.......Mais, si Mme de Lafayette a semblé ne pas vouloir prendre à son compte le diagnostic du chevalier de Guise, elle va s'employer aussitôt après à nous convaincre qu'il a bien vu juste, d'abord par ce qu'elle nous dit du comportement de son héroïne, ensuite et surtout, en faisant partager les soupçons du chevalier de Guise à Mme de Chartres, dont le jugement ne peut être, comme celui du chevalier, faussé par la jalousie : « Mme de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua M. de Nemours avec un certain air qui donna à Mme de Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise ». Le comportement de Mme de Clèves ne laisse pas d'être un peu surprenant. Bien qu'il soit tard, au lieu d'aller se coucher tout de suite, elle éprouve le besoin d'aller chez sa mère [28], au risque de la réveiller en plein sommeil, pour lui rendre compte de son bal. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela pouvait attendre le lendemain. Cette impatience ne laisse pas d'être suspecte. De plus, on devine aisément que le compte rendu du bal que Mme de Clèves a fait à sa mère, a consisté essentiellement à parler de sa rencontre avec M. de Nemours et à « louer » celui-ci. Mme de Clèves a l'esprit « rempli de tout ce qui s'était passé au bal », mais tout ce qui s'est passé au bal se réduit pour elle à sa rencontre avec M. de Nemours qui lui a fait oublier tout le reste. Si, « de tout le soir », M. de Nemours « ne put admirer que Mme de Clèves », il est clair que celle-ci, de son côté, n'a pu penser qu'à M. de Nemours.

.......Mais, si le besoin qu'a éprouvé Mme de Clèves de s'épancher auprès de sa mère et de lui faire un chaud éloge de M. de Nemours au beau milieu de la nuit, prouve assurément qu'elle est déjà amoureuse de lui [29], il prouve aussi qu'elle-même en est encore profondément inconsciente. Dans le cas contraire, elle ne serait pas allée parler à sa mère ou, du moins, elle se serait montrée beaucoup plus réservée dans sa façon de faire l'éloge de M. de Nemours. Pour s'en convaincre, il n'est que de comparer son comportement ici avec celui qu'elle aura quelques jours plus tard, quand elle se sera rendu compte que M. de Nemours est amoureux d'elle : « Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle pensait des sentiments de ce prince qu'elle avait eue à lui parler de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point [30]». On voit ici que, si Mme de Clèves n'a toujours pas une véritable conscience des sentiments qu'elle nourrit pour M. de Nemours, elle en a néanmoins une sorte de conscience indirecte, une sorte de préconscience, puisque, sans s'en rendre vraiment compte, elle se tient sur ses gardes, et l'on devine qu'elle ne va pas pouvoir continuer à se cacher encore longtemps à elle-même ce qu'elle cherche déjà à cacher aux autres. Mais, si Mme de Clèves n'était pas encore secrètement sur ses gardes, lorsque, après le bal, elle est allée parler à sa mère, on peut penser pourtant que le récit de sa rencontre avec M. de Nemours n'a pas dû être tout à fait complet. « Sans avoir un dessein formé de [le] lui cacher », pour parler comme Mme de Lafayette, elle s'est très probablement abstenue de dire à sa mère qu'elle avait tout de suite reconnu M. de Nemours, et a certainement omis de lui rapporter le petit dialogue qu'elle avait eu avec la reine dauphine.

.......Quoi qu'il en soit, Mme de Chartres n'en a pas moins deviné, comme le chevalier de Guise, que la vue de M. de Nemours n'avait pas laissé sa fille indifférente. Ne nous étonnons pas de la perspicacité de Mme de Chartres qui, sans parler, bien sûr, de l'intéréssé, sera la seule personne, avec le chevalier de Guise, à s'apercevoir de la passion que nourrit sa fille. Outre que Mme de Chartres connaît sa fille mieux que personne, la grande méfiance que lui inspire la passion, la conviction où elle est que les aventures extraconjugales ne peuvent apporter à une femme que le malheur [31], expliquent qu'elle ait su découvrir une chose qu'elle redoutait plus que tout [32].

 

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.......Cette scène, qui nous fait assister à la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours, est bien évidemment une scène tout à fait capitale. Les deux personnages ne savaient pas qu'ils allaient se rencontrer ce jour-là [33], mais Mme de Lafayette le savait pour eux, et elle a soigneusement préparé l'événement. Elle a voulu qu'à l'opposé de la première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours apparût pleinement comme une rencontre, c'est-à-dire comme la rencontre de deux êtres qui étaient faits pour se rencontrer. La première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de Clèves n'avait pas été une véritable rencontre : les deux personnages s'étaient croisés plutôt qu'ils ne s'étaient rencontrés. Ils ne s'étaient pas parlé et ni l'un ni l'autre n'avait su qui était l'autre. Si M. de Clèves avait tout de suite été fasciné par Mlle de Chartres, celle-ci ne s'était pas intéressée à lui, et ne l'avait pas vraiment vu : elle avait seulement vu qu'il la regardait. Et elle l'avait vu non seulement sans plaisir, mais avec une certaine impatience; aussi était-elle sortie assez vite [34].

.......A l'opposé de la première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, qui fut, somme toute, une rencontre tout à fait banale, Mme de Lafayette a tout fait pour donner à la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours un caractère tout à fait exceptionnel. Ce caractère tient d'abord au cadre et aux circonstances dans lesquels ils se rencontrent : un grand bal donné au Louvre pour les fiançailles d'une princesse royale. Mais il tient surtout à la situation particulièrement insolite dans laquelle se trouvent les deux personnages. Ils sont les seuls à ne pas se connaître dans une assemblée où tout le monde se connaît et où tout le monde les connaît, et dont ils sont l'un et l'autre les deux personnes les plus remarquables par leur beauté qui surpasse celle de tous les autres. Qui plus est, M. de Nemours n'étant arrivé qu'alors que le bal avait déjà commencé et le roi ayant dit à Mme de Clèves de danser avec « celui qui arrivait », ils vont se trouver en train de danser ensemble, sans avoir été présentés l'un à l'autre. Et, bien sûr, un fait si exceptionnel ne saurait passer inaperçu. Le roi et les reines, et sans doute beaucoup d'autres avec eux, ne manquent pas de le remarquer et de deviner qu'ils se sont reconnus sans s'être jamais vus. Ils vont vouloir le vérifier et, pour ce faire, les soumettre à un petit interrogatoire qui a pour premier effet d'attirer leur attention, et celle de l'assistance, sur le caractère si singulier de ce qui leur est arrivé. Et la réflexion que le chevalier de Guise ne va pas pouvoir s'empêcher de faire à Mme de Clèves et à laquelle, n'en doutons pas, celle-ci ne pourra s'empêcher de repenser les jours suivants, contribuera à renforcer encore le sentiment confus qui s'est insinué en elle d'avoir rencontré en M. de Nemours l'homme qui était fait pour elle et pour lequel elle était faite.

.......Mais la situation singulière dans laquelle Mme de Lafayette a placé ses deux personnages, ne sert pas seulement à attirer l'attention de tous, et d'abord la leur, sur le fait qu'ils semblent être faits l'un pour l'autre. Elle va aussi et surtout permettre à la romancière de donner un coup de projecteur rapide mais néanmoins très éclairant sur ce qui se passe dans l'âme de son héroïne. Mme de Lafayette ne cesse de faire avec son héroïne ce que M. de Clèves fera lui-même avec sa femme (aussi bien est-ce certainement la romancière qui lui en a soufflé l'idée) lorsqu'il voudra savoir le nom de l'homme qu'elle aime : elle lui tend des pièges. Elle ne cesse, en effet, de la placer dans des situations à laquelle Mme de Clèves ne s'attendait pas et auxquelles, par conséquent, elle n'était pas préparée. Ce sera le cas lorsque M. de Nemours lui déclarera sa passion après la mort de Mme de Chartes, Mme de Clèves ne s'attendant évidemment pas à ce que M. de Nemours ose lui parler de son amour, fût-ce d'une manière voilée, au cours d'une visite de condoléances. Ce sera, bien sûr, le cas lorsque M. de Nemours dérobera son portrait. Ce sera doublement le cas lors de l'épisode de l'accident de M. Nemours, d'abord au moment de l'accident lui-même, et ensuite lorsque M. de Nemours, qu'on avait cru, et Mme de Clèves plus que quiconque, « considérablement blessé [35]», reparaîtra chez la reine, quelques instants plus tard, « magnifiquement habillé et comme un homme qui ne se sentait pas de l'accident qui lui était arrivé [36]». Ce sera le cas lors de l'épisode de la lettre où Mme de Clèves sera de nouveau placée deux fois devant une situation à laquelle elle ne s'attendait pas, d'abord lorsque M. de Nemours se présentera tôt le matin chez elle [37], et ensuite lorsqu'il lui apprendra que la fameuse lettre, dont elle n'avait jamais pensé qu'elle pouvait être adressée à quelqu'un d'autre, ne s'adressait pas à lui. Ce sera encore le cas lorsque M. de Nemours, pour être sûr de voir Mme de Clèves seul à seule, se présentera chez elle à l'heure où les dernières visiteuses en sortiront, c'est-à-dire à un moment où Mme de Clèves ne s'attendra plus à avoir de nouvelles visites.

.......Rien d'étonnant à cela. Ayant conçu une héroïne qui, bien loin de s'abandonner à ses sentiments, veut les combattre et fait tous ses efforts pour essayer de ne pas les laisser paraître, Mme de Lafayette est obligée, lorsqu'elle veut que Mme de Clèves laisse échapper des signes de sa passion, de la mettre brusquement dans une situation imprévue de façon que, prise de court, elle ne puisse ainsi s'empêcher de laisser paraître ses sentiments, comme lorsqu'elle ne peut s'empêcher de laisser voir son inquiétude quand M. de Nemours a son accident, ou son euphorie soudaine lorsqu'il l'a convaincue que la lettre perdue ne s'adressait pas à lui, ou, plus souvent, indirectement, en laissant paraître la peur qu'elle a de les laisser paraître. Et c'est déjà le cas ici. Bien que les sentiments de Mme de Clèves pour M. de Nemours viennent seulement de naître et qu'elle-même ne les connaisse pas encore, elle a déjà secrètement peur de les laisser paraître. Mais elle n'aurait sans doute pas laissé paraître cette peur, si Mme de Lafayette, comme elle le fera si souvent par la suite, ne l'avait aussitôt placée dans une situation à laquelle elle ne s'attendait pas.

.......Non seulement, en effet, Mme de Clèves ne s'attendait pas à rencontrer M. de Nemours, mais elle ne s'attendait pas non plus et ne pouvait s'y attendre, à le rencontrer dans des circonstances aussi exceptionnelles. Et c'est ce que voulait la romancière. Si Mme de Clèves s'était attendue à rencontrer M. de Nemours, si, surtout, elle avait fait sa connaissance de la même façon qu'elle a fait jusque-là la connaissance de tous les hommes de la cour, si la présentation s'était faite dans les formes normales, elle aurait sans doute ressenti la même émotion secrète en le voyant, mais elle aurait su comment se comporter et elle n'aurait pas éprouvé l'embarras qu'elle a éprouvé en se voyant soudainement en face d'un problème tout à fait imprévu et auquel on ne lui avait pas appris quelle solution il convenait d'apporter : fallait-il ou ne fallait-il pas avouer qu'elle avait reconnu un homme qu'elle n'avait encore jamais vu ? Dans le cas présent, il n'y avait, nous l'avons dit, aucune raison objective pour que Mme de Clèves n'avouât pas qu'elle avait reconnu M. de Nemours, et elle l'aurait sans doute compris, si elle avait eu le loisir d'y réfléchir un instant de sang-froid. Mais c'était précisément ce que Mme de Lafayette ne voulait pas.

.......La romancière est donc pleinement parvenue à ses fins. Elle a su, grâce à l'habile concours de circonstances qu'elle a imaginé, donner à la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours le caractère singulier et romanesque qui convenait à un événement qui change tout le cours du roman ou plutôt qui lui donne sa véritable direction et que tout ce qui précédait ne faisait que préparer, en même temps qu'un caractère secrètement tragique, puisque ces deux êtres, dont tout le monde et le destin lui-même semblent se plaire à souligner qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, se sont rencontrés trop tard [38]. Mais elle a su aussi et surtout donner à son héroïne l'occasion de laisser échapper un premier signe de la passion qui vient de naître en elle, et ce premier signe annonce tout son comportement à venir. Redisons-le, le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours, annonce beaucoup d'autres refus et prépare déjà le refus final.


 

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NOTES : 

[1] Chose à peine croyable, une universitaire, théoriquement spécialiste du XVIIe siècle, Mme Liliane Picciola, ne s'est pas aperçue que Mlle de Chartres était déjà devenue Mme de Clèves : elle croit que le bal donné à l'occasion des fiançailles de Claude de France et du duc de Lorraine est donné pour les fiançailles de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, ce qui l'amène à supposer finement que, si le roi ordonne à l'héroïne du roman de danser avec M. de Nemours, c'est pour essayer d'empêcher son mariage avec M. de Clèves : « Le jour des fiançailles arrive, un bal a lieu à la cour. M. de Nemours s'y trouve. En le voyant si beau, Mlle de Chartres pense qu'il ne peut s'agir que de celui dont elle a tant entendu parler. Elle est surprise, il est surpris. Alors que la rencontre avec M. de Clèves se fait presque dans l'intimité, celle - si attendue grâce à la manière dont Mme de Lafayette présente les événements - de Nemours et de la future Mme de Clèves se fait sous les regards admiratifs de la cour, car la fiancée reçoit du roi l'ordre d'inviter le prétendant d'Elizabeth d'Angleterre à danser (manipulation royale ? Histoire et roman semblent ici se mêler étroitement. Henri II n'approuve sans doute pas le mariage projeté par Clèves… et Nemours a une telle réputation de séducteur) » (Roger Zuber, Liliane Picciola, Denis Lopez, Emmanuel Bury, Littérature française du XVIIe siècle, Collection Premier Cycle, P.U.F., 1992, pp. 188-189). Quand bien même Mme Picciola, ayant entendu parler de La Princesse de Clèves par une copine qui lui aurait dit que le roman ne devenait vraiment intéressant qu'à partir du moment où l'héroïne rencontrait le prince charmant, n'aurait lu que d'un œil très distrait tout le début du roman pour arriver plus vite à la rencontre avec M. de Nemours, comment ne s'est-elle pas aperçue alors que l'héroïne était déjà devenue Mme de Clèves puisqu'elle y est nommément désignée comme telle et cela à six reprises ? Et, si c'est sans doute la plus énorme, il s'en faut bien que ce soit la seule bourde que l'on relève dans son analyse de La Princesse de Clèves  Mais, et le contraire aurait été surprenant, La Princesse de Clèves n'est pas la seule œuvre que Mme Picciola fait bénéficier de son extrême inattention aux textes. Il y en a bien d'autres et notamment, pour n'évoquer que les plus grands chefs-d'œuvre, Phèdre, à propos de laquelle Mme Picciola écrit ceci : « Phèdre, en 'dénonçant' Hippolyte, lui fait courir tous les risques, celui de l'exil, celui de la mort, plutôt que de supporter plus longtemps qu'il soit heureux avec une autre » (p. 129) Mme Picciola a certes raison d'écrire 'dénonçant' entre guillemets, puisque c'est Œnone qui a l'idée de dénoncer Hippolyte et qui se charge de le faire, Phèdre ne faisant, dans un moment de panique, que consentir à la laisser agir. Or c'est à la scène 3 de l'acte III qu'elle y consent; c'est à la scène 1 de l'acte IV qu'Œnone accuse Hippolyte, et c'est seulement à la scène 4 du même acte que Phèdre apprend qu'Hippolyte est amoureux d'Aricie. Jusque-là Phèdre avait toujours été convaincue, comme tout le monde, qu'Hippolyte ne s'intéressait pas aux femmes. La jalousie n'a donc joué aucun rôle dans la 'dénonciation' d'Hippolyte.

[2] « Ce mariage s'acheva, la cérémonie s'en fit au Louvre; et le soir, le roi et les reines vinrent souper chez Mme de Chartres avec toute la cour, où il furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de Guise n'osa se distinguer des autres et ne pas assister à cette cérémonie; mais il y fut si peu maître de sa tristesse qu'il était aisé de la remarquer » (p. 151).

[3] Voir pp.132-133.

[4] Voir pp.135-136.

[5] P. 136.

[6] Il a déjà envoyé « en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paraître en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisait » (p. 152). Il va sans dire, en effet, qu'il ne saurait trouver qu'à Paris les caleçons ensorceleurs et les chaussettes enchanteresses devant lesquels la reine Elisabeth ne saurait manquer de faire des yeux de carpe pâmée.

[7] Voir le début du paragraphe qui précède notre passage : « Il arriva la veille des fiançailles; et, dès le même soir qu'il fut arrivé, il alla rendre compte au roi de l'état de son dessein et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qu'il lui restait à faire. Il alla ensuite chez les reines. Mme de Clèves n'y était pas, de sorte qu'elle ne le vit point et ne sut pas même qu'il fût arrivé ».

[8]  Rappelons dans quelles circonstances M. de Clèves a vu pour la première fois Mlle de Chartres : « Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s'était tellement enrichi dans son trafic que sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva » (p.138). Si Mme de Lafayette a voulu que Mlle de Chartres et M. de Clèves se rencontrent pour la première fois en dehors de la cour, et donc par hasard, en faisant leurs courses, elle a tout de même choisi un cadre qui fût digne d'eux. Non seulement ils ne se rencontrent pas à la halle aux poissons, mais le joaillier chez lequel ils se trouvent, est très probablement le plus grand joaillier de Paris et Mme de Lafayette tient absolument à nous faire savoir que « sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand ». La Princesse de Clèves n'est assurément pas un roman populiste : quand les personnages font leurs courses, c'est seulement pour acheter des pierreries.

[9] Voir p. 138 : « M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu'il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu'elle devait être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c'était une fille, mais, ne lui voyant point de mère, et l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madame, il ne savait que penser ». Après le départ de Mlle de Chartres, M. de Clèves va naturellement s'empresser de demander qui elle est, mais sans succès : « M. de Clèves se consola de la perdre de vue dans l'espérance de savoir qui elle était; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait point ».

[10] Mme de Lafayette nous a dit, lorsqu'elle a fait son portrait dans les premières pages du roman, qu'il y avait « un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait » (p. 132)

[11] La longue absence de M. de Nemours n'a certainement pas manqué de susciter bien des interrogations, car on en ignore la raison. En effet, lorsque le roi l'a invité à tenter sa chance auprès de la reine Elisabeth, M. de Nemours lui a demandé de lui garder le secret (voir p. 136).

[12] Il n'y pensera, nous le verrons, que pendant qu'ils danseront ensemble.

[13] Ce parallélisme apparaissait déjà au début du roman lorsque Mme de Lafayette a présenté ses deux personnages. Rappelons ce qu'elle disait de M. de Nemours : « ce prince était un chef-d'œuvre de la nature; ce qu'il avait de moins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul» (p. 132); et de Mlle de Chartres : « Il parut alors une beauté à la cour qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes […] La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle» (pp. 136-138). Un tout petit peu plus loin, elle va revenir sur ce parallélisme et sur la fascination qu'ils semblent exercer l'un sur l'autre : « se voyant souvent et se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus parfait à la cour, il était difficile qu'ils ne se plussent infiniment » (p. 155).

Mais il me paraît tout à fait abusif de s'appuyer sur ce parallélisme que Mme de Lafayette établit entre ses deux personnages, pour prétendre découvrir dans l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre un caractère narcissique. C'est ce que fait pourtant M. Pierre Malandain : « Le caractère narcissique de la passion même y est en effet inscrit, de manière insistante, par exemple dans l'effet de miroir qui, au moment de leur présentation, prédispose le duc et la princesse à ne contempler bientôt dans l'autre que l'image de sa propre excellence » (Op. cit., p. 102). Si Mme de Lafayette souligne avec insistance le fait que Mme de Clèves et M. de Nemours sont l'un et l'autre d'une exceptionnelle beauté, elle n'a, en revanche, rien fait pour suggérer qu'il y avait entre eux une certaine ressemblance. Si tout le monde semble penser que Mme de Clèves et M. de Nemours formeraient un couple parfait, personne ne dit jamais qu'on croirait voir le frère et la sœur. Mais hélas ! si ridicule qu'il soit, le propos de M. Malandain n'a rien d'étonnant : la vogue de la psychanalyse pousse les jobards à voir du narcissisme partout. Ce dont on pourrait s'étonner, en revanche, c'est que M. Malandain s'arrête à mi-chemin. et ne tire pas lui-même la conclusion logique de son propos : si la passion de M. de Nemours et de Mme de Clèves est vraiment narcissique, ne faut-il pas en conclure qu'ils sont homosexuels ? Mais peut-être M. Malandain a-t-il jugé que la chose allait tellement de soi que ce n'était pas la peine de le dire.

[14] La formule qu'emploie Mme de Lafayette rappelle celle qu'elle avait employée pour M. de Clèves lorsqu'il avait vu pour la première fois Mlle de Chartres : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu'il ne put cacher sa surprise » (p. 138).

[15] C'est un procédé que Mme de Lafayette utilise très souvent pour relater une conversation. Elle commence par rapporter au style indirect les premiers propos, qui sont souvent des banalités, échangés par les personnages, et elle passe au style direct quand ils en viennent aux choses sérieuses. Cela lui permet à la fois de gagner du temps en résumant rapidement, grâce au style indirect, des propos anodins, et de mettre en valeur, par le soudain passage au style direct, le moment où la conversation devient vraiment intéressante. On trouvera un bon exemple de ce procédé avec la visite de condoléances que M. de Nemours fera à Mme de Clèves après la mort de Mme de Chartres. Les propos de circonstances, relatifs à la mort de Mme de Chartres, échangés au début de la scène sont rapportés au style indirect, Mme de Lafayette ne passant au style direct que lorsque M. de Nemours saisit l'occasion que lui a involontairement offerte Mme de Clèves en disant que, « quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression que son humeur en serait changée », pour changer soudain le tour de la conversation et pour commencer à évoquer, de manière indirecte mais transparente, sa passion pour Mme de Clèves : « Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit M. de Nemours font de grands changements dans l'esprit; et, pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre » (p. 192).

[16] On peut ici ne pas être tout à fait d'accord avec M. Jean Rousset lorsqu'il écrit : « en nommant sans hésiter celle qui devrait lui être inconnue, il proclame et reconnaît sa renommée de plus belle femme de la cour, ce qui revient à lui faire sans qu'il y paraisse et sans la compromettre, une déclaration à mots couverts - la première d'une longue série » (Leurs yeux se rencontrèrent, La scène de première vue dans le roman, Corti, Paris, 1984, p.106). M. Rousset, qui parle aussitôt après de l' « audace retorse » de M. de Nemours, et cette expression me paraît tout à fait injuste, force un peu le texte en assimilant les propos de M. de Nemours à une « déclaration », fût-elle « à mots couverts ». Certes, par la suite, M. de Nemours fera effectivement une véritable « déclaration à mots couverts » à Mme de Clèves, lorsqu'il lui fera une visite de condoléances après la mort de Mme de Chartres. Mais ici son comportement est tout à fait normal, et tout autre à sa place aurait sans doute fait le même compliment à Mme de Clèves, sous peine de paraître manquer à la galanterie la plus ordinaire, voire à la simple courtoisie. M. de Nemours connaît tout le monde à la cour; il n'y a que Mme de Clèves qu'il ne connaisse pas et il n'a pas pu ne pas entendre vanter sa beauté. Il est donc tout à fait logique que, se trouvant en face d'une femme très belle et qu'il ne connaît pas, il en déduise qu'elle ne peut être que Mme de Clèves. Il n'y a aucune « audace » à le reconnaître et rien de « retors » dans le comportement de M. de Nemours.

[17] Jusque-là elle avait pu faire preuve à l'occasion d'une certaine mauvaise foi, notamment avant son mariage, lorsqu'elle se réfugiait derrière la bienséance, pour répondre à M. de Clèves qui se plaignait de ne pas trouver chez elle les sentiments qu'il aurait voulu trouver. Mais c'est la première fois qu'elle profère vraiment (« Je vous assure ») une contrevérité manifeste.

[18] Op. cit., P. 106.

[19] Notamment, lorsqu'elle ne peut s'empêcher de lui laisser voir son inquiétude lors de son accident de cheval (voir p. 207), et, bien sûr, mais alors elle ne sait pas qu'il la voit, lorsqu'elle fait des nœuds avec des rubans à la canne de M. Nemours avant de s'abîmer dans la contemplation de son portrait (pp.281-282).

[20] Je fais allusion ici aux reproches que M. de Clèves fera à sa femme pour avoir refusé de recevoir M. de Nemours qui lui rendait visite : « Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des distinctions pour M. de Nemours ? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoi lui faites-vous connaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ? Oseriez-vous refuser de le recevoir si vous ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité ? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour M. de Nemours ? D'une personne comme vous, madame, tout est des faveurs, hors l'indifférence » (p. 275).

[21] Voir p. 249. M. de Clèves qui a été désigné pour accompagner madame Elisabeth en Espagne, fait croire à sa femme, pour voir sa réaction, que M. de Nemours a été désigné aussi pour l'accompagner avec lui. L'expérience se révèle concluante : « Le nom de M. de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage, en présence de son mari, donna un tel trouble à Mme de Clèves qu'elle ne le put cacher; et, voulant y donner d'autres raisons :

- C'est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre.

- Ce n'est pas la gloire, madame, reprit M. de Clèves qui vous fait appréhender que M. de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d'une autre cause. Ce chagrin m'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femme par la joie qu'elle en aurait eue ».

[22] La reine dauphine saura lire de nouveau, quelques jours plus tard, dans l'âme de Mme de Clèves lorsqu'elle devinera qu'elle n'est pas allée au bal du maréchal de Saint-André, parce que M. de Nemours avait dit qu'il ne consentait que sa maîtresse allât à un bal que lorsque c'était lui qui le donnait (voir p. 167). Mais cela ne se renouvellera pas.

[23] Ce sera le cas lorsque, dès le retour à Paris de Mme de Clèves après la mort de Mme de Chartres, la reine dauphine viendra lui faire une visite de condoléances, et, voulant l'informer des dernières nouvelles de la cour, lui parlera surtout de l'étonnante transformation de M. de Nemours, qui serait passionnément amoureux d'une personne inconnue pour laquelle il semble prêt à renoncer à épouser la reine Elisabeth, transformation qui fait le sujet de toutes les conversations Mme de Clèves sera profondément troublée par les paroles de la reine dauphine, mais celle-ci ne va rien remarquer : « Si Mme la dauphine l'eût regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu'elle venait de lui dire ne lui étaient pas indifférentes; mais, comme elle n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion » (p. 190). Il en est de même lorsque la reine dauphine raconte plus tard à Mme de Clèves que la femme qu'aime M. de Nemours, a avoué à son mari la passion qu'elle avait pour lui. Mme de Clèves se trouve à genoux devant le lit de la reine dauphine et « par bonheur pour elle, elle n'avait pas le visage au jour ». Aussi la reine dauphine ne va-t-elle pas remarquer son trouble : « Elle [Mme de Clèves] ne put répondre et demeura la tête penchée sur le lit pendant que la reine continuait de parler, si occupée de ce qu'elle disait qu'elle ne prenait pas garde à cet embarras » (p. 253).

[24] C'est une situation dans laquelle Mme de Clèves retrouvera plus d'une fois par la suite, et notamment lorsque M. de Nemours profitera de la visite de condoléances qu'il lui rendra, après la mort de Mme de Chartres, pour lui faire une déclaraion voilée. Heureusement la romancière, qui écoutait derrière la porte, se hâtera de faire venir M. de Clèves pour tirer son héroïne d'embarras (voir p. 193).

[25] En présentant M. de Nemours au début du roman, Mme de Lafayette nous a dit qu' « il avait plusieurs maîtresses mais [qu'] il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement » (p. 132).

[26] Voir p.162 : « La passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d'abord si violente qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avait aimées et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles; il ne put se donner la patience d'écouter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches. Mme la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments assez passionnés, ne put tenir dans son cœur contre Mme de Clèves ».

[27] C'est pourquoi on peut trouver bien peu vraisemblable que ni la reine dauphine ni personne, à l'exception du chevalier de Guise, ne devine que M. de Nemours est amoureux de Mme de Clèves. C'est là, nous l'avons déjà évoquée dans l'Avant-propos, une des plus grandes invraisemblances du roman, après celle de la présence de M. Nemours au moment de l'aveu. M. de Nemours a la réputation de tomber amoureux de toutes les plus belles femmes de la cour et d'avoir toujours plusieurs aventures en même temps. Lorsqu'il revient à la cour, il y trouve une femme dont la beauté surpasse, de l'avis de tous, celle de toutes les autres. Il laisse aussitôt tomber toutes ses anciennes maîtresses et tout le monde se demande quelle peut bien être la femme mystérieuse qui lui a fait oublier toutes les autres. Comment expliquer que personne ne pense à la première personne à qui tout le monde devrait d'abord penser ?

[28] Ceci pose un petit problème. Cette phrase semble indiquer, en effet, que Mme de Chartres habite maintenant chez sa fille, ou, plus vraisemblablement, que le jeune couple est venu s'installer dans l'hôtel de Mme de Chartres, où, n'en doutons pas, la place ne manque pas ( le soir du mariage de sa fille, elle a reçu à souper le roi et toute la cour « avec une magnificence admirable », p. 151). Quoi qu'il en soit, Mme de Lafayette n'avait pas pris soin de nous avertir de cette cohabitation, ce qu'un romancier réaliste n'aurait évidemment pas manqué de faire. Quant à supposer que, devant aller au bal et rentrer tard, M. et Mme de Clèves ont demandé à Mme de Chartres de venir coucher chez eux pour garder la maison, une telle hypothèse serait assurément tout à fait incongrue. Cette cohabitation sera, d'ailleurs, confirmée plus loin, lorsque Mme de Clèves, ayant pris enfin conscience de ses sentiments pour M. de Nemours décidera d'aller trouver sa mère pour lui parler, non pas semble-t-il (le texte n'est pas clair) de ses sentiments à elle, mais seulement de ceux du duc : « Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elle avait résolu » (p. 169).

Mais, si Mme de Lafayette a oublié de nous avertir que Mme de Chartres et les de C!èves habitaient ensemble, elle semble avoir oublié aussi dans ce passage, et cet oubli est beaucoup plus surprenant, que Mme de Clèves avait un mari. Mme de Clèves a dû venir au bal avec son mari, elle a dû danser avec lui, elle a dû repartir avec lui. Or tout se passe comme s'il n'était pas là. Mais, s'il n'est pas là, il est un peu étrange que Mme de Clèves soit venue au bal, et, de toute façon, Mme de Lafayette aurait dû nous le dire et nous expliquer pourquoi.

[29] L'impérieux besoin qu'éprouve Mme de Clèves de faire l'éloge de M. de Nemours rappelle le besoin semblable qu'éprouvait M. de Clèves après avoir rencontré Mlle de Chartres chez le joaillier : « Il alla le soir chez Madame, sœur du roi », nous dit Mme de Lafayette, et « il était si rempli de l''esprit et de la beauté de Mlle de Chartres qu'il ne pouvait parler d'autre chose. Il conta son aventure et ne pouvait se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue, qu'il ne connaissait point » (p. 139).

[30] P. 163.

[31] Rappelons dans quels principes Mme de Chartres a élevé sa fille : « La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne jamais parler de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée » (p. 137). L'extrême méfiance de Mme de Chartres envers les hommes pourrait s'expliquer par son expérience conjugale, mais la romancière ne nous donne aucune indication sur ce point.

[32] Mme de Chartres n'a pas manqué de s'étonner et de s'inquiéter de ce que, pas plus que le chevalier de Guise, le maréchal de Saint-André, ou les autres hommes de la cour, le prince de Clèves n'avait réussi à se faire aimer de sa fille. Rappelons ce qu'écrit Mme de Lafayette, après avoir évoqué la peine que causait à Mme de Clèves le désespoir du chevalier de Guise, peine qu'elle confiait à sa mère : « Mme de Chartres admirait la sincérité de sa fille […]; mais elle n'admirait pas moins que son cœur ne fût point touché, et d'autant plus qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne l'avait pas touchée, non plus que les autres. Cela fut cause qu'elle prit grand soin de l'attacher à son mari et de lui faire comprendre ce qu'elle devait à l'inclination qu'il avait eue pour elle avant que de la connaître et à la passion qu'il lui avait témoignée en la préférant à tous les autres partis, dans un temps où personne n'osait plus penser à elle » (pp. 150-151).

[33] Si M. de Nemours, il est vrai, ne sait pas, à proprement parler, qu'il va rencontrer Mme de Clèves, il doit pourtant s'y attendre; mais Mme de Clèves, elle, ne s'attend aucunement à rencontrer M. de Nemours.

[34] Rappelons seulement cette phrase : « Il [M. de Clèves] s'aperçut que ses regards l'embarrassaient contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement » (p. 138).

[35] P. 207..

[36] P. 209..

[37] Voir p. 228 : « Mme de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité des tristes pensées qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise lorsqu'on lui dit que M. de Nemours la demandait ».

[38] « Que n'ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d'être engagée ? », dira Mme de Clèves à M. de Nemours, dans le grand entretien au cours duquel elle lui annoncera qu'elle a résolu de ne pas l'épouser (p. 308).

 

Introduction :

Ecrit en 1830, Le Rouge et le Noir raconte l’évolution sociale d’un jeune homme pauvre mais cultivé et ambitieux : Julien Sorel. Ce texte se situe au début du roman alors que Julien se présente au domicile des de Rênal pour une place de précepteur. Il vient de recevoir une gifle de son père au moment où commence le texte. La rencontre, inattendue, donne lieu à une confusion d’identité qui sera à l’origine des sentiments de Madame de Rênal : elle prend d’abord Julien pour une jeune fille tant sa douceur la marque, elle craignait un être brutal et sévère envers ses enfants. 

Nous étudierons ce texte selon trois centres d’intérêt : le jeu des regards, un double portrait et les effets du choc affectif.

Plan détaillé :

  1. Le jeu des regards
  • Les verbes appartenant au champ lexical de la vue 
  • La place des verbes et la variation des sujets

2.Le double portrait

  • Le portrait de Julien 
  • L’image de Mme de Rênal

3.Le choc affectif

  • L’émotion de Julien 
  • L’émotion de Mme de Rênal

1.     Le jeu des regards

L’importance des regards est mise en évidence par l’emploi de verbes qui s’apparentent à l’action de voir ou à celle de regarder. Il y a de plus une alternance entre les deux personnages : Mme de Rênal voit Julien sans être vue, puis est découverte, le regard devient alors réciproque : c’est ainsi que la rencontre devient échange.

  • Les verbes appartenant au champ lexical de la vue
  • On peut en relever 5 occurrences :" aperçut " , " il ne la voyait pas ", " à se regarder ", " Julien n’avait jamais vu ",  " regardait " 

On peut remarquer qu’au sein de ces occurrences il y a variation des temps et des modes. A l’indicatif, le passé simple souligne le caractère soudain de la première vue. Cette soudaineté est accentuée par l’emploi du verbe " apercevoir " .

L’imparfait, par opposition, souligne une action qui dure. Le verbe " regarder "  insiste sur cette idée d’attention, d’observation même presque.

Le plus-que-parfait (" n’avait jamais vu " ) fait allusion par la négation et l’antériorité à l’inexpérience du jeune homme, qui n’a aucune référence féminine.

Enfin le verbe " se regarder "  insiste, par la voix pronominale, sur la réciprocité de l’action et l’échange des regards.

Ce simple jeu sur les temps et les modes permet de faire ressortir l’organisation même de la rencontre.

  • La place des verbes et la variation des sujets

Le premier verbe a pour sujet : Mme de Rênal. C’est donc elle qui, la première, aperçoit " l’autre " de manière inattendue. Le verbe VOIR  a lui pour sujet Julien.

La forme négative (" Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pass’avancer " ) crée une situation dans laquelle Mme de Rênal a tout loisir d’observer le jeune homme sans qu’il le sache.

Après l’échange des premières paroles " Que voulez-vous ici, mon enfant ? " la situation change : ce qui permet à chacun d’entre eux de regarder l’autre.

L’importance du regard est, de plus, confirmée par une précision que donne Stendhal  : ce que Julien perçoit chez son interlocutrice est son " regard ", qui exerce sur lui une véritable fascination.

Ce jeu des regards va déterminer une alternance et permettre à Stendhal une présentation plus rapide et plus précise des deux personnages.

Le premier portrait est celui de Julien vu par Mme de Rênal.

Le deuxième portrait est beaucoup plus rapide et nous donne quelques précisions sur ce que perçoit Julien. Nous étudierons donc maintenant ce double portrait.

 

 2. Le double portrait

Les jeux des regards permettent à Stendhal une présentation des personnages en deux portraits

  • Le portrait de Julien

Le regard de Mme de Rênal capte brusquement (" elle aperçut ) une image qui est aussitôt précisée. L’ensemble des détails constitue un véritable portrait. Celui-ci est fait en plusieurs étapes selon les détails captés :

# le visage " figure "  est complété par une précision concernant l’allure du personnage (" d’un jeune paysan »). Ce groupe nominal est lui-même précisé par 3 caractérisations qui insistent toutes 3 sur sa fragilité. On note deux termes modifiés par des adverbes : " presque encore enfant ", " extrêmement pâle "  et une subordonnée relative (" et qui venait de pleurer ").

Ces trois caractérisations font du jeune homme une attendrissante apparition.

C’est cet aspect vulnérable qui est à l’origine de l’erreur de Mme de rênal : elle prend Julien pour une fille .

On remarque que le texte reprend à plusieurs reprises cette image d’hermaphrodite chez Julien :

  • au moment où Mme de Rênal le découvre 
  • " si blanc, si doux "  
  • au moment où elle l’observe en connaissant son identité 

 

Il y a chez Julien une prédominance du principe féminin, une sensibilité.

 L’image de Mme de Rênal

Elle est perçue lorsque Julien, après avoir répondu à la question, regarde son interlocutrice. Cette image est exprimée sous une forme très élogieuse.

Les adverbes d’intensité : " aussi ", " si ", ont ici une valeur de superlatifs.

Julien retient essentiellement 3 caractéristiques :

  • l’élégance vestimentaire " aussi bien vêtu ": image pour le jeune garçon de la différence de classe sociale 
  • l’éclat du visage " un teint si éblouissant " et la douceur de l’apparence : indications relativement asexuées qui placent l’attrait de Julien pour Mme de Rênal sous le signe du respect et de la surprise : c’est la première fois qu’une femme si belle lui adresse gentiment la parole .

Notons que la précision apportée par l’expression " surtout une femme " souligne avec peut-être une certaine ironie la totale inexpérience de Julien en matière d’élégance et plus généralement envers les femmes. Le Rouge et le Noir est un roman d’apprentissage, dans le domaine sentimental et érotique également..

 

 3- Le choc affectif

Les deux personnages sont étonnés par cette rencontre, émus et métamorphosés mais ni de la même manière ni pour les mêmes raisons.

L’émotion de Julien

Elle se manifeste par des étapes successives, soulignées par des actions, puis par une fascination qui lui fait perdre la mémoire.

- Les actions sont exprimées par des verbes au passé simple (" il tressaillit " " se tourna " et marquent l’absence de préméditation, la surprise totale face à l’émotion.

- La fascination est soulignée par l’emploi d’un participe passé passif qui exprime l’idée d’un choc (" frappé "), choc affectif intense qui va le plonger dans une aphasie temporaire

  • Stendhal note précisément les étapes de cette émotion : tout d’abord, Julien se sent capable d’une certaine hardiesse puisqu’il oublie " une partie de sa timidité ". Ensuite, il constate une perte totale de la mémoire (" il oublia tout ")

Ce choc s’explique chez Julien par un manque total d’expérience dû surtout à son jeune âge mais cette fascination est-elle celle qu’il ressent pour Mme de Rênal ou pour ce qu’elle symbolise ? N’oublions pas que la première chose qui attire Julien c’est sa tenue., il semble donc surtout jouir d’une satisfaction d’amour propre..

  • L’émotion de Mme de Rênal

Mme de Rênal a plusieurs réactions successives, étroitement liées à la question de l’identité de Julien.

Stendhal les analyse avec précision, en narrateur omniscient.

Il fait état d’abord de pitié et de compassion (" Elle eut pitié "). Cette compassion détermine toute une interprétation du comportement de Julien, excusé ainsi a priori pour son comportement maladroit (" et qui évidemment n’osait pas... "

Elle est ensuite remplacée par un violent étonnement, que traduit l’adjectif " interdite " 

On note que cet état est exprimé au passé simple, ce qui en souligne la brutalité. A cet état succède enfin, contre toute attente, une véritable explosion de joie. Celle-ci est exprimée par un ensemble de termes appartenant au registre de l’affectivité heureuse (" rire", " gaîté folle ", " se moquait ", " bonheur " 

Cette dernière réaction s’explique par la juxtaposition presque grotesque de deux images  : celle du précepteur imaginé " prêtre sale et mal vêtu " et celle de Julien, qui en est si éloigné.

Cependant, l’émotion de Mme de Rênal est surtout ici liée à sa propre erreur et à son soulagement de mère. Etrangement peut-être, cette scène de rencontre empreinte d’une grande émotion ne révèle pas de sentiments très précis, l’attirance est évidente mais rien ne laisse vraiment présager de la suite de leur relation.


Conclusion :

Ce nouvel épisode de rencontre amoureuse repose sur un effet de surprise, un quiproquo même puisque Mme de Rênal ne réalise pas tout de suite à qui elle a affaire. L’auteur emploie toute une série de points de vue afin de réaliser un double portrait des protagonistes, double point de vue qui lui permet de donner des renseignements au lecteur à la fois sur celui qui est vu et sur celui qui voit.

Ouverture en comparant avec la rencontre de Mathilde dans la deuxième partie.

Documents complémentaires

TC1

 

Phèdre de Racine; 17e siècle

 

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;

 

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

 

Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;

 

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

 

D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.

 

Par des vœux assidus je crus les détourner :

 

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;

 

De victimes moi-même à toute heure entourée,

 

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :

 

D'un incurable amour remèdes impuissants !

 

En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :

 

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

 

J'adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,

 

Même au pied des autels que je faisais fumer,

 

J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.

 

Je l'évitais partout. O comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

 

TC3:
Aurélien ; Louis Aragon

La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice…l'autre, la vraie… D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée…  Je demeurai longtemps … je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.

Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière les colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un combat sans honneur.

exemples d'analyse des lectures analytiques ( alternative au cours) 

Texte 1

MADAME DE LA FAYETTE : LA PRINCESSE DE CLEVES : LA SCENE DE LA PREMIERE RENCONTRE ENTRE MADAME DE CLEVES ET LE DUC DE NEMOURS (COMMENTAIRE COMPOSE)

Introduction :

« La Princesse de Clèves » est un roman écrit par Madame de La Fayette en 1678. Cette oeuvre, véritable joyau de la littérature française, est considéré comme un « roman moderne » précisément parce qu'il rompt avec les conventions du roman baroque. L'histoire se déroule dans un temps historique (le XVIème siècle) assez proche du temps de l'écriture de l'oeuvre. Après un rapide tableau historique, Mme de La Fayette présente aux lecteurs un large panorama des figures importantes de la cour ainsi que les personnages principaux du roman. Parmi eux, le narrateur distingue le Duc de Nemours, absent de la cour parce qu'occupé à arranger une affaire matrimoniale, qui n'assiste pas à l'apparition éblouissante de Mlle de Chartres à la cour, ni à son mariage rapide avec le Prince de Clèves. Le texte a donc ménagé un certain suspens, en différant la rencontre de ces deux êtres.

La scène étudiée est la scène de première rencontre entre Madame de Clèves et le Duc de Nemours qui a lieu à l'occasion d'un bal donné en l'honneur des fiançailles de Claude de France et du Duc de Lorraine.

On peut donc se demander en quoi cette scène fournit des indices d'un amour impossible entre la Princesse et le Duc.

Notre lecture analysera dans un premier mouvement cette scène de rencontre comme une scène romanesque qui conduit à la naissance de sentiments amoureux deux protagonistes. Dans un second mouvement nous nous attacherons à expliquer cette scène de coup de foudre et enfin, nous montrerons que cette scène de rencontre affiche déjà que la passion naissante entre la Princesse et le Duc est condamnée.

Texte étudié :

« Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec Monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait, et à qui on faisait place. Madame de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le Roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il parut difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement. Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le Roi et les Reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vu, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur laisser le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.

- Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme Madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais que votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
- Je crois, dit Madame La Dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
- Je vous assure, Madame, reprit Madame de Clèves qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
- Vous devinez fort bien, répondit Madame la Dauphine ; et il y a même quelque chose d'obligeant pour Monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez déjà sans l'avoir jamais vu. »

Analyse :

I) La scène de rencontre : une scène romanesque

A. Les conditions de la rencontre

Le cadre dans lequel se rencontrent la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours est un cadre prestigieux puisque cette rencontre se fait au Louvre, à un bal, à l'occasion des fiançailles de la fille d'Henri second. Le lieu a toute son importance d'une part parce qu'il il est un lieu idyllique, propice à la naissance d'une passion et d'autre part, parce que cette référence historique ancre la narration dans une situation réelle et renforce par là l'illusion de la véracité du récit : « Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin  royal qui se faisait au Louvre. » l. 1-2. Nous pouvons remarquer que ce cadre magnifique est posé d'emblée, dès le début de l'extrait ce qui montre son importance pour la scène qui va être racontée.

L'arrivée de Monsieur de Nemours est peu discrète puisqu'elle attire l'attention de tous les convives présents au bal : « il se fit un assez grand bruit vers la porte » l.3, ce qui fait porter le regard de Madame de Clèves vers la porte également. Mais ce qui surprend le plus c'est que Le Duc et la Princesse sont amenés à danser ensemble sur la demande du roi : « le Roi lui cria de prendre celui qui arrivait » l.5.  La rencontre se fait donc par effet de surprise, sans que l'un ou l'autre n'ait entrepris quoi que ce soit. Par ailleurs la narratrice se plaît à ne pas dévoiler leur identité pour ménager un certain suspens : c'est le pronom démonstratif« celui qui » l.5 qui désigne le Duc de Nemours. Le texte, bien que les deux parties devinent qui ils sont, préfère taire leurs noms. En effet, ce n'est qu'à la fin que leur identité est dévoilée et qu'on les présente vraiment : « mais comme Madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis » l.  17-18, « et il ya même quelque chose de désobligeant pour Monsieur de Nemours » l.23- 24.

L'environnement dans lequel les héros se voient pour la première fois est significatif tout d'abord car c'est un lieu propice à éveiller des passions et ensuite car il permet une rencontre par effet de surprise.

En plus de créer un univers favorable aux sentiments, le narrateur peint des portraits de héros qui ne peuvent se laisser indifférent l'un à l'autre, et qui concourent à produire une scène purement romanesque.

B. Les deux héros

Le portrait des deux héros est somme toute assez ressemblant et assez commun. En effet, ils sont tous les deux d'une grande beauté : « l'on admira sa beauté et sa parure » l. 2, « M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté » l. 10 en ce qui concerne la princesse, et « l'air brillant » l. 10.  On notera également les caractérisations hyperboliques de ces êtres d'exception qui soulèvent « un grand étonnement » l.10 et « un murmure de louange » l. 12 chez les convives :

Madame de Clèves
- « l'on admira sa beauté et sa parure » l. 2.
- « mais il était difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un  grand étonnement » l. 9-10.
- « Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté (...) [qu'] il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. » l.10-12.

Monsieur de Nemours
- « Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu » l.7-8.
- « le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne » l. 8-9.

On a l'impression que les deux personnages sont complémentaires. Ce récit met en parallèle deux portraits qui montrent qu'ils sont faits l'un pour l'autre.

Leur rencontre est particulière précisément parce que leur reconnaissance se fait avant leur connaissance : «  Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » l. 5-6, « Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme Madame de Clèves n'a pas le mêmes raisons pour deviner qui je suis » l. 17-18. Le coup de foudre naît de leur reconnaissance mutuelle alors qu'ils ne s'étaient encore jamais vus. Les instances royales-mêmes remarquent cette union hors du commun : « Les Rois et les Reines (...) trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître » l.13-14. D'ailleurs Madame la Dauphine les convoque aussitôt la danse terminée pour leur faire dire qu'ils se sont reconnus sans s'être vus : « Ils les appelèrent (...) et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point » l. 14-16.

Pour cette première rencontre, on l'aura bien compris, les deux protagonistes sont les héros de ce bal. Ils sont magnifiés et toute cette soirée tourne autour d'eux. Les regards sont entièrement portés sur eux et ils retiennent l'attention de tous. Cette rencontre organisée comme un véritable coup de foudre n'est pourtant pas seulement due à eux mais aussi à un autre intervenant qu'est la cour.

C. Le rôle de la cour

Placée sous le signe du destin, la cour favorise cette rencontre. C'est grâce ou à cause de la cour que cette rencontre est devenue inévitable. On notera que leur union se fait très rapidement : la princesse a à peine le temps de finir de danser avec Monsieur de Guise que déjà le Roi lui « cri[e] de prendre celui qui arrivait » l. 5. Cette rencontre fonctionne comme un jeu pour la cour qui se plaît ensuite à suivre leur danse tout en la commentant. Le romanesque se poursuit dans leurs réflexions que soulève cette danse imprévue : « Le Roi et les Reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître » l. 13-14. La singularité est ici signe d'élection. La famille royale poursuit ensuite la mise en scène de leur rencontre à la fin de la danse en décidant de leurs gestes et du dialogue qu'ils vont avoir puisqu'« ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur laisser le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point » l. 14-16.

La cour va également dévoiler les mystères et les identités de chacun tout en perçant l'intimité de chacun des deux protagonistes. La Princesse de Clèves est « un peu embarrassée » l. 21 des questions de Madame la Dauphine qui cherche à la faire avouer qu'elle a reconnu le Duc de Nemours sans l'avoir jamais vu. Cet embarras souligné par le texte montre déjà qu'elle est intéressée par cet homme. Mais la Princesse perçoit le danger et refuse de plier aux questions de la Dauphine car la cour attise les passions mais les condamne en même temps. Mais surtout elle condamne les femmes.

La cour joue donc un rôle décisif dans la rencontre entre les deux protagonistes. Sans elle, leur amour ne serait peut-être pas né.

Tout ce qui entoure la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours participent à la naissance de leur passion réciproque. L'environnement, leur beauté remarquée de tous et l'union entreprise par la famille royale rapprochent inévitablement ce couple qui ne peut que tomber amoureux. Nous allons à présent analyser la manière dont la narratrice construit ce coup de foudre.

II) Un des premiers coups de foudre de la littérature française (le premier étant celui d'Erec et Enide)

A. L'importance des regards

Le regard est prédominant et traverse cet extrait. La répétition du verbe « voir » montre que tout se passe par le regard : « Elle se tourna et vit un homme » l. 6, « Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu » l. 8, « mais il était difficile de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement » l. 9, « Le Roi et les Reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble » l. 13-14, « vous le connaissez déjà sans l'avoir jamais vu » l.21. Le verbe « voir » qui apparaît sept fois crée une sorte d'érotisation du regard pour signifier l'harmonie entre les deux personnages. L'amour naît uniquement de cet échange, échange qui ne passe que par la vue car dans cette scène les deux futurs amants (amants signifie amoureux au XVIIème siècle) ne se parlent à aucun moment. Ce partage réciproque des sentiments s'opère aussi par la phrase qui souvent binaire alterne les impressions de l'un puis les impressions de l'autre au moment du premier regard: «  Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de ne pas être surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu (...) mais il était difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement ». l. 7-10. La narratrice utilise presque les mêmes termes pour qualifier le Duc et la Princesse ce qui montre leur parfaite adéquation, également mimée par le nombre de phrases égales accordées à l'un et à l'autre.

Le rapprochement qui s'opère, l'amour qui naît ne passe que par le regard. Ils ne se parlent à aucun moment même dans le dialogue final, ils ne se disent rien et la communication est réduite un échange d'impressions passant par la vue. C'est ce qui donne un caractère sensuel à cette scène, caractère sensuel que l'on peut aussi percevoir dans le rapprochement des corps.

B. Un rapprochement irrésistible

Bien que le rapprochement des deux êtres ne soit pas de leur fait, leur réunion charnelle dans la danse évoque la sensualité. Il n'y a aucun échange verbal intime. Seuls la danse et les regards les lient. Nous, lecteurs sentons cette vive tension qui anime leurs coeurs. La Princesse et le Duc agissent malgré eux comme s'il était impossible de faire autrement. Le nombre important des tournures négatives marquent leur perte de moyen face à l'autre : « Elle tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » l.6, « Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu » l.7-8, « il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration » l.11. La première tournure qui est une négation restrictive exclut dans la pensée de la Princesse que l'homme qui vient d'arriver au bal soit quelqu'un d'autre que le Duc, comme si elle l'attendait. Cette exclusion marque déjà l'élection du Duc dans son coeur. La seconde tournure négative montre que la Princesse fournit de véritables efforts pour combattre la surprise, l'action inattendue que provoque le Duc sur elle. La troisième tournure  affiche la perte de contrôle de Monsieur de Nemours lorsqu'il voit la Princesse. Le sémantisme du verbe révèle la puissance de la passion qui l'a saisi de façon violente.

Cette union irrésistible contre laquelle il est difficile de lutter est également suggérer dans l'alternance des points de vue. Au début de la scène le point de vue adopté est celui de la Princesse, puis c'est celui du Duc et enfin, celui des Rois et des Reines. La scène est brillamment construite par la narratrice qui en alternant différents points de vue sur la rencontre révèle l'écart, le décalage entre les actes et les paroles de la Princesse qui prétend ne pas avoir reconnu le Duc : « Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » l. 5-6 (point de vue de la Princesse) et « Je vous assure (...) que je ne devine pas aussi bien que vous pensez » l. 21-22. Les points de vue permettent de mettre au jour les contradictions de la Princesse qui ment pour ne pas être découverte alors que le Duc adopte la sincérité.

La passion est naissante chez les deux personnages mais elle se manifeste différemment. Outre qu'ils sont sur le même plan sentimental ce que mime la construction syntaxique (alternance de phrases en faveur de l'un ou de l'autre), ils jouent sur des réponses opposées qui suggèrent le drame prévisible d'une dissension absolue, d'un amour impossible.

III) Deux conceptions de la parole

C'est le dialogue qui fait éclater l'opposition du couple. Ils choisissent en effet différentes stratégies de réponses pour ne pas trahir  le coup de foudre qu'ils ont eu l'un pour l'autre. Leur psychologie est dévoilée et indique deux destinées. Les deux réponses à l'amour font naître en même temps que la passion le drame d'une amour qui ne se réalisera pas.

A. Un être roué, conscient de la parole de la cour

Le discours que tient le Duc est un discours de courtisan habile, habitué aux pratiques de la cour : « Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme Madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître » l. 17. Il ne nie pas les évidences et déporte dans la seconde partie de sa réponse l'interrogation de Madame la Dauphine comme si' c'était lui qui demandait à être présenté à la Princesse: « je voudrais bien que votre majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom » l. 17-18. Le Duc utilise un discours de la litote et de la retenue que l'on peut sentir dans la double négation et l'ellipse du groupe nominal « les mêmes raisons ». Cette réplique qui favorise l'énigme joue le jeu de la discussion de salon. Sincère, le Duc détourne habilement le questionnement, désamorce le piège de la Dauphine qui veut que cette discussion soit un aveu en assumant l'admiration qu'il a pour la Princesse, qui elle refuse de dire la vérité.

B. Un être de la transparence contraint au mensonge

La Princesse commet deux erreurs fondamentales. Tout d'abord, elle manifeste une gêne face au questionnement de la Dauphine. L'indice de sa confusion est donné par la narratrice : « reprit Madame de Clèves qui paraissait un peu embarrassée » l. 21. Ensuite elle nie cette gêne « Je vous assure » l. 21. L'adjectif qualificatif trahit son malaise et son mensonge ainsi que le verbe qu'elle emploie. Elle pense qu'on lui demande un aveu, qu'elle est attaquée et c'est pour cela qu'elle est sur la défensive. Elle n'avoue pas, et ne s'avoue pas à la fois l'admiration qu'elle porte à Monsieur de Nemours. Elle rend le jeu de salon en interrogations douteuses alors que le Duc avait réussi à faire l'inverse.

Cette opposition des discours avec un personnage qui assume son admiration devant la cour et un autre qui refuse de la reconnaître posent les indices d'un amour perdu d'avance.

C. Un amour condamné

Les deux personnages manifestent par leur attitude deux conceptions opposées de la cour et du monde. L'un joue avec les conventions de la cour et l'autre est incapable de vivre dans le paraître et révèle la difficulté d'une absolue sincérité. Le paradoxe ici est habile : le Duc en jouant est sincère alors que la Princesse au nom de l'être (le verbe) ment et dissimule. Les bienséances et la passion s'opposent dans cet extrait. Le poids des conventions et de l'éducation de la Princesse (voir le portrait de Mlle de Chartres qui a eu une éducation parfaite) se fait ici sentir et le lecteur pressent déjà que les deux personnages éprouveront des difficultés à leur union.

Conclusion :

Cette scène de rencontre est placée sous le signe de la perfection. L'amour entre les deux protagonistes est montré comme inévitable. Tout concourt à faire naître dans leurs coeurs des sentiments passionnels : l'environnement est idyllique et leur beauté participent à cet éclatement de la passion qui n'aurait pu se faire sans l'intervention de la famille royale qui les a réunit le temps d'une danse. Dès qu'ils se voient le coup de foudre est immédiat. Chacun remarque les charmes de l'autre et en sont comme fascinés. Toutefois cet amour est montré sous un jour particulier. Nous assistons à une scène qui montre les prémices d'une passion certes, mais les prémices d'une passion fatale, condamnée d'avance.

Cet extrait met en place les lignes de force du roman tout entier. La relation est déjà montrée comme impossible. Il apparaît en creux la thématique de l'aveu que nous retrouverons bien plus tard dans le roman et qui est ici refusé. Il annonce également dans quel type de courant esthétique on se situe. La simplicité du vocabulaire, le refus des images, le peu de paroles échangées montrent que l'intérêt de la scène et du roman est fixé sur le non-dit et que l'on se trouve en présence d'un texte de facture classique où le style narrativisé met en évidence la nature du sentiment naissant.

Pour finir, il serait intéressant de comparer cette scène avec d'autres scènes où la rencontre est traitée différemment comme dans Le Rouge et le Noir de Stendhal où la scène de rencontre est une scène de trouble qui annonce la passion, ou comme dans L'Education Sentimentale de Flaubert où la scène de coup de foudre est non partagée.

 

texte 2: Le rouge et le noir;  Stendhal

 

  Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
    Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille deguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ?
    Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.
    – Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !
    – Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?

Début du chapitre 6 - Le Rouge et le noir - Stendhal

 

Introduction

[Amorce]Le Rouge et le Noir raconte l’évolution sociale, sous la Restauration, de Julien Sorel, jeune homme pauvre mais ambitieux. Au début du roman, Julien, rêveur, délicat – méprisé par sa famille, gens simples et brutaux –, se présente chez M. de Rênal, maire d’une petite ville, pour une place de précepteur. C’est la jeune Mme de Rênal qui l’accueille. Cette première rencontre est déterminante pour l’intrigue et l’évolution de Julien. Stendhal fait partager la surprise de ces deux êtres d’exception dans une situation inattendue qui les bouleverse. Narrateur omniscient, il porte sur eux un regard complice, à la fois ironique et attendri. [Annonce des axes] Comme un metteur en scène, il situe avec précision le cadre, les gestes de ses personnages, et donne un rythme retenu à ce moment-clé. Peu de paroles sont échangées ; c’est par le jeu des regards que la jeune femme et l’adolescent se découvrent l’un à l’autre [I] et que se construit le portrait de Julien [II] et de Mme de Rênal [III].

I. La mise en scène efficace d’une scène essentielle

Avant de s’attacher aux émotions, Stendhal met en place le décor, décrit les déplacements, les costumes, er permet ainsi au lecteur de visualiser la scène.

1. La mise en place de la scène

  • Le décor est rapidement esquissé : « une porte-fenêtre » donne sur « un jardin » ; c’est donc une scène en « extérieur » qui permet sans doute plus de liberté, de naturel et allège le poids des conventions sociales. Stendhal précise en effet que Mme de Rênal se croit seule, « loin des regards des hommes » ; elle est donc « naturelle ».
  • Des sortes de jeux de scène précisent les déplacements de Mme de Rênal qui « sor[t] » avec une mobilité gracieuse s’opposant à l’immobilité de Julien, qui, lui, « n’os[e] pas lever » la main jusqu’à la sonnette. Stendhal mentionne la position de Julien, placé devant la porte : il ne voit donc pas Mme de Rênal « s’avancer » mais elle, elle a tout loisir d’observer le jeune homme.
  • La nature des vêtements, leur tissu, leurs couleurs sont précisés. Mme de Rênal, « si bien vêtu[e] », est décrite à travers le jugement vague de Julien, peu expert en mode féminine. La jeune femme, au contraire, analyse avec précision le costume de Julien : la couleur, la propreté, le tissu de la « chemise bien blanche » et de la « veste fort propre de ratine violette ».

2. La progression de la scène et le jeu des regards

  • Des « larmes » au « rire », Stendhal varie le tempo de cette brève rencontre. Après un début vif, le temps est comme suspendu par la surprise ; les personnages s’immobilisent dans un échange silencieux de regards ; suit une reprise allègre, avec un éclat de rire et l’introduction du dialogue.
  • Le jeu de regard croisés et chargés d’émotion soutient toute la scène. Mme de Rênal voit Julien sans être vue, puis elle est découverte. Le regard devient alors réciproque : la rencontre devient échange. L’importance des regards est mise en évidence par les verbes du champ lexical de la vue dont les sujets sont ou Mme de Rênal ou Julien (« aperçut, il ne la voyait pas, se regarder, n’avait jamais vu, regardait »).
  • La variation des temps et des modes de ces verbes est aussi révélatrice de la progression de la rencontre : le passé simple « elle aperçut » souligne le caractère soudain du premier regard, accentué par l’emploi du verbe apercevoir. L’imparfait de durée « regardaient » suggère une observation attentive. Le plus-que-parfait « n’avait jamais vu », qui exprime l’antériorité ainsi que la négation, révèle l’inexpérience du jeune homme. Enfin, la voix pronominale « se regarder » souligne la réciprocité de l’action et l’échange des regards.

3. Le regard mais aussi l’ouïe et le toucher

L’émotion des personnages est trahie par d’autres notations sensorielles.

  • Stendhal transcrit les paroles des deux personnages : Julien « tressaillit », touché par le son « tout près de son oreille » de la bouche de Mme de Rênal.
  • La jeune femme et l’adolescent sont également « fort près l’un de l’autre » et cette proximité, inhabituelle à l’époque et presque inconvenante, entre deux inconnus de sexes opposés et de rangs sociaux si éloignés, est sûrement troublante pour l’une et pour l’autre, même s’ils n’en ont pas conscience.

[Transition] Stendhal se sert de ce jeu de regards pour décrire les deux personnages et, narrateur omniscient, précise toutes les nuances des émotions liées aux observations enregistrées par ces regards. C’est donc un double portrait, physique et moral, marqué par la subjectivé de chacun d’eux.

II. Julien dans le regard « miroir » de Mme de Rênal

1. Du regard spontané à l’observation réfléchie

  • Le premier regard de Mme de Rênal est presque involontaire, fugitif (« aperçut »). Julien, longuement présenté dans les pages précédentes, redevient un inconnu, « un jeune paysan » comme un autre. Puis le regard devient attentif, enregistre des détails et les interprète : il décrit l’origine sociale (« paysan »), l’âge (« presque encore enfant »), la « veste propre », la nature du tissu et sa couleur.
  • Après les détails relevés de façon spontanée, Mme de Rênal observe de façon plus réfléchie : son regard revient sur le visage, remarque le « teint si blanc », sent intuitivement l’étrangeté, le déclassement de Julien dans son milieu, puisqu’il n’a pas le teint bruni par les travaux des champs. Tout cela amène la jeune femme à une hypothèse « romanesque » (qui pourrait faire penser à une Mme Bovary) et à l’imagination d’un mini scénario : Julien pourrait être une « jeune fille » déguisée.

2. De la pitié protectrice à l’apaisement des craintes

  • Mme de Rênal éprouve alors de la « pitié », elle remarque « les larmes » de Julien. La formule vague « pauvre créature » décrit Mme de Rênal, pourtant toujours incertaine sur l’identité du jeune homme, comme une femme maternelle, pleine de bonté, respectueuse : elle vouvoie Julien, et s’adresse à lui par l’apostrophe protectrice et affectueuse « mon enfant ».
  • Quand Stendhal, après s’être attardé sur le regard de Julien vers Mme de Rênal, reporte son attention sur elle, c’est un regard différent, lucide, qu’elle porte sur Julien : elle ne le voit pas encore comme « un précepteur » à part entière, il est encore le « jeune paysan », mais elle oscille entre ses craintes passées à l’idée d’un précepteur qui gronderait ses enfants et sa joie retrouvée (« d’abord » s’oppose à « maintenant »).

3. L’empathie pour un être sensible et vulnérable

  • Face à Julien, Mme de Rênal a le regard d’une femme spontanée, naturelle, capable d’un « amer chagrin » mais aussi gaie, généreuse, respectueuse, une femme qui aime les enfants, les siens mais aussi un enfant comme Julien, capable de se moquer d’elle-même, comme en témoigne l’évocation au style indirect libre d’un précepteur père fouettard.
  • Julien, lui, est peu décrit physiquement. Pas d’indication d’une beauté particulière : seuls sont signalés son teint « pâle » et ses « yeux doux » qui révèlent en lui un être sensible, vulnérable, attendrissant, presque un personnage androgyne, et le rapprochent de la jeune femme.

III. Mme de Rênal dans le regard « miroir » de Julien

1. Un portrait plus rapide qui s’impose immédiatement

  • Le portrait de Mme de Rênal vue à travers les yeux de Julien est beaucoup plus rapide, plus direct, plus lisible que celui de Julien vu par Mme de Rênal. Peut-être est-ce là une manifestation de la lucidité de Julien, malgré son trouble et sa surprise.
  • Quand Julien regarde son interlocutrice, après avoir répondu à sa question, sa vision de la jeune femme est exprimée sous une forme très élogieuse, soulignée par les adverbes d’intensité (« aussi, si ») qui donnent aux mots « bien vêtu » et « éblouissant » (déjà mélioratifs) la valeur de superlatifs.

2. Un portrait en trois coups de pinceau

Julien retient chez Mme de Rênal trois caractéristiques essentielles.

  • Il remarque son élégance vestimentaire : la qualification « aussi bien vêtu » est une marque de la différence sociale à laquelle le jeune « paysan » est particulièrement sensible.
  • Il effectue une sorte de gros plan sur l’éclat du visage auquel le « teint si éblouissant » confère sa « beauté ».
  • Enfin, plus globalement, il est sensible à l’impression générale qui se dégage de toute la personne de Mme de Rênal et à la douceur de son apparence : elle a la « voix douce », le « regard si rempli de grâce », l’« air doux ».

3. Le respect et la surprise d’un adolescent

  • Les indications retenues sont relativement asexuées, bien que Julien soit sensible à la féminité de Mme de Rênal. Sa fascination pour la jeune femme est placée sous le signe du respect et de la surprise, indiquée par des mots très forts comme « étonné » et « frappé ».
  • D’abord incapable de parler, Julien « oublie une partie de sa timidité, puis « oubli[e] tout » : c’est la première fois qu’une femme si belle lui adresse gentiment la parole. Le rôle du « regard » de Mme de Rênal est essentiel : elle retient toute l’attention de Julien, adolescent sans grande expérience de la beauté féminine.
  • Mme de Rênal prend dès cette rencontre les traits de l’initiatrice, de la première femme qui amorce l’apprentissage affectif et social de Julien.

Conclusion

Étrangement, cette scène de rencontre empreinte d’une grande émotion ne révèle pas de sentiments très précis : l’attirance est évidente mais rien ne laisse vraiment présager de la suite de la relation des deux personnages. Ici, l’émotion de Mme de Rênal est surtout liée à sa propre erreur et à son soulagement de mère quand le quiproquo se dissipe. [Ouverture] Il y a, dans cette scène, un parfum mozartien : Julien est le Chérubin des Noces de Figaro, ému, sans savoir pourquoi, devant la Comtesse. C’est à cette parenté que Stendhal veut nous faire penser quand il met, en épigraphe du chapitre 2, ces paroles de Chérubin qui chante son trouble d’adolescent, amoureux, sans savoir qu’il l’est, de tout ce qui porte un jupon. 


Texte 3 : Flaubert, l'éducation sentimentale. 
Axe 3: S'agit-il d'un coup de foudre réciproque ? / Le coup de foudre ne semble pas réciproque
1) On ne sait pas ce que penses Mme Arnoux, le point de vue ne nous exprime que les pensés de Frederic
point de vue externe + point de vue omniscient
2) On ne sait pas ce que penses Mme. Arnoux par rapport à Frederic

vouvoiement + discour direct
3)Peut-être a-t-elle également des sentiments (dernière phrase) litote

Situation :

Nous sommes à cinq ou six pages du début de l’œuvre : en 1840, Fr. Moreau quitte Paris pour Nogent sur Seine. Le personnage a sommairement été présenté au lecteur : il est bachelier, espère un héritage et se déclame des vers mélancoliques. Il se crée donc un horizon d’attente -le roman de formation d’un jeune romantique- que Flaubert va s’attacher à déconstruire.

I-Un portrait pictural
>le motif
-L’attitude de Frédéric est celle d’un peintre : s’éloigne, se tourne...
-Madame Arnoux se détache en motif romantique - au milieu du banc toute seule, rubans qui palpitent, sa robe forme un drapé pictural – mais aussi selon le topos de la Vierge à l’enfant posé sur ses genoux (ceci annonce à la fois son prénom et la troisième partie où elle se dévouera à son fils malade) comme en témoigne le vocabulaire religieux de l’ « apparition ».
>les couleurs
Ce sont les couleurs contrastées d’un tableau impressionniste : roses, noir, bleu,

brune, violettes ...

>la lumière

Elle connote l’idée de pureté et renforce le motif marial : éblouissement, doigts que la lumière traversait.

 

Par ailleurs ce tableau très harmonieux se double d’un rythme qui va renforcer cette atmosphère paisible.
>le rythme
Le 2°§ se compose d’une cadence majeure à laquelle succèdent deux phrases en rythme ternaire : le tempo est donc à la fois enthousiaste et régulier. Il se double d’une forte allitération en [S] aux 2° et 4° § créant ainsi un portrait à valeur proleptique conforme à ce que sera Mme Arnoux dans tout le roman - un idéal de douceur.

Il s’agit maintenant de se poser les questions suivantes : Qui fait ce portrait ? Pourquoi apparaît- elle si belle ?

II- Ce que voit Frédéric ; ce qu’il imagine.
>Le point de vue interne
La description est assumée par Frédéric comme en témoignent les nombreux verbes de vision ainsi que les modalisateurs (amoureusement, splendeur).
On bascule petit à petit dans l’imagination de Frédéric grâce à l’utilisation du discours indirect libre dans le 4°§ : le lecteur n’a plus seulement accès à ce qu’il voit mais aussi à ce qu’il pense, ce qu’il imagine. Ainsi se forme la dynamique du texte : une plongée progressive dans l’esprit de Frédéric. Dans le même temps, nous sommes par définition à mi-chemin entre la narration et le discours et se pose légitimement la question : le narrateur assume-t-il pleinement les pensées de son personnage ? Ceci peut-être un fil conducteur de toute l’étude du roman.
>L’excès
Frédéric bascule instantanément dans l’idolâtrie et souhaite connaitre sa chambre, toutes les robes, les gens ce qui est résumé dans la formule « une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ». Le personnage est donc présenté dans toute son hubris : le lecteur sait ce que sera sa perte.
>les clichés romanesques
Frédéric mêle tous les clichés de son époque : -l’exotisme : la négresse rappelle les tableaux de Delacroix, l’andalouse évoque Carmen et la
créole
fait référence à Paul et Virginie. -le voyage : Frédéric renvoie à la littérature de voyage avec la rêverie au milieu de la mer.
Ainsi, l’imagination du personnage prend appui sur ses lectures romanesques et ne témoigne d’aucune originalité.
Mais que pense donc le narrateur de son personnage ?

III- Regard du narrateur sur son personnage
>L’attitude de Frédéric
Le narrateur met en scène sa gaucherie en insistant sur le manque de naturel de toutes ses actions : pour dissimuler sa manœuvre (voc. Militaire), se planta, affecta
Ceci doit être mis en relation avec l’ensemble du roman : jamais il n’ose aborder Madame Arnoux ni même Rosanette.
>Les pensées de Frédéric
Le narrateur nous invite à voir, à prendre conscience de la banalité de la scène : ce ne sont que des choses.
-comme une chose extraordinaire
-se réjouissait d’entendre ces choses comme s’il eût fait une découverte
Le lecteur fait donc le va-et-vient entre l’enthousiasme de Frédéric et la lucidité du narrateur mais tout ceci sans appuyer, avec légèreté. Tout ceci culmine au dernier § quand Frédéric s’imagine au milieu de la mer lorsqu’il n’est que sur la Seine.
>La rencontre
Il s’agit d’une scène de première rencontre mais celle-ci a-t-elle vraiment lieu ? Lorsque le sommet narratif a lieu – leurs yeux se rencontrèrent –annonciateur probable d’un coup de foudre amoureux, le narrateur lui fait immédiatement succéder l’apparition théâtrale et comique de Monsieur Arnoux qui sort de l’escalier comme des coulisses : Ma femme, es-tu prête ?
Il s’agit bien d’une chute comique.
Le narrateur ne ridiculise pas Frédéric en appuyant sur son décalage ; ce sont les situations romanesques qui vont suffire à montrer l’inadaptation de son personnage.

 

Conclusion

Le lecteur peut d’ores et déjà imaginer que la romance avec Mme Arnoux n’aboutira pas : Frédéric croit voir quelque chose qui en réalité n’est que le produit de son imagination.
Enfin nous sommes amenés à nous interroger sur la position du narrateur par rapport à son personnage : que pense-t-il de lui ? Qu’éprouve-t-il pour lui ?

Ce travail a été réalisé par Emilie BOUTLEY,
pour ses élèves de 1ère du Lycée Philippe de Girard à Avignon (84)

I. Un espace de mise en scène

A. L’importance de la description
1. Dès la première phrase, le regard est présent (" une apparition "), et le champ lexical de la vue s’étend sur tout l’extrait, concentrant toute l’attention sur l’inconnue : " il ne distingua ", " il la regarda ", " jamais il n’avait vu " ; chaque terme étant renforcé par l’emploi hyperbolique des adverbes " jamais " et " personne ".

2. Portrait statique de l’inconnue qui fait ressortir l’importance du personnage, " elle était ", " elle avait ".La caractérisation excessive de Mme Arnoux transforme la jeune femme en un véritable modèle pour peintre réaliste : " un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. "

B. Le jeu de l’observateur et de l’observé
1. L’utilisation des pronoms
L’alternance des pronoms de la troisième personne " il ", " elle ", met en valeur les positions réciproques des deux personnages: madame Arnoux centre du regard, Frédéric Moreau, voyeur : " En même temps qu’il passait, elle leva la tête [...] et quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. "

2. Un jeu de comportement.

Alors que Mme Arnoux " gard[e] la même attitude " et reste immobile, telle une statue, effectuant un ouvrage " mécanique ", " elle était en train de broder quelque chose ", Frédéric ne cesse de s’agiter autour d’elle : " il fit plusieurs tours de droite et de gauche ", " il se planta " attiré par son éclat. Vocabulaire de la fausseté mêlé à celui de la stratégie militaire (" pour dissimuler sa manœuvre "), " il affectait d’observer ". Cette attitude qui repose sur le principe du voir sans être vu a pour but de percer le mystère de l’inconnue.

II. L’attrait du mystère
A. L’importance de la lumière

1. Eblouissement et coup de foudre
Champ lexical de l’éblouissement : "distingué ", " éblouissement ", " splendeur ", relayé par un jeu de lumière très pictural, témoins, les adjectifs de couleur " rose ", " noir ", " claire ", " bleu ", et l’évocation même " des doigts que la lumière traversait.". Le rayonnement de Mme Arnoux est attirant dans la mesure où il est une manifestation de sa sensualité. Le cadre de la rencontre revêt un aspect féerique.

2. La dialectique connaissance-identité
La séduction de Mme Arnoux repose aussi sur son aspect mystérieux. Frédéric ne connaît pas son nom, il ne peut donc saisir son identité, son essence (" Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé. "). A partir du moment où un élément est révélé, le sentiment de " possession " se manifeste (cf. " acquisition "). La séduction qu’exerce involontairement Mme Arnoux sur Frédéric est avant tout celle de son imaginaire.

B. Un mystère quasi sacré

 

1. Un vocabulaire religieux
Mme Arnoux est un être auréolé de mystère pour Frédéric, un être céleste. Vocabulaire des anges : " apparition ", " éblouissement ", " que la lumière traversait " ; vocabulaire de la madone lorsque " sa personne se découp[e] sur le fond de l’air bleu. "

2. Contraste entre l’aspect extraordinaire de Mme Arnoux et son occupation très matérielle, avec les objets qui l’entourent, créant deux mondes distincts.

Introduction

Cet extrait de L'éducation sentimentale, roman de Flaubert, se trouve au premier chapitre de la première partie. Un jeune homme, Frédéric, rentre chez lui à Nogent. Sur le bateau il rencontre une femme mariée dont il tombe instantanément amoureux. On assiste à la naissance d'une passion pour une femme mariée que le jeune homme idéalise directement. Comme toujours chez Flaubert, on trouve une description qui se fait à travers le regard de Fréderic. On a donc une focalisation zéro, puisque le narrateur glisse des remarques.
Annonce des axes
Nous verrons que nous avons ici une description subjective, puis la manière dont elle est décrite la naissance de la passion. Enfin, nous étudierons deux points opposés.

Commentaire littéraire

I. Une description subjective qui transfigure la scène

1. Une situation banale

La banalité réside sur le paysage décrit. On a champ lexical de la banalité « même », « vide »,
« ennui ». On a aussi la description des voyageurs qui montre également la banalité. Or, dans une scène ennuyeuse, le regard de Fréderic se fixe sur une seule personne. L'activité de broderie est tout à fait commune. L'apparition d'une « négresse » est banale à cette époque.

2. Un point de vue qui transfigure la scène

Le passage alterne récit descriptif et narratif. Pratiquement dans toutes les séquences descriptives, on a une focalisation interne. On a un champ lexical de la vision : « distingua », « regarda », « avait vu ». La description est prise en charge par le regard de Frédéric. Le terme « amoureusement » montre bien le point de vue interne. La description se caractérise par l'émerveillement et l'enthousiasme.
On remarque l'emploi du mot « apparition » qui a son sens le plus fort : c'est la manifestation d'un être surnaturel qui se montre sous une forme visible. Vocabulaire montrant l'admiration du jeune homme pour cette femme : « éblouissement », « splendeur », « séduction », « finesse »,
« extraordinaire », « ébahissement ».

Le choix du point de vue transfigure une situation banale en une révélation quasi mystique. L'apparition d'un certain type de femme inaccessible manifeste de l'émerveillement chez le personnage Frédéric.

II. La naissance de la passion

1. Le coup de foudre

On remarque bien l'instantanéité. En effet, dès que Frédéric voit la femme, il semble l'aimer. La comparaison marque bien que le mot « apparition » prend tout son sens. Cette apparition provoque

 

l'éblouissement par la « splendeur », « ébloui » comme une lumière. On a un champ lexical d'une lumière qui irradie et aveugle comme la foudre. La description souligne que l'unicité de cette personne a réussi à faire disparaître toutes les autres personnes.

2. La cristallisation amoureuse

L'homme amoureux est ébloui. On a un portrait assez vague de la femme, il nous renseigne sur le sentiment mais non pas l'apparence. On note aussi l'emploi du mot « palpitaient », on peut supposer que ce qui palpite est le cœur de Frédéric. Il est en état amoureux.
Les objets qui entourent Mme Arnoux « le panier », « long châle ». Nous remarquons que les objets sont des objets ordinaires mais pour Fréderic, ils sont dotés de qualité exceptionnelle. Ils deviennent des choses extraordinaires. Le « châle » est le point de départ d'une rêverie. A partir de quelques détails, la servante, « négresse », « andalouse », « créole », « au milieu de la mer », on est plongé dans une vie exotique et extraordinaire.

On peut parler d'une cristallisation de l'amour. Mme Arnoux est comme une incarnation de la femme inaccessible, la femme mystérieuse mais derrière l'enthousiasme et le transport, un autre regard est présent qui est le point de vue du narrateur.

III. Des points de vue contrastés

1. Le regard du narrateur omniscient sur Fréderic

Toutes les séquences narratives du texte sont prises en charges par le narrateur omniscient. Le regard ne se porte pas sur la femme. Il se porte sur le jeune homme.
C'est parce que cette femme le regarde qu'il exprime une gène « il fléchit involontairement les épaules ». La gestuelle de Fréderic qui traduit les éléments contradictoires : le rapprochement de cette femme, et en même temps la timidité. Il ne veut pas se déclarer de manière claire. On a un champ lexical du masque « dissimuler », « affecter », faire semblant : tout cela marque bien la maladresse du personnage, un certain ridicule. On peut parler d'un registre comique. Fréderic découvre le désir de la possession physique, mais en même temps le manque et l'impossibilité que traduit « une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limite ». Même lorsque Fréderic commentera l'intimité, il ne parviendra pas à satisfaire ses désirs, donc on a une frustration.

On a un regard critique sur le personnage et son masque d'assurance, de pugnacité. Le lecteur découvre autrement le personnage au travers de plusieurs passages dans le texte.

2. Le monologue intérieur de Fréderic

Passage où les pensées du narrateur sont rapportées au style direct. « Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? », « elle avait ramené cette négresse avec elle ? », « elle avait dû, bien des fois [...] ».
Le premier monologue consiste sur la question de la vie de l'inconnue, ce questionnement est le point de départ de deux éléments.

- Désir de connaissance absolue de la femme (meubles, vêtements, etc.), mais ce désir est impossible à combler. Fréderic se livre donc à une rêverie et à une imagination qui viennent compenser cette impossibilité. Il se met à supposer plusieurs choses et l'entrée de la négresse le rentre dans des rêveries exotiques.

- « Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ». Ces deux suppositions nous renseignent sur le tempérament et sur le goût d'une personne rêveuse, sentimentale, imprégnée de clichés romantiques de l'époque.

 

 

L'alternance récit description permet un jeu entre une réalité ordinaire qui nous présente un jeune homme timide, et ce rêve qui introduit un contraste entre le regard moqueur et l'enthousiasme rêveur de ce même personnage.

Conclusion

C'est un texte qui nous relate un coup de foudre. Frédéric entame ici son éducation sentimentale par une expérience déterminante. La rencontre avec un être appartenant à une réalité supérieure et donc inaccessible. On a un amour impossible à combler et toute la suite de sa relation sera sur le même mode mais la distance sera impossible à abolir.

Explication des documents complémentaires : 

Sur les documents complémentaires séquence 1 : 

 

Racine est un dramaturge du 17e , époque de Molière, Corneille, La Bruyère. Il est Janséniste, c’est une sous catégorie de la religion catholique qui croit comme les protestants à la prédestination . Il a été historiographe du roi, a écrit deux pièces religieuses Esther et Athalie, mais Sion s’est plutôt inspiré des sujets mythologique sou historiques. Dans beaucoup de ses tragédies:  Andromaque, Phèdre, Bajazet, Britannicus : les personnages sont esclaves de leur amour, qui apparait comme une fatalité, car ils ne peuvent lutter contre : les dieux sadiques sont plus forts qu’eux, et leur pour n’est pas payé de retour. En plus ils peuvent se sentir coupables, monstrueux, ce qui est le cas de Phèdre. Ils en meurent souvent. Dès que l’amour apparaît elle essaye de le combattre, mais quad elle meurt à la fin de la pièce, elle dit qu’elle «  rend au jour qu’elle souillait toute sa pureté ». 

Phèdre est éperdue, elle ne sait plus où elle en est  : mais le rôle des dieux, est clairement énoncé ici : c’est la tragédie : le personnage ne peut lutter contre ce que la déesse de l’amour, Vénus a décidé par elle : elle est victime d’une amour monstrueux par le fils de son mari ( d’un premier mariage ) . La fatalité est plus claire dans ce texte théâtral. On retrouve le thème de l’amour impossible. -L’amour impossible, thème occidental, est présent depuis le moyen âge, par exemple, dans l’histoire de Tristan et Iseult ( celle ci est déjà promise au roi Marc quand elle tombe amoureuse de Tristan, son Vassal) . Le philtre  montre aussi que l’amour e vient as d’une perversion interne à la personne mais qu’il vient d’une cause extérieure/ -

TC 2 : Stendhal : Auteur réaliste du 19e siècle, auteur de la Chartreuse de Parme, du Rouge et le noir. Dans ce texte il montre que l’état amoureux est comme le gel sur une branche d’arbre : le cristaux enjolivent, rendent plus beau l’objet de départ : on prête toutes les qualités à celui qu’on aime. 

 

 Sur quels textes fonctionne la cristallisation ?

LA1 : non car ils sont réellement parfaits, les plus beaux, lA2C : oui car fascination pour l’apparence et la classe sociale, LA3 : oui car Frédéric l’imagine en madone en chef d’oeuvre. Dans le TC 3 : Aurélien idéalise Bérénice car le prénom «  Bérénice » déclenche une rêverie poétique sur l’oeuvre de Racine et un voyage  imaginaire»

 

- Dans le texte de Racine, on note bien un changement d’état, un bouleversement de la personne, comme chez Madame de Rênal : folle gaité, épaule fléchies interrogations douloureuses chez Frédéric. 

 

Texte complémentaire : Incipit d'Aurélien d'Aragon

 

 

I – Biographie d'Aragon

Aragon a, dans ses début, participé au dadaïsme et à la création du surréalisme avant de s'en séparer. Il fonde la revue littéraire avec André Breton. Dans un premier temps il s'engage auprès des communistes durant la résistance en France pendant la seconde guerre mondiale. C'est un poète qui écrit énormément en prose. Il est très inspiré de Elsa Triolait qui est sa maîtresse. Rupture en 1932 avec le groupe surréaliste. Après avoir rompu avec le surréalisme il va écrire beaucoup de romans ne ménageant pas la bourgeoisie de laquelle il est issu. Il est mobilisé en 1939 et étant communiste français il n'a pas d'autre choix que de devenir clandestin en 1941.

Après être devenu clandestin, il organise un réseau de résistance en zone sud. Il revient à la création littéraire et fait paraître patriotisme mêlé à son amour d'Elsa Le Crève-Cœur Les yeux d'Elsa ; La Diane Française. À la libération, il publiera son plus célèbre roman en 1945, Aurélien, roman d'amour voir autobiographique.

 

RAPPEL : L'intertextualité est un phénomène d'allusion ou de citation à d'autres textes.

 

Bérénice de Racine est à l'origine de la citation de la fin du texte. Bérénice est une tragédie sur l'amour impossible : une reine juive et un jeune citoyen romain qui devient empereur, et devra épouser une citoyenne romaine. Le choix du devoir ou celui des sentiments : il choisira le devoir.

Dans Aurélien : Hésitation avec point de vue omniscient ou interne. Très forte intertextualité avec le texte de Racine.

 

II- Plan du commentaire

Problématiques : Quel effet d'attente cet incipit provoque-t-il ?

                          Comment le narrateur joue-t-il avec les codes de la première rencontre ?

                       * En quoi cet incipit joue-t-il avec les attentes du lecteur ?

                          En quoi cet incipit est-il original ?

 

I- La première rencontre filtrée par la voix et le regard d'Aurélien

A- Entre monologue et récit intérieur

Présence de la première personne du singulier « je » ainsi que du présent d'énonciation « je crois » qui s'oppose à l'ensemble du texte à la troisième personne et au passé. Cela crée d'emblée une certaine confusion dans la voix narrative.

RAPPEL : Trois valeurs principales du présent :

1-     présent d'énonciation

2-    présent de narration : se substitue au passé simple. Ici il dramatise l'action.

3-    Présent de vérité générale

En effet, le texte s'ouvre comme un récit au passé-simple et à la troisième personne « la première fois qu'Aurélien vit Bérénice » ; un narrateur extérieur semble donc introduire un récit dont Aurélien serait le protagoniste principal or il semble que le discours du personnage entre en permanence dans le récit assumé par le narrateur. Il s'agit de discours indirect libre (DIL).

RAPPEL : Trois formes de discours rapporté :

1-     discours direct « je suis malade »

2-    discours indirect « il a dit qu'il était malade »

3-    discours indirect libre : consiste a intégré un propos qui n'est pas le sien dans son propre discours mais sans le préciser « il était malade »

Discours indirect libre : 

            à modalisateurs : mot ou groupe de mots qui permet d'exprimer l'opinion de celui qui parle sur ce qu'il dit.

                                        - « franchement » « enfin » « je crois »

            à marques d'oralité : mots qui révèlent d'un langage parler

                                             - « franchement » « enfin »

                                             - répétition du pronom « ça » registre familier

                                             - erreur de syntaxe « il n'aima pas comment elle était habillée »

            à l'appréciation du personnage infiltre le récit

            à vocabulaire évaluatif

                                   - « qu'il n'aurait pas choisie » « irritait » « laide » « déplut » « impression                                         vague » « mal augurer » « terne » « mal tenu »

            à conditionnel : irréel du passé qui sanctionne une prise de position

                                     - « qu'il n'aurait pas choisie »

RAPPEL : Le conditionnel a deux valeurs différentes :

                       Ex : 1- Tu travaillerais plus, tu aurais de meilleures notes

                                    Si = condition                                    MODE VERBAL

                              2- Il ne savait pas qu'il deviendrait avocat. (Futur dans le passé)

                                                                                              TEMPS VERBAUX

Ainsi le mélange des voix des personnages et du narrateur obéi a une construction complète puisque la voix du narrateur semble laisser sa place à celle d'Aurélien dont on suit l'évolution de la pensée. 

 

B- Expression de l'émotion d'Aurélien

Le texte rend compte d'un ensemble d'impression comme le montre d'abord des verbes de jugement subjectif « trouva » « déplut » « n'aima pas » « augurer » 

Le texte donne à lire une approche immédiate d'Aurélien avec une juxtaposition de phrases courtes et non reliées par des connecteurs logique (=paradoxe).

On suit le fil de la pensée d'Aurélien qui s'apparente à une forme de rêverie :

            à Reprise de mêmes termes qui illustrent le cheminement de la pensée « étoffe »  

            à Phrases nominales « plutôt petite » « mais Bérénice » « drôle de superposition »

            à Ponctuation « ... »

            à Reformulation comme pour une pensée qui se cherche « ses cheveux étaient  ternes, mal tenu » « une impression vague, générale » « d'ennui et d'hésitation »

è Rythme binaire comme si le personnage cherchait le mot juste. Cette impression est placée sous signe de l'imprécision, du doute, comme le montre le champ lexical de l'imprécision : « Aurélien n'aurait pas pu dire...... mal regardée » « impression vague, général »

Tout est donc organisé autour du regard d'Aurélien.

 

            C- Un regard structurant

Texte en point de vue interne. Tout dans le texte s'organise autour du héros éponyme au point où Bérénice n'est jamais le sujet des verbes principaux sauf à un seul endroit « Elle lui déplut enfin » or ce verbe renvoi aussi à Aurélien. Le jugement esthétique est fondé sur la vision et le regard. Premier verbe : verbe de perception visuelle puis champ lexical du regard avec « vu » « mal regardé » « trouva » ...

Le regard et la réaction d'Aurélien montrent que cette rencontre ne l'a pas laissé indifférent. Le lecteur est donc face au début d'une histoire amoureuse entre les deux personnages qui s'annonce atypique.

 

 

 

         II- Le topos de la première rencontre renversé

         A- Le cadre

La rencontre amoureuse semble d'abord privée de contexte et d'un cadre précis.

Le récit commence au passé-simple sans aucune indication de date. Il faut attendre le deuxième mouvement de texte pour situer les actions : --> « la guerre » : déterminant de notoriété

--> « les tranchées » : 1ère guerre mondiale

--> « démobiliser / plus tard » : l'action se déroule dans l'entre-deux-guerres.

Toutefois le lien entre guerre et poésie n'est pas explicité : il y a là une forme de mystère. Le lieu de la rencontre est lui-même indéterminé. Le seul lieu cité est « Césarée » dans un vers : lieu lointain existant mais qui se dématérialise et invite le lecteur à la rêverie. Les personnages, quant à eux, n'ont ni âge, ni identité, ni profession.

 

            B- Un jugement dépréciatif

D'abord le personnage de Bérénice est saisi de l'extérieur, par ses vêtements, ses cheveux. La caractérisation est banale, peu valorisante.

Celle-ci devient aussi négative comme en témoigne le vocabulaire péjoratif : « franchement laide »  « cheveux ternes, mal tenus ».

De la rencontre naît donc d'abord une impression désagréable : vocabulaire de l'irritation : « ennui, irritation, irriter ».

L'intérêt semble naitre du désintérêt lui-même ; plus le personnage est perçu comme effacé (« plutôt petite » « pâle » « une étoffe  qu'il avait vue sur plusieurs femmes » « ternes »), plus  Aurélien semble être marqué par elle : l'obsession apparaît avec la mention du verbe « repenser » et la gradation « remettre en tête » « hanter » « obséder ». Les pronoms de la troisième personne sont omniprésents.

L'amour est donc placé sous le signe du paradoxe et ne se dévoile que de façon détournée et subtile.

 

         C- L'annonce paradoxale d'une relation amoureuse

La digression finale semble faire progresser l'intrigue :

à Thème : -    le dernier vers est extrait de la tragédie de Racine appelé Bérénice. Titus, empereur romain doit renoncer à l'amour de Bérénice car un empereur romain ne peut épouser qu'une citoyenne romaine.

-       Annonce d'une rupture douloureuse entre eux sans qu'on en sache plus. (Intertextualité avec Racine). Le vers évoque le lieu désormais vide de la rencontre, tristesse, mélancolie.

-       « ça » dans « ça lui remettait dans la tête » est un pronom indéfini car on ne sait pas ce qu'il désigne. Ce qu'il dit ligne 16 pourrait être attribué sans changer un mot à Bérénice.

Ce  processus de rapprochement d'idée rappel un procédé chez à l'école surréaliste elle même nourrit des acquis de la psychanalyse freudienne.

En effet, notre esprit ferait des rapprochements entre les éléments qui ont l'air sans lien mais qui révèle notre inconscient. Ici le rappel du vers de Racine éclaire à son insu Aurélien sur ces sentiments qui passe de l'indifférence à l'obsession.

 

- Dans les textes d’Aragon et de Flaubert se développe le goût des étoffes. 

Dans ces deux textes pas d’cation réelle, importance donnée au regard et à la description. Dans le texte d’Aragon il y a un balancement entre la rêverie poétique  la démystification, comme le montre l’utilisation du vocabulaire familier. 

- Dans beaucoup de ces textes:  une mélancolie car la rencontre se fait sur fond d’une séparation à venir. s’ajoute clairement le contexte historique dans l’oeuvre d’Aragon.

TC4. MONET la femme à l'ombrelle

Documents complémentaires

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Voici une huile sur toile peinte par Claude Monet (1840-1926) en 1875, intitulée « La Promenade » ou « La femme à l’ombrelle ».

Aujourd’hui célèbre, elle passa presque inaperçue lors de sa présentation publique à la Deuxième exposition impressionniste de Paris, en 1876. Elle faisait partie d’un lot d’une vingtaine d’œuvres de Monet, peintes pour l’occasion. Le tableau représente la première femme du peintre, Camille Doncieux, en compagnie de leur jeune fils de 7ans, Jean. C’est pourquoi, l’oeuvre est également connue sous le titre de « Madame Monet et son fils ».  Le tableau a été réalisé en extérieur dans les environs d’Argenteuil, à la belle saison, vraisemblablement en une seule séance.  

Ce qui frappe à prime abord dans cette œuvre, c’est la chaleur de sa lumière. Camille est comme  nimbée de cette clarté. Son contour se découpe subtilement sur un ciel d’un bleu profond, aux nuages clairs, qui semblent réfléchir les rayons solaires sur les deux personnages, les mettant ainsi en valeur. Ils apparaissent plein de vie, et Camille, malgré la finesse de sa constitution, s’impose au regard. Des touches chaleureuses tirant sur le jaune amènent un sentiment de paix, de rondeur et d’harmonie.
 
Le vent souffle : les rubans du chapeau de Camille volent avec légèreté devant son visage et donnent une impression de mouvement. On le vérifie également dans la position générale de sa longue jupe plissée, le fait qu’elle se soulève à l’avant gauche, ainsi que dans les herbes qui ploient  vers la gauche du tableau.

Camille semble s’être tout juste retournée pour regarder Monet. Jean se trouve en second plan, rougeaud, lui aussi extrêmement attentif. Comme le font souvent les enfants en promenade, il devait courir à l’avant lorsque la scène a été figée par le peintre. L’œuvre ressemble donc à un portrait instantané, pris sur le vif, une sorte de polaroïd à l’huile. D’ailleurs, la tête légèrement penchée vers l’avant de la jeune femme parle dans ce sens : cette attitude pleine de naturel et de spontanéité tranche avec les portraits académiques où le sujet adopte une pose par trop rigide. Elle donne ainsi l’impression fugace qu’elle ne va pas tarder à nous tourner le dos pour poursuivre sa ballade.

 
Camille fut le modèle favori de Monet. Il l’a souvent représentée dans ses œuvres, jusqu’à son décès prématuré suite à un douloureux cancer de l’utérus, en 1879, 4 ans après avoir peint cette toile.  Elle avait 32 ans et avait donné naissance à deux enfants. « La promenade » symbolisait certainement aux yeux de Monet, l’époque où ils étaient encore réunis. L’artiste fut très affecté par la disparition de Camille. Mais il trouva un indéniable réconfort dans les bras d’Alice Hoschedé, l’épouse de son mécène  et ami. En effet, depuis 1878, Alice vit sous le même toit que les Monet à Vétheuil, avec ses 6 enfants. Cette femme de caractère, délaissée par un mari ruiné et absent, s’occupa de Camille jusque sur son lit de mort. 
 
Possessive et rongée par une jalousie maladive, Alice exigea la destruction de toutes les photos et lettres de Camille après sa disparition. Heureusement pour la postérité, un portrait de 1871, pris en Hollande, en réchappa … 
 
Camille Doncieux

 

Alice Hoschedé
Après le décès du mari d’Alice en 1892, elle devint officiellement et en toute discrétion la seconde épouse de Monet, après 14 ans de vie commune. Faut-il préciser que ce mode de vie, atypique en ce temps, était particulièrement mal vu et contraire à la bienséance…
 
Mais revenons un peu en arrière. En été 1886, alors qu’il s’était installé à Giverny avec Alice, Monet décida de représenter la fille de cette dernière, Suzanne Hoschedé, âgée de 18 ans. Il réalisa deux tableaux  peints sur le vif, en extérieur, sur l’Ile aux Orties (Commune de Giverny). Exposés en 1891 sous le titre « Essai de figure en plein air », ils seront mieux connus sous le nom de « Femme à l’ombrelle tournée vers la droite » et « Femme à l’ombrelle tournée vers la gauche ».
 
Attardons-nous d’abord sur  la « Femme à l’ombrelle tournée vers la droite» :
Eh oui… La similitude de cette œuvre avec  « La promenade », peinte 10 ans plus tôt, est frappante : même cadrage en contre-plongée, décor semblable, même ombrelle, robe  longue de couleur blanche, petit chapeau également, et le vent qui souffle toujours. Je constate pourtant une petite anomalie : le vent souffle de droite à gauche, mais les herbes semblent plutôt inclinées du côté droit… étonnant, n’est-ce pas ?

Nous sommes ici en plein impressionnisme. Le peintre va au-delà de la stricte réalité, pour exploiter le ressenti, suggérer avec des jeux de lumière et de couleur.  Ainsi, La jeune femme n’a pas de vrai visage. Pourtant, le subtil ombrage des yeux et de la bouche, la tête légèrement inclinée, me donnent le sentiment d’une certaine bienveillance, qu’on ne peut appuyer sur du concret.

Suzanne a-t-elle rappelé Camille à Monet ? C’est à peu près certain. Notez qu’il n’a pas complètement dépersonnalisé son jeune modèle, certains détails de ce tableau n’apparaissant pas dans « La promenade » : elle a une longue tresse (comme la plupart des femmes de cette époque, Camille devait aussi avoir une tresse, qu’elle coiffait en chignon), une fleur rouge à la hanche et un long foulard qui flotte généreusement au vent. Les effets de lumière marqués, conjugués à ce visage flouté, suggèrent  une présence quelque peu irréelle, et pourtant d’une grande intensité.  La femme semble être en attente, le regard tourné vers le peintre.
 
Voici « La femme à l’ombrelle tournée vers la gauche » :
 
Autre pose, même principe que dans « La femme à l’ombrelle tournée vers la droite ».
 
Le vent souffle tout autant, mais les herbes sont maintenant couchées du bon côté. .. La femme est légèrement penchée en avant, comme si elle était poussée par derrière. Elle ne regarde plus Monet. Son regard, qu’il nous faut inventer, semble se perdre au loin. Sa longue tresse est à peine suggérée derrière son cou. Vous remarquerez que sa silhouette se rapproche maintenant  beaucoup plus de celle de Camille dans « La promenade ». Le visage n’est plus qu’une ébauche grossière, qui semble avoir été rapidement réalisée. Pareil pour la main qui tient l’ombrelle. D’ailleurs, la couleur de cet avant- bras droit est surprenante : trop peu nuancée, trop foncée. « Bien entendu, il se trouve à l’ombre ! », me direz-vous peut-être. Mais cette explication ne convainc pas entièrement lorsqu’il s’agit d’un artiste aussi sensible et talentueux que Monet. Ce membre ressemble à un bout de bois sans vie, contrairement au bras gauche qui lui, a conservé son aspect naturel. Même son positionnement est maladroit: l’articulation du coude est trop basse au regard de la taille. Que voulait transmettre Monet ? Le souvenir de Camille était-il en train de s’estomper, de s’éteindre peu à peu ? Il est vrai que contrairement au tableau associé, elle paraît s’être détournée du peintre, ses pensées semblent ailleurs. Monet n’existe plus pour elle.  Dix ans après son décès, le peintre était peut-être enfin prêt à la laisser définitivement partir…
 
Cet été 1886, l’artiste réalisa encore un autoportrait. Puis quelques portraits de ses deux enfants et de ceux de sa compagne. Il se tourna ensuite résolument vers le paysage. 

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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE L

 

Objet d'étude : le roman et ses personnages, visions de l'homme et du monde.
Textes :  
Texte A : Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, chapitre III, 1834.
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière, 1923.
Texte C  : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII, 1968.

 

Texte A : Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, chapitre III, 1834.

[Antoinette de Langeais a, pour satisfaire son orgueil, séduit Armand de Montriveau, héroïque généra! de l'armée de Bonaparte. Elle est parvenue à se l'attacher en le rendant fou d'amour pour elle. Mais parce qu'elle veut « posséder sans être possédée », elle refuse de s'offrir à lui. Un soir, le général se rend chez elle, décidé à la faire céder à son désir.]

   - Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette, s'écria-t-il, je veux.
  - D'abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme, lorsqu'elle le vit s'avancer, ne me compromettez pas. Ma femme de chambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votre familiarité est très bonne, le soir, dans mon boudoir1; mais ici2, point. Puis, que signifie votre je veux? Je veux ! Personne ne m'a dit encore ce mot. Il me semble très ridicule, parfaitement ridicule. 
  - Vous ne me céderiez rien sur ce point ? dit-il. 
  - Ah ? vous nommez un point, la libre disposition de nous-mêmes : un point très capital, en effet ; et vous me permettrez d'être, en ce point tout à fait la maîtresse. 
  - Et si, me fiant en vos promesses, je l'exigeais ? 
  - Ah ! vous me prouveriez que j'aurais eu le plus grand tort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assez sotte pour la tenir, et je vous prierais de me laisser tranquiIle.
  Montriveau pâlit, voulut s'élancer; la duchesse sonna, sa femme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec une grâce moqueuse : 
  - Ayez la bonté de revenir quand je serai visible3
  Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l'acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe. 
  - Madame, dit Armand, je n'ai pas le temps d'attendre. Je suis, vous l'avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudrai sérieusement ce dont nous parlions tout à l'heure, je l'aurai.
  - Vous l'aurez ? dit-elle d'un air de hauteur auquel se mêla quelque surprise. 
  - Je l'aurai. 
  - Ah l vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour la curiosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous y prendriez.
  - Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon à effrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Me permettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal ce soir ? 
  - Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu4, j'ai promis. 
  Montriveau salua gravement et se retira. 
  - Ronquerolles5a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouer maintenant une partie d'échecs. 

1 - boudoir : petit salon élégant de dame.
2 - Montriveau a fait irruption, sans se faire annoncer, dans la chambre à coucher de !a duchesse.
3 - quand je serai visible : quand je vous y autoriserai.
4 - vous a prévenu : m'a déjà proposé de venir me chercher.
5 - le marquis de Ronquerolles est un « galant », un homme à femmes. C'est lui qui a encouragé Montriveau à se montrer plus exigeant vis-à-vis de la duchesse de Langeais.

 

Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière, 1923.

[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]

   D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de mol l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à te maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.

1 - sur un haut pavois : au premier rang, sur un piédestal.

 

Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII, 1968.

[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]

   Resté seul, il soupira1. II la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
  Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
  Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs. 
  Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux. 
  Et quand on avait fini l'exégèse7de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, II fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour. Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.

1 - Il s'agit de Solal.
2 - fatidique : qui marque une intervention du destin.
3 - épée de Damoclès : danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 - du social : des relations sociales.
5 - Solal a perdu son poste à la S.D.N, (Société des Nations, ancêtre de l'O.N.U) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6- Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 - l'exégèse : l'étude, l'analyse.

 

I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :

Quelle vision de la relation amoureuse chacun de ces textes propose-t-il ?

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

 

    • Commentaire
      Vous ferez le commentaire du texte de Balzac (texte A).
    • Dissertation
        
      Dans quelle mesure le personnage de roman donne-t-il au lecteur un accès privilégié à la connaissance du cœur humain ? Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté en vous appuyant sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
    • Invention
      Tandis que Solal songe à Ariane (texte C), celle-ci réfléchit de son côté à leur relation amoureuse. En vous inspirant des éléments fournis par le texte, vous imaginerez ses pensées. Vous conserverez la 3ème personne du singulier.