Acte I, scène 1 (p. 36– "Hé depuis quand seigneur…") - Acte I, scène 3 (p. 42– "...et conspire à me nuire")

 

 

 

Nota : les lettres "h, b, m" qui suivent les numéros de pages indiquent le haut, le Milieu ou le bas de la page.

 

Passage qui se situe à l’ouverture de la pièce, et qui consiste paradoxalement en une sortie, ou un désir de fuite, dans le monde aventureux ou dans la mort. Au delà de la dimension strictement informative que doit avoir une scène d’exposition, on s’intéressera dans ce passage à ce qui nous paraît constituer les enjeux essentiels de Phèdre : le statut accordé à la parole, la qualité de la présence à soi-même, la position par rapport à la loi.

 

Les personnages dans Phèdre, et Hippolyte au premier chef, sont essentiellement dépendants, soumis à la famille et à la pression de la généalogie, c’est ce que nous étudierons dans un premier temps. Cette pression détermine les personnes, et avec elles la qualité de la parole, sous le signe du détour et de l’atténuation. Enfin, le véritable enjeu de cette parole n’est autre que l’accès difficile, voire impossible à la vie et au bonheur.

 

 

 

I) La pression de la généalogie

 

Les personnages en présence à l’ouverture de la pièce n’existent pas, à proprement parler,  pour eux-mêmes : ils ne sont et ne se pensent les uns les autres qu’à travers leur parenté, fratrie ou ascendance.

 

1)      Hippolyte ou la parenté mortelle

 

Hippolyte n’a pas de statut autonome : ce qui détermine son action (le départ) et sa position amoureuse impossible (Aricie), c’est son père, qui constitue le véritable objet de l’échange avec Théramène.

 

Il est le fils de Thésée et d’Antiope, sœur d’Hippolytè reine des Amazones. Cette parenté le place dans une situation impossible. Il est le descendant d’une femme dont il a hérité une surféminité qui ne saurait lui garantir le statut d’homme (le cœur si fier, si dédaigneux v. 67 ; l’implacable ennemi des amoureuses lois v. 59), et d’un père qui lui ferme symboliquement les portes de la virilité, à un double titre :

 

–         Thésée est un héros, émule d’Héraklès (cf. allusion à Alcide, autre nom d’Héraklès, au v. 78), un homme au dessus du commun des mortels, qui a assuré l’ordre et la loi dans toute le Grèce, triomphant des brigands (Périphétès d’Epidaure, Sinis à Corinthe, Procuste à Erinéos), imposant sa force (contre le roi Cercyon à Eleusis), triomphant du Minotaure (v. 80 à 82). Si Hippolyte veut partir comme il l’a annoncé à l’entrée de la pièce, c’est pour retrouver son père et se mettre en situation de faire ses preuves, de se trouver lui-même et d’accéder à son tour au statut de héros : vaincre des monstres lui aussi, et incidemment acquérir « le droit de faillir comme lui » 39–.

 

–         D’autre part, et peut être surtout, Thésée est un « homme à femmes », un séducteur, qui confirme et enferme Hippolyte dans ce que l’on est en droit d’appeler son refoulement : de la belle geste de Thésée, Hippolyte ne veut garder qu’une moitié, celle qui concerne la victoire sur les monstres et les brigands, et veut oblitérer, censurer la geste des amours, moins glorieuse, indigne selon lui  (v. 83 à 94).

 

2)      Phèdre et la parenté fatale

 

Phèdre intervient d’emblée dans le discours d’Hippolyte à travers la célèbre périphrase jugée inepte par un personnage de La Recherche : "La fille de Minos et de Pasiphae" (v. 36). Une périphrase qui dit tout pourtant de Phèdre, et de l’intrigue qui va naître : Phèdre n’est évoquée par Hippolyte qu’à travers son ascendance, qui signe aussi sa contradiction :

 

–         Minos incarne la loi, il est une sorte de double de Thésée, héros civilisateur et législateur, et comme Thésée aussi, séducteur impénitent, même si Phèdre dans la suite de la pièce, (et à l’instar d’Hippolyte vis à vis de Thésée) ne voudra voir en lui qu’un père digne, le juge qui siège aux Enfers.

 

–        De sa mère Pasiphae, elle hérite d’une double contradiction : Pasiphae est fille du soleil, du côté de la vie et de l’affirmation de l’être, et Phèdre à l’ouverture de la pièce refuse la lumière, ne cherche la fréquentation que de l’ombre ("Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire" dit Théramène (v. 46) ; Mes yeux sont éblouis du jour que je revois v. 155). Surtout, Pasiphae apparaît plus monstrueuse encore que le Minotaure avec qui elle s’est accouplée (elle a choisi le monstre), et Phèdre reconnaît en elle-même sa fureur, et des pulsions incontrôlables.

 

3)      Aricie et la parenté interdite

 

Le farouche Hippolyte a élu parmi les femmes la femme interdite, "reste d’un sang fatal" (v. 51), celle que son père lui refuse par un obstacle éternel (v. 104). Si Hippolyte et Phèdre n’existent que dans leur ascendance, Aricie incarne la fratrie fautive : Hippolyte n’évoque pas la possibilité de lui donner un enfant mais de donner des neveux à ses frères… (v. 106). Les frères d’Aricie, ce sont les Pallantides, fils de Pallas, le demi frère d’Égée, qui avait aidé celui-ci à prendre le pouvoir à Athènes, puis avec qui il s’était querellé. Aricie la prisonnière incarne un enjeu de pouvoir, elle est la seule survivante des descendants de Pallas, la prétendante la plus légitime au trône si Thésée disparaît. Hippolyte en la choisissant prend l’option de la trahison, ou à tout le moins de la désobéissance (la témérité v. 112). Choix d’une autre famille, d’un autre destin, mais aussi choix impossible et stérile (D’une tige coupable il craint un rejeton v. 107 ; remarquable : la tige est du côté d’Aricie…).

 

II) Stratégies du détour

 

La pression de l’ascendance, dont nous venons de parler, peut être lue comme un détour de soi, et une impossibilité de s’assumer. La pièce s’ouvre sur une sortie, et même une double sortie de ceux qui vont constituer le nœud du drame : Hippolyte veut quitter Trézène pour retrouver son père, et Phèdre s’exiler de la vie. Cette démarche d’évitement est inscrite en creux dans tout le passage dont il donne la clé.

 

1)      La parole soufflée

 

D’un point de vue dramatique, puisque c'est à une pièce de théâtre que nous sommes confrontés, on se doit d’insister sur l’extrême violence qui conduit sur la scène à nier autrui dans sa parole, à le faire taire : Théramène et Hippolyte occupent ici des positions strictement antinomiques, puisque l’un questionne, attend une réponse, ouvre l’autre à la parole (v. 8 ; v. 33 ; v. 47 ; v. 65), et l’autre au contraire l’interdit et la nie,

 

–         en invitant au silence et au retrait ("Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée" v.22), quand il est question du statut héroïque de Thésée, qu’Hippolyte veut univoque,

 

–         en reprenant la parole pour la dénier ("Ami, qu’oses-tu dire ?" v. 66), quand Théramène ose utiliser le verbe aimer,

 

–         en coupant court à l’échange ("Théramène, je pars, et vais chercher mon père" v. 138), quand Théramène prononce le nom d’Aricie,

 

–         ou encore, mais avec Phèdre cette fois, en l’évitant d’emblée ("Il suffit, je la laisse en ces lieux"  v. 152).

 

Ce refus de la parole, ou, pour parler net, ce refoulement généralisé de la part d’Hippolyte, intervient dans cette scène d’exposition comme une répétition générale du refoulement de la déclaration de Phèdre à la scène 5 de l’Acte II ("Dieux ! Qu’est-ce que j’entends …"). On l’aura compris, derrière la négation d’autrui dans sa parole, il y a aussi et surtout, une négation de soi.

 

2)      Les détours du langage

 

Phèdre  est une tragédie de l’âge classique, et l’on ne saurait s’étonner d’y trouver des périphrases, ou d’autres figures de l’atténuation. Dans la mesure où nous avons parlé de refoulement, comment s’étonner que l’objet de ces atténuations soit l’amour, la sexualité, et pour finir, soi-même ? On peut ainsi faire le départ entre les périphrases que l’on dira "classiques", presque lexicalisées, et qui sont le fait de Théramène ("le joug que Thésée a subi tant de fois" v. 60, ou encore Vénus  v. 61) et les périphrases ou les atténuations plus neuves, plus négatives aussi, qui attirent d’autant plus l’attention, et qui sont le fait d’Hippolyte : ainsi de l’indigne obstacle (v. 24), des faits moins glorieux (v. 83). D’autre part, Théramène joue de la palette expressive dans les deux sens, celui de l’atténuation, mais aussi celui de la mise en valeur, comme dans la gradation vous aimez, vous brûlez (v. 135).

 

Mais aussi, Théramène et Hippolyte ne parlent pas de la même chose : l’un évoque la puissance d’un héros et l’amour glorieux, et l’autre, le désir sexuel inconvenant de son père. L’atténuation conduit même à oblitérer le mot "enfant" dans la bouche d’Hippolyte : Thésée défend de donner des neveux à ses frères (v. 106).

 

Les personnages eux-mêmes sont désignés par des périphrases : Phèdre est "La fille de Minos et de Pasiphae" (v. 36), Thésée "ce héros intrépide / Consolant les mortels de l’absence d’Alcide" (v. 77- 78), et Hippolyte se met lui-même à distance en parlant de lui à la troisième personne (v. 49) comme c’est souvent le cas dans les moments de crise du théâtre racinien.

 

3)      La méconnaissance et le malentendu

 

La position résolument biaisée d’Hippolyte le conduit inévitablement au malentendu et aux interprétations erronées :

 

–         Vis à vis de Phèdre, qui est celle qu’il devrait craindre, contre toutes les apparences de faiblesse et d’impuissance (v. 45 - 48). Phèdre à qui il ne veut pas montrer un visage odieux (v. 152).

 

–         Vis à vis de Thésée, père vénéré, attendu, recherché, et castrateur (cf. supra).

 

–         Vis à vis de lui-même : on pourrait dire d’Hippolyte qu’il est un personnage de Corneille égaré dans une pièce de Racine ; le langage de la gloire cornélienne lui sert à dissimuler son moi et son mal raciniens ; ainsi dans l’autoportrait qu’il fait de lui en jeune homme farouche : fier, dédaigneux, orgueil (v. 66 à 74). Hippolyte vit sur une image construite et rassurante de lui-même (Je me suis applaudi v. 72), qui lui assure la méconnaissance de lui-même, et lui interdit la vie.

 

Hippolyte apparaît ainsi dès l’ouverture de la pièce comme essentiellement décalé, et comme une victime offerte : il recherche le père qui lui veut du mal, s’interdit l’amour et la femme qu’il aime, et voit une ennemie dans celle qui l’aime.

 

 

 

III) La vie évitée

 

1)      Hippolyte et la fuite

 

La stratégie du détour et de l’évitement dans la parole trouve son exacte correspondance dans l’attitude d’Hippolyte, qui est celle de la fuite : c’est ainsi que s’ouvre la scène qui nous intéresse, et la pièce : Le dessein en est pris, je pars…

 

Ce départ apparaît d’emblée surprenant, puisque ce que fuit Hippolyte, c’est l’aimable Trézène (v. 2). Hippolyte est hésitant, et à défaut d’une stratégie délibérée de fuite, on pourrait parler de faux fuyant : pour justifier sa fuite, il invoque tour à tour

 

–         Thésée (1ère intervention) qu’il veut retrouver à la fois en tant que père et incarnation de la Loi,

 

–         Phèdre (v. 34) en tant qu’ennemie et incarnation d’un danger politique, finalement récusée ("Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains" v. 48)

 

–         au profit d’Aricie, au moment même où intervient le discours du refoulement, et le rappel de la loi paternelle (v. 105 sq.).

 

Au terme de ces détours ou de ces prétextes, Hippolyte revient à sa justification première : "Théramène, je pars, et vais chercher mon père" v. 138).

 

2)      Phèdre et l’évanouissement de soi

 

Dans ce qui pourrait apparaître comme une compulsion de fuite, comment s’étonner encore qu’Hippolyte évite Phèdre elle-même 151- 2) ?

 

Mais cet évitement est superfétatoire, puisque Phèdre s’éteint et s’absente d’elle-même. Hippolyte veut parcourir le monde en quête de son père ou de lui-même, sortir, quitter le plateau ; Phèdre fuit sur place, dans la mort et l’évanouissement : "Une femme mourante, et qui cherche à mourir" (v. 44) selon Théramène; "La reine touche presque à son terme fatal" (v. 144)… "Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache" (v. 146) dit Oenone ; enfin, Phèdre elle-même : "N’allons point plus avant… Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne" (v. 153- 4). On pourrait opposer le parti pris de passivité d’Hippolyte, à l’activité négative de Phèdre : quand Hippolyte évite, Phèdre écarte et rejette (v. 150 : écarter tout le monde) ; alors qu’ Hippolyte refoule, Phèdre cache (cf. v. 146 cité supra) ; Hippolyte souffre de la parole prononcée, Phèdre meurt de ne pouvoir dire.

 

Les deux protagonistes de la pièce, ceux entre qui le drame va se nouer sont à proprement parler interdits de présence.

 

Bilan

 

Ainsi, nous avons vu que, plus que le destin, c’est la généalogie qui constitue le moteur de l’action dans Phèdre, et la réponse que trouve Hippolyte à cette pression consiste dans une stratégie d’évitement et de fuite qui ne résistera pas au sursaut vital de Phèdre et à son accès à la parole. Le spectateur sait que Phèdre est une tragédie, et que la pièce dit qu’il est impossible et interdit d’être heureux. L’impossible et l’interdit, c’est ce qu’affirment ces premiers échanges de Phèdre : l’interdiction d’être un homme dans la foulée du père, l’impossibilité d’aimer la femme interdite par la famille, la forclusion de la parole amoureuse.