OBJET D’ETUDE Le théâtre, texte et représentation |
LECTURES ANALYTIQUES |
LECTURES CURSIVES, DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES, ACTIVITES. |
Le théâtre et sa représentation du XVIIème siècle à nos jours.
Problématique : Représenter l'irreprésentable, le caché: l'infâme et le divin: Comment le théâtre met-il en oeuvre cette transgression?
Etudes transversales et/ou thématiques : Ombres scéniques : les représentations du fantôme et de la culpabilité au théâtre. Du théâtre à l'opéra : le cas de Don Giovanni Les apports de la mise en scène
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Séquence 3 : Œuvre intégrale : Dom Juan, Molière
LA 17 : acte I, scène 1, toute la scène
LA 18 :III, 1 de"Je veux savoir un peu vos pensées à fond" à " que vous soyez damné !"II, 2, en entier
LA19 :III 2 : scène du pauvre
LA 20: le châtiment final : la fin de la pièce, les scènes V, 4, 5, 6.
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Langues et cultures de l’antiquité (textes et documents): Eschyle, les Euménides, début de la pièce
Activités (mise(s) en scène) :
mises en scène visionnées: -Marcel Bluwal - Daniel Mesguich - Armand Delcampe
Questions sur corpus : Les ombres scéniques : Eschyle, les Perses, Shakespeare, Macbeth, Isben, Rosmersholm
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Objet d’étude secondaire : Les réécritures d’un mythe |
Problématique 1: Comment le monde de la musique s’est emparé du mythe
Problématique 2 : Comment le mythe s’est illustré dans tous les mouvements littéraires.
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Mozart : Don giovanni Hoffmann : Don Giovanni
1. Siècle d’Or Espagnol : Lope de Vega 2. Baudelaire, "Don Juan aux enfers" etc.
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http://www.youtube.com/watch?v=RbDGdlcLJLU
versin integrale du téléfilm de Marcel Bluwal
explication de la scène d'exposition : https://youtu.be/AroX7KRxlGw
INTRODUCTION : LES CIRCONSTANCES DE LA COMPOSITION DE DOM JUAN.
Directeur de troupe, auteur, metteur en scène et comédien tout à la fois, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière commence à connaître un grand succès avec les Précieuses ridicules en 1659 et l'École des Femmes, en 1662 ; mais dès ce moment il se heurte au clan dévot, mené par de grands personnages de la cour et par la Reine-mère, Marie de Médicis, qui l'accusent d'irrespect à l'égard du mariage, donc de la religion.
Se croyant fort de la protection du Roi Louis XIV, Molière contre-attaque par une comédie féroce contre l'hypocrisie, le Tartuffe ; la cabale des dévots l'accuse alors d'athéisme, une accusation très grave pouvant mettre sa vie en danger, et fait interdire Tartuffe.
Molière écrit alors, à partir d'août 1664, Dom Juan, destiné à remplacer Tartuffe à l'affiche : courageusement, il y reprend l'attaque contre l'hypocrisie ; Dom Juanfera à son tour l'objet d'une violente attaque des dévots La pièce, créée le 15 février 1665, connaît un vif succès et sera représentée 15 fois jusqu'au 20 mars. Mais Molière ne la fait pas imprimer, et elle ne sera plus représentée de son vivant.
Molière sera désormais plus prudent pour les pièces suivantes : la faveur du Roi est inconstante. Le Misanthrope, qui date de 1666, témoigne de son amertume.
Les sources :
Quand Molière s'empare du thème de Dom Juan, celui-ci est à la mode : en 1625, l'auteur espagnol Tirso de Molina a écrit El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (Le Trompeur de Séville et le convive de pierre) ; deux versions italiennes en ont été tirées, de Cicognini et de Giliberto, dont la seconde a servi de modèle à deux tragi-comédies françaises de Dorimond et de Villiers, intitulées toutes deux Le Festin de pierre ou le Fils criminel. On notera au passage l'origine probable du curieux sous-titre de notre pièce : "Le festin de pierre" résulte sans doute d'une mauvaise traduction de l'espagnol "convidado" : "convive", et non "banquet" !
Le texte :
Non imprimé du vivant de Molière, il sera publié, dans sa version non censurée, en 1682 (Molière est mort en 1673) ; une version censurée (qui reprend les corrections apportées par Molière après la première représentation) paraîtra en Hollande en 1683.
Nous nous appuierons sur le texte de 1682.
Acte I :
1 : Gusman et Sganarelle : éloge du tabac
2 : Dom Juan et Sganarelle è tirade de Dom Juan
3 : Donne Elvire / Dom Juan
Acte II : Intermède PAYSAN
1 : Charlotte - Pierrot
2 : Dom Juan - Charlotte
3 : Dom Juan - Pierrot - Charlotte
4 : Dom Juan - Charlotte - Mathurine
5 : Dom Juan - Charlotte - Mathurine ==> Dom Juan part.
Acte III : PROBLÈME DE LA RELIGION
1 : Dom Juan - Sganarelle ==> tirade de Sganarelle sur la foi
3 : Dom Carlos
4 : Dom Alonse - Dom Carlos - Dom Juan
5 : le tombeau du Commandeur.
Acte IV : VISITES MULTIPLES : DIVERS APPELS A LA CONVERSION.
1 : Dom Juan - Sganarelle
2 : La Violette (Transition )
3 : Monsieur Dimanche (Transition )
4 : Dom Louis
5 : Dom Juan - Sganarelle (Transition)
6 : Dom Juan - Donne Elvire
7 : Souper Dom Juan - Sganarelle
8 : Statue du Commandeur
Acte V :
1 : Dom Louis
2 : Dom Juan - Sganarelle ==> tirade de l'hypocrisie
3 : Dom Carlos
4 : Dom Juan - Sganarelle : scène intermédiaire
BRIÈVETÉ DU DÉNOUEMENT :
5 : Un spectre
LA CONSTRUCTION :
UNE PIÈCE DE FACTURE PEU CLASSIQUE :
Unités de lieu et de temps mises à mal : on a peine à croire à tant de rencontres en un jour ; mais unité de caractère d'un personnage, Dom
Juan.
Il s'agit d'un " travelling " qui suit le personnage dans ses pérégrinations.
CONCLUSION :
==> ESTHÉTIQUE BAROQUE.
Le mythe de Dom Juan, avant et après Molière.
1. Les sources
- Espagnoles (Tirso de Molina)
- Italiennes et françaises
Le mythe est double : religieux (DJ libertin) et social-psychologique (DJ séducteur)
2. Molière :
Chez lui les deux aspects se retrouvent, mais insistance sur l'aspect religieux :
- le pauvre
- l'hypocrisie…
3. 18ème siècle : Mozart et Da Ponte :
- l'aspect religieux tend à disparaître : plus de scène du Pauvre.
- Mais Don Giovanni est un séducteur sans scrupule, un être immoral (1ère scène : il tue le Commandeur après avoir failli violer sa fille !)
- C'est un danger social (on est à la veille de 1789), qui révèle durement la lutte paysans ~ noblesse : épisode de Masetto, plus pathétique que l'intermède paysan de Molière. Masetto est digne,
et se bat.
4. Le Don Juan romantique, ou post-romantique :
- le défi à Dieu - ou au Diable ! cf. Verlaine : Dom Juan pipé, in Jadis et Naguère.
- Ou sens de l'absurdité, refus de se fixer è proche du héros romantique (Hernani !)
La condamnation morale s'efface, au profit d'une fascination : Baudelaire, Mérimée, Barbey d'Aurévilly…
5. Une résurgence au 20ème siècle :
- film de Losey, ballet de Béjart, nombreux opéras.
- Héros individualiste, anarchiste… refusant toutes les lois : héros positif.
- Le personnage de Mozart l'emporte sur celui de Molière (la question religieuse n'est plus d'actualité ; en revanche, on s'interroge sur le comportement amoureux : homosexualité refoulée ?
rapports Sganarelle / Dom Juan !
- Dernier avatar : La Nuit de Valognes, d'Eric-Emmanuel Schmidt (années 90) : Dom Juan, vieilli, est jugé par ses victimes, qui
ont déjà choisi le châtiment. Il est condamné à épouser sa dernière conquête, Angélique. A la surprise générale, Dom Juan accepte, et annonce même qu'il sera fidèle… et complaisant !
La vérité finit par se faire jour : Dom Juan avait bien rencontré l'amour… mais un amour homosexuel, qu'il n'a su ni reconnaître, ni assumer. Et depuis, il est brisé !
DOM JUAN DE MOLIèRE (1662)
Dom Juan et la religion : le défi à Dieu
La grande originalité du Dom Juan de Molière par rapport au mythe, c'est l'aspect religieux : Dom Juan, non content de contester par son existence même les valeurs morales aristocratiques, le sacrement du mariage et le respect dû au père, s'attaque au fondement même de la société. C'est un libertin, non seulement au sens moral que le mot prendra au 18ème siècle (Valmont, dans les Liaisons Dangereuses, ou les personnages de Sade sont des "libertins"), mais au sens fort que prend le mot au 17ème siècle : athée, ou sacrilège.
Dom Juan est-il athée ?
Acte III, 1 : Dom Juan affirme ne croire ni au ciel, ni à l'enfer, ni à une vie au-delà de la mort : "je crois que deux et deux sont quatre..." On pourrait donc penser que Dom Juan est un athée conséquent, ou du moins un agnostique.
Or plusieurs scènes vont à l'encontre de cette affirmation :
La scène du Pauvre (III, 2) : Dom Juan se moque cruellement de l'ermite, et de l'inefficacité de ses prières, qui le
laissent dans le dénuement.
Il l'oblige à jurer, c'est à dire à commettre un sacrilège.
Or le Pauvre est un être sacré : c'est donc une attaque directe contre Dieu, comme le confirme la dernière phrase : "je te le donne pour l'amour de l'humanité". Dans la formule normale,
on attend "pour l'amour de Dieu".
Est-ce une attaque contre la religion (institution purement humaine), ou contre Dieu ? Dans ce cas, attaque-t-on ce à quoi on ne croit pas ?
La scène du tombeau (III, 5) témoigne du même mépris pour le sacré. Dom Juan n'est pas ou peu ébranlé, même par le "miracle" qui terrifie Sganarelle... mais il marque une impatience nouvelle.
Dom Juan face à son père (IV, 4-5), puis à Donne Elvire (IV, 7) : Dom Juan est insensible à leur prière et à leurs objurgations.
Les scènes d'hypocrisie (V, 1, 2 et 3) s'accompagnent d'un discours sur la religion, la cabale et les hommes pieux, qui sont soit hypocrites, soit dupes : ces scènes sont conçues comme l'injure ultime à la religion.
Le duel final avec le Ciel (V, 4-5) : affrontement direct - et le dernier mot de Dom Juan est "Non" !
L'affrontement est donc de plus en plus direct entre Dom Juan et Dieu. Il y a gradation dans le crime, qui prend de plus en plus l'allure d'un défi au Ciel. Ce n'est pas l'attitude d'un athée : on ne défie pas ce qui n'existe pas !
Les défenseurs de la religion :
Sganarelle.
Si la pièce de Molière avait uniquement pour but de dénoncer la démesure d'un athée, Dom Juan trouverait en face de lui des défenseurs conséquents de la religion, comme Tartuffe a eu en face de lui Cléante. Or le défenseur le plus présent est... Sganarelle !
Sganarelle représente le double et le contraire de Dom Juan ; défenseur de la religion, il est aussi poltron, menteur, et surtout crédule. Dans la scène où il discute sérieusement (?) avec Dom Juan, il est en habit de médecin, ce qui chez Molière discrédite totalement le discours. Par ailleurs, il met Dieu et le "moine bourru" sur le même plan :
"Il n'y a rien de plus vrai que le Moine Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là".
Sa morale relève du bon sens, sans grandeur. Il condamne l'immoralité de Dom Juan... mais rudoie le Pauvre avec lui dès la scène suivante (III, 2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Et il se comporte de même à l'égard de Monsieur Dimanche.
Ses arguments ne sont pas grotesques en soi : la beauté de la nature, l'origine de l'homme, sa liberté... mais il n'est pas capable de les tenir jusqu'au bout, il il "leur casse le nez". Et l'on verra dans la suite que c'est le surnaturel qui convainc Sganarelle !
Enfin, à la fin de la pièce, sa moralité est étouffée par son intérêt immédiat : son dernier cri (qui est aussi le dernier mot de la pièce) est "mes gages !"
Sganarelle est donc le représentant d'une religion populaire, mêlée de superstition, et qui se confond avec un respect peureux des puissants et des conventions. Bribes de raisonnements mal assimilées, confusion, cette religion ne repose sur rien de sérieux, et elle ne donne même pas à Sganarelle une quelconque conscience morale : il est donc le plus catastrophique défenseur possible de la religion.
Les deux représentants les plus nobles et les plus touchants de la morale et de la religion se caractérisent d'abord par leur impuissance. Tous deux sont des victimes, et leur rôle dans l'intrigue est loin d'être décisif.
Tout le prestige revient donc à Dom Juan, qui dans son défi à Dieu a le courage d'aller jusqu'au bout, jusqu'au sacrifice de sa vie. Son dernier mot est un hurlement de douleur physique... mais nullement un aveu de défaite ! L'on comprend que la pièce, aussitôt après le Tartuffe, ait mis les dévots hors d'eux...
Le dénouement : acte V, scènes 5 et 6
Prévisible dès l'acte III, le dénouement se fait longuement attendre (voir la structure de la pièce), et se précipite en deux très courtes scènes : voilà qui est contraire aux règles du dénouement classique (tous les personnages se retrouvent en scène, le sort de chacun est fixé).
Un dénouement attendu, mais peu conforme aux règles :
La morale est sauve : Dom Juan a été foudroyé.
Une forme peu classique : tous les personnages ne sont pas réunis sur scène. Le sort de chacun est indifférent ; les gens que Dom Juan a fréquentés ne vivent que par rapport à lui, et s'effacent quand il n'y pense plus. Que deviennent Charlotte, Mathurine, Elvire ?... Seul Sganarelle (et il n'est pas indifférent que ce soit un personnage carnavalesque qui ait le dernier mot, et avec un mot parfaitement trivial) demeure, mais son cri réduit les liens qui l'unissaient à Dom Juan à une pure relation mercantile.
De plus, triomphe de l'esthétique baroque : intervention du surnaturel, (le spectre, la statue...) et utilisation de machines spectaculaires, ancêtres de nos "effets spéciaux".
Un dénouement ambigu :
Sganarelle parle au nom de la morale (appel au repentir, dernière tirade) mais au moment du danger il désavoue le maître dont il a été le complice et le double : "mes gages" prend une tournure grinçante : Dom Juan n'est plus qu'un employeur indélicat, qui part sans payer ses employés ! Le comique, grinçant, survit au milieu du tragique. Et le tenant de la morale se disqualifie définitivement, notamment aux yeux d'un public noble, pour qui parler d'argent est de la dernière vulgarité.
Dom Juan subit-il une défaite ? L'exclamation "ô ciel" est arrachée par la douleur physique, et sa dernière parole lucide est "non". Toute la puissance du ciel peut écraser physiquement un homme, mais ne peut rien contre la liberté de la conscience...
Dom Juan ou la transgression de l'ordre social.
Dom Juan offre un véritable panorama de la société ; Dom Juan, face à chacune des classes représentées, joue sa propre partition transgressive.
La noblesse :
Représentée par Donne Elvire et ses frères, ainsi que par Dom Louis (et Dom Juan lui-même), elle se veut porteuse de valeurs morales : bravoure, sens de l'honneur, respect des femmes, de la religion, de la parole donnée. Or Dom Juan met en danger ce code social :
il ne respecte pas les normes sociales, refusant par exemple la charité au Pauvre et l'obligeant au sacrilège.
Il ne respecte pas les sacrements : ni le mariage ("c'est un épouseur à toutes mains"), ni les funérailles (scène du tombeau).
Il ne respecte pas la parole donnée : à Donne Elvire, mais aussi à Monsieur Dimanche !
Enfin, il ne respecte pas son père : ni les liens du sang, ni les cheveux blancs ne l'empêchent de bafouer cruellement celui-ci.
"C'est une terrible chose qu'un grand seigneur méchant homme" s'exclame Sganarelle (I, 1) : en transgressant brutalement toutes les valeurs de la noblesse, Dom Juan met à nu la brutalité des rapports sociaux.
Les paysans :
L'acte qui oppose Dom Juan aux paysans est éminemment comique : face à Mathurine et Charlotte, Dom Juan, homme du réflexe, obéit mécaniquement à
sa nature, au risque de se mettre en difficulté ; mais il profite également avec cynisme de sa position de noble, face à deux petites paysannes naïves. L'affrontement avec Pierrot rappelle la
dimension sociale du conflit : "nos femmes", "parce que vous êtes monsieur".
Molière atténue ce que la scène pourrait montrer de brutal affrontement de classe en faisant de Pierrot un personnage comique, à la fois fanfaron et peureux ; il n'en reste pas moins que l'on
retient le cynisme et l'absence de scrupule, la brutalité du Noble face à des paysans désarmés (et à qui, en outre, il doit la vie ! Il transgresse même la plus élémentaire morale...)
Le Pauvre :
C'est en réalité un ermite, c'est à dire un personnage qui a abandonné le "monde" pour se consacrer à Dieu. Comme tel, il devrait être un personnage sacré. Là encore on peut souligner la brutalité des rapports : Dom Juan joue cette fois non de son rang, mais de sa fortune. Il échoue d'ailleurs. Il s'agit moins ici d'un affrontement de classe que d'une lutte morale. Dom Juan peut transgresser les valeurs sacrées, pour lui-même ; mais il ne peut entraîner quiconque a de puissantes convictions morales. Il n'entraîne ni Donne Elvire, ni le Pauvre, mais il peut séduire Sganarelle ou les paysannes, qui n'ont aucune conviction solide !
Les bourgeois :
Ils sont représentés par M. Dimanche, un marchand, créancier de Dom Juan. Les seuls rapports entre la Noblesse et la bourgeoisie sont des rapports d'affaire, mais ceux-ci supposent un minimum de bonne foi de part et d'autre.
Sous la parfaite politesse de Dom Juan perce un écrasant mépris de caste : sa familiarité en est presque insultante (il demande des nouvelles du petit chien !) ; et il paie littéralement de mots le pauvre bourgeois !
Sganarelle, double déformé de Dom Juan (mais qui révèle sa vérité sans masque) se conduit de manière méprisante à l'égard du marchand, et met en évidence les rapports de domination.
Les domestiques :
Si Gusman est le reflet de sa maîtresse et adopte un langage de moraliste peu différent de celui d'un Dom Louis ou d'un Dom Carlos ("chastes feux de Donne Elvire"... "un homme de sa qualité...", "les saints nœuds du mariage")...
en revanche les liens de Sganarelle avec Dom Juan sont beaucoup plus complexes, relevant tantôt de la complicité, tantôt de la servilité.
Il condamne son maître en paroles (I, 1 ; II, 4), mais il l'imite souvent en acte, en particulier lorsque Dom Juan rend manifeste des rapports de domination : avec M. Dimanche, ou avec le Pauvre.
Il va parfois même jusqu'à l'identification complète, avec M. Dimanche (IV, 1 : "de quoi s'avise-t-il de venir nous demander de l'argent ?" - on apprend d'ailleurs que lui aussi a emprunté au marchand !) ou IV, 7 : "qui diable vient nous troubler dans notre repos ?"
mais il subit lui-même ce rapport de domination : il se taît quand son maître menace (I, 2) et obéit en gémissant de sa complaisance (I,3 ; II, 4 ; II,5 ; IV, 1 ; IV, 5). Et là encore, Dom Juan n'hésite pas à abuser de son pouvoir, exposant son valet à sa place (en prenant ses habits, en l'envoyant répondre à la statue...) sans le moindre scrupule.
La transgression ultime : l'hypocrisie (V, 2).
On pourrait penser que l'hypocrisie, dernier visage de Dom Juan, tranche avec les précédents ; l'hypocrisie, art de la dissimulation, suppose des calculs, une petitesse incompatibles avec la nature généreuse et démesurée de Dom Juan. Mais il l'utilise comme un moyen de poursuivre sa route, et d'assouvir ses désirs. L'hypocrisie est donc un instrument de la volonté de puissance, dans une société corrompue.
La tirade sur l'hypocrisie est surtout une arme de guerre aux mains de Molière, qui par ce moyen règle violemment ses comptes avec ses ennemis du camp dévot. Dom Juan est la continuité de Tartuffe.
Dom Juan, par son refus de toutes les règles de bienséance sociale, met en danger l'ordre social tout entier, dont il révèle l'hypocrisie et l'insupportable brutalité. Parce qu'il fait voler en éclats les apparences, il représente un danger pour sa propre classe.
Dom Juan et les femmes : de la démesure à l'échec
Une démesure triomphale...
Dom Juan expose dans une célèbre tirade sa conception de l'amour : acte I, scène 2.
...contredite par les faits.
Dom Juan est en échec lorsque Molière nous le fait rencontrer. Il a certes séduit Donne Elvire dans son couvent et l'a épousée ; mais à présent il est dans la posture d'un fugitif, désireux d'échapper à sa femme et aux frères de celle-ci ! Une situation assez peu glorieuse...
Le second épisode qui met Dom Juan aux prises avec des femmes est l'intermède paysan de l'acte II. Mais là encore, la conquête semble facile : Charlotte et Mathurine sont intéressées, naïves, toutes prêtes à abandonner leur promis pour écouter les promesses d'un grand seigneur. On peut penser que la personne de Dom Juan n'entre qu'assez peu dans l'intérêt qu'elles prennent pour lui.
Et l'on constate qu'alors que Dom Juan était prêt à donner "dix mille cœurs" et à "aimer toute la terre" (I,2), la présence simultanée de deux jeunes filles suffit à le mettre en échec. Sans parler de l'intervention de Pierrot... et l'avertissement de La Ramée intervient à point pour qu'il puisse légitimement prendre la fuite sans trop perdre la face !
Après l'intermède paysan, les femmes sont singulièrement absentes durant presque trois actes ; Dom Juan rencontre successivement un ermite, les frères d'Elvire, son père, un marchand, et la statue du Commandeur... mais aucun élément féminin. Il fauda attendre la fin de l'acte V pour que l'on voit réapparaître donne Elvire. Et pour une rencontre manquée : elle ne parvient pas à le convaincre de changer de vie, et lui ne la séduit pas. Chacun d'eux repart vers son destin.
Vanité de la quête ?
"Tout le plaisir de l'amour est dans le changement" affirme Dom Juan. En réalité, ce n'est nullement la prise qui l'intéresse, mais la chasse, pour reprendre une expression de Pascal. Il ne redoute rien tant qu'une relation stable, et la personne même de la femme qu'il veut séduire ne l'intéresse pas.
On peut donc penser que la démesure de ses ambitions repose en réalité sur une grande pauvreté affective, une incapacité à aimer. "Aimer toute la terre" revient en fait à n'aimer personne ; et cela n'est pas sans évoquer le rejet par Alceste, dans le Misanthrope, de ces gens qui ont quantité d'amis... mais aucun véritable (Misanthrope, I, 1 : "l'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait"). L'amour, comme l'amitié, suppose une certaine exclusivité...
A moins qu'il ne faille imaginer, comme Eric-Emmanuel Schmidt que Dom Juan... se trompe tout simplement d'objet, et n'aime en réalité pas les femmes. A lire absolument, la Nuit de Valognes, aux éditions Acte Sud !
Sganarelle, un double carnavalesque de Dom Juan.
Le personnage de Sganarelle est fondamental dans la pièce ; la meilleure preuve était qu'il était joué par Molière lui-même. Sa "force comique" faisait donc pendant à l'aspect parfois tragique du personnage de Dom Juan. On peut voir en lui un "double", à la manière de Sancho Pança aux côtés de Dom Quichotte (et même de Panurge aux côtés de Pantagruel).
Un homme du peuple :
Dans son langage
Dans son incapacité à soutenir un raisonnement philosophique, par manque de formation culturelle
Dans ses superstitions religieuses : il met le "moine bourru" sur le même plan que Dieu lui-même
Il lui arrive donc parfois de se placer du côté du peuple : voir l'épisode paysan, ou celui du pauvre (épisodes dans lesquels son attitude est pour le moins douteuse !)
Dans sa dépendance économique à l'égard de son maître : son dernier mot, "mes gages !" le range dans la catégorie non-noble par excellence, bourgeois ou hommes du peuple, pour qui l'argent est un besoin vital, ou du moins une préoccupation majeure.
Aux côtés de Dom Juan, il représente le "bas corporel" :
éloge paradoxal du tabac (I, 1)
effets physiques de la peur... et de l'habit de médecin (habit qui d'ailleurs a partie liée avec les fonctions du corps : importance des
déjections dans l'ancienne médecine) : III, 5
Dom Juan : Comment ? coquin, tu fuis quand on m'attaque ?
Sganarelle : Pardonnez-moi, Monsieur ; je viens seulement d'ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c'est prendre médecine que de le porter.
Dom Juan : Peste soit l'insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d'un voile plus honnête [...]
Les appétits : il mange pour de bon sur scène (IV, 7)
La gestuelle : il reçoit des gifles (acte II), tombe au beau milieu de son raisonnement (III, 1), pousse M. Dimanche hors du théâtre
(acte IV)
Un contrepoids aux excès de Dom Juan ?
Face au cynisme et aux défis de Dom Juan, Sganarelle veut représenter la raison : il n'approuve ni le défi à la religion, ni le mépris absolu de son maître pour le mariage et les valeurs admises, ni le jeu sur l'hypocrisie.
Mais son attitude est ambiguë : si son premier raisonnement (III, 1) se tenait à peu près malgré la gesticulation finale, le second (V,2) appartient de toute évidence au genre du discours parodique, et ne vaut guère mieux que le discours de Janotus dans Gargantua : c'est un discours purement carnavalesque. Par ailleurs, il adopte souvent l'attitude de son maître : cf. l'épisode du Pauvre (III,2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Son sens de la mesure consisterait donc essentiellement à ne pas aller au-delà de ce que l'opinion ne peut admettre : on peut jurer "un peu", tromper "un peu" sa femme, oublier "un peu" de rendre l'argent que l'on a emprunté... Une morale sans rigueur ni grandeur !
Sganarelle donne lui-même dans la démesure :
Lorsqu'il endosse des habits trop grands pour lui : le médecin (mais il est incapable de citer correctement des organes), le moraliste et le théologien (lorsqu'il prétend, avec son "petit" sens, surpasser les lettrés)
Lorsqu'il veut avertir Dom Juan des dangers qui le menacent, à l'instar de ceux qui ont prononcé de tels avertissements à l'acte IV ; mais (V, 2) il ne parvient qu'à produire un discours grotesque et dépourvu de sens, et la solennité du ton ("Sachez, Monsieur...") s'en trouve réduite à néant.
On observe donc, à propos de Sganarelle, ce que Mikhaïl Bakhtine notait à propos de l'évolution des lectures de Rabelais : le caractère carnavalesque a perdu à la fois son aspect violemment contestataire, et son aspect positif, constructif ; il ne s'agit plus d'un rire libérateur, qui dissipe la peur et allie mort et renaissance ; ce n'est plus qu'un rire négatif, dévalorisant et satirique. Ce n'est plus Sganarelle qui conteste l'ordre, mais Dom Juan ; et Sganarelle n'est qu'un représentant ridicule et dévalorisé de la raison et de la mesure - le contraire même du personnage carnavalesque.
Contrairement à la plupart des grandes comédies, qui condamnent toutes un excès, et flanquent leurs extravagants d'un double raisonnable, Cléante, Chrysale, Philinte, il n'y a pas d'incarnation positive de la mesure dans Dom Juan.
COMPLEMENT ; Baudelaire, les fleurs du mal
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
RIMBAUD
NUIT DE L'ENFER
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J'ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine! Voyez comme le feu se relève! Je brûle comme il faut. Va, démon!
J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis–je décrire la vision, l'air de l'enfer ne soufre pas les hymnes! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais–je?
Les nobles ambitions!
Et c'est encore la vie! – Si la damnation est éternelle! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est–ce pas? Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent! – L'enfer ne peut attaquer les païens. – C'est la vie encore! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.
Critique de Dom Juan mis en scène de Mesguich
Dom Juan ou le Festin de Pierre est une pièce de Molière, (réécriture de la pièce initiale
de Tirso de Molina) mise en scène par Daniel Mesguich, qui interprète également le personnage principal, Dom Juan. « Ne cherchez pas, il ne sagit pas de présenter le «vrai» Dom Juan, celui «de Molière, quoi». [...] En réalité, le théâtre est, essentiellement, anachronisme.
[...] Dom Juan,
dit-on est une pièce à machine. Eh bien, nous essaierons joyeusement tous les filons, toutes les veines du théâtre.» Daniel Mesguich.
L'histoire est simple, Dom Juan est un homme dans la recherche permanente du plaisir. Il multiplie les conquêtes féminines malgré les remontrances de son fidèle valet, Sganarelle qui le menace d'une punition céleste qui importe peu le héros. J'ai décidé de parler des choix qui me semblaient intéressant puis de m'attarder sur la dernière scène, surprenante pour le spectateur.
Mesguich apporte un regard nouveau sur la pièce grâce à sa mise en scène originale en faisant des choix notamment dès la première scène; l'éloge du tabac de Sganarelle apparaît par exemple extérieur à la pièce car le valet débute sa tirade dans la salle au milieu des spectateurs, il est coupé à plusieurs reprises dans son discours par les coups classiques frappés au début de chaque pièce.
Mais ses choix passent également par des décors originaux.. Tout au long de la pièce, nous pouvons apercevoir des statues décorant les lieux, celles-ci sont des amorces à l'apparition de la statue du commandeur. Mais elles font également référence aux multiples conquêtes de Dom Juan. Plus surprenant, l'acte II débute dans une sorte d'atelier de peinture où les personnages vont et viennent au gré des scènes.
Pour ce qui est du personnage même de Dom Juan, Mesguich choisit une interprétation particulière. Le héros apparaît très humain. Dans la scène du pauvre, on peut presque lire la peur sur son visage. Il ira jusqu'à ce mettre à genoux devant lui pour qu'il prenne la pièce. On le sent parfois épuisé, Mesguich semble adhérer à la vision des « Don Juan » du XXème, fatigués, usés et vieillis. Pour ce qui est de Sganarelle, la majeur partie du comique repose sur le jeu de l'acteur, Christian Hecq, admirable dans le rôle du complice du Dom Juan. Particulièrement dans l'acte III, ou le costume original d'apothicaire se transforme en costume d'infirmière.
Elvire, quant à elle, est complètement épuisé par le jeu de son amant, elle ne cesse de pleurer et de se lamenter tout au long de la pièce.
Enfin, la musique est assez présente tout au long de la pièce. Elle annonce souvent un nouvel acte et donne la tonalité des évènements à venir. Elle rythme également les faits et gestes de certains personnages, comme lorsque les serveurs arrivent sur scène lors de la venue de Monsieur Dimanche, accentuant le côté comique de la scène.
La scène 6 du dernier acte est assez surprenante pour le spectateur : les statues présentes tout au long de la pièce viennent « tuer » Dom Juan en l'emmenant dans son lit. Bizarrement, la mort ne se fait pas dans la douleur pour le héros, mais plus dans une explosion de plaisir presque orgasmique. On pourrait penser que Dom Juan n'est même pas conscient de ce qui lui arrive. Après la disparition, tous les personnages reviennent sur scène, troublés par les évènements. C'est alors que Sganarelle prend la parole pour réclamer « ses gages », la réplique qui apparaissait comique dans la pièce devient dramatique. Nous quittons donc les personnages sur une note plus que tragique.
La vision particulière de Mesguich m'a beaucoup interpellé. Les partis pris au niveau du jeu des acteurs aussi bien que les décors ou encore la musique utilisée font de Dom Juan ou le Festin de Pierre de Mesguich une pièce vivante et à la portée de tous.
NTRODUCTION : LES CIRCONSTANCES DE LA COMPOSITION DE DOM JUAN.
Directeur de troupe, auteur, metteur en scène et comédien tout à la fois, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière commence à connaître un grand succès avec les Précieuses ridicules en 1659 et l'École des Femmes, en 1662 ; mais dès ce moment il se heurte au clan dévot, mené par de grands personnages de la cour et par la Reine-mère, Marie de Médicis, qui l'accusent d'irrespect à l'égard du mariage, donc de la religion.
Se croyant fort de la protection du Roi Louis XIV, Molière contre-attaque par une comédie féroce contre l'hypocrisie, le Tartuffe ; la cabale des dévots l'accuse alors d'athéisme, une accusation très grave pouvant mettre sa vie en danger, et fait interdire Tartuffe.
Molière écrit alors, à partir d'août 1664, Dom Juan, destiné à remplacer Tartuffe à l'affiche : courageusement, il y reprend l'attaque contre l'hypocrisie ; Dom Juanfera à son tour l'objet d'une violente attaque des dévots La pièce, créée le 15 février 1665, connaît un vif succès et sera représentée 15 fois jusqu'au 20 mars. Mais Molière ne la fait pas imprimer, et elle ne sera plus représentée de son vivant.
Molière sera désormais plus prudent pour les pièces suivantes : la faveur du Roi est inconstante. Le Misanthrope, qui date de 1666, témoigne de son amertume.
Les sources :
Quand Molière s'empare du thème de Dom Juan, celui-ci est à la mode : en 1625, l'auteur espagnol Tirso de Molina a écrit El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (Le Trompeur de Séville et le convive de pierre) ; deux versions italiennes en ont été tirées, de Cicognini et de Giliberto, dont la seconde a servi de modèle à deux tragi-comédies françaises de Dorimond et de Villiers, intitulées toutes deux Le Festin de pierre ou le Fils criminel. On notera au passage l'origine probable du curieux sous-titre de notre pièce : "Le festin de pierre" résulte sans doute d'une mauvaise traduction de l'espagnol "convidado" : "convive", et non "banquet" !
Le texte :
Non imprimé du vivant de Molière, il sera publié, dans sa version non censurée, en 1682 (Molière est mort en 1673) ; une version censurée (qui reprend les corrections apportées par Molière après la première représentation) paraîtra en Hollande en 1683.
Nous nous appuierons sur le texte de 1682.
Acte I :
1 : Gusman et Sganarelle : éloge du tabac
2 : Dom Juan et Sganarelle è tirade de Dom Juan
3 : Donne Elvire / Dom Juan
Acte II : Intermède PAYSAN
1 : Charlotte - Pierrot
2 : Dom Juan - Charlotte
3 : Dom Juan - Pierrot - Charlotte
4 : Dom Juan - Charlotte - Mathurine
5 : Dom Juan - Charlotte - Mathurine ==> Dom Juan part.
Acte III : PROBLÈME DE LA RELIGION
1 : Dom Juan - Sganarelle ==> tirade de Sganarelle sur la foi
3 : Dom Carlos
4 : Dom Alonse - Dom Carlos - Dom Juan
5 : le tombeau du Commandeur.
Acte IV : VISITES MULTIPLES : DIVERS APPELS A LA CONVERSION.
1 : Dom Juan - Sganarelle
2 : La Violette (Transition )
3 : Monsieur Dimanche (Transition )
4 : Dom Louis
5 : Dom Juan - Sganarelle (Transition)
6 : Dom Juan - Donne Elvire
7 : Souper Dom Juan - Sganarelle
8 : Statue du Commandeur
Acte V :
1 : Dom Louis
2 : Dom Juan - Sganarelle ==> tirade de l'hypocrisie
3 : Dom Carlos
4 : Dom Juan - Sganarelle : scène intermédiaire
BRIÈVETÉ DU DÉNOUEMENT :
5 : Un spectre
LA CONSTRUCTION :
UNE PIÈCE DE FACTURE PEU CLASSIQUE :
Unités de lieu et de temps mises à mal : on a peine à croire à tant de rencontres en un jour ; mais unité de caractère d'un personnage, Dom
Juan.
Il s'agit d'un " travelling " qui suit le personnage dans ses pérégrinations.
CONCLUSION :
==> ESTHÉTIQUE BAROQUE.
Le mythe de Dom Juan, avant et après Molière.
1. Les sources
- Espagnoles (Tirso de Molina)
- Italiennes et françaises
Le mythe est double : religieux (DJ libertin) et social-psychologique (DJ séducteur)
2. Molière :
Chez lui les deux aspects se retrouvent, mais insistance sur l'aspect religieux :
- le pauvre
- l'hypocrisie…
3. 18ème siècle : Mozart et Da Ponte :
- l'aspect religieux tend à disparaître : plus de scène du Pauvre.
- Mais Don Giovanni est un séducteur sans scrupule, un être immoral (1ère scène : il tue le Commandeur après avoir failli violer sa fille !)
- C'est un danger social (on est à la veille de 1789), qui révèle durement la lutte paysans ~ noblesse : épisode de Masetto, plus pathétique que l'intermède paysan de Molière. Masetto est digne,
et se bat.
4. Le Don Juan romantique, ou post-romantique :
- le défi à Dieu - ou au Diable ! cf. Verlaine : Dom Juan pipé, in Jadis et Naguère.
- Ou sens de l'absurdité, refus de se fixer è proche du héros romantique (Hernani !)
La condamnation morale s'efface, au profit d'une fascination : Baudelaire, Mérimée, Barbey d'Aurévilly…
5. Une résurgence au 20ème siècle :
- film de Losey, ballet de Béjart, nombreux opéras.
- Héros individualiste, anarchiste… refusant toutes les lois : héros positif.
- Le personnage de Mozart l'emporte sur celui de Molière (la question religieuse n'est plus d'actualité ; en revanche, on s'interroge sur le comportement amoureux : homosexualité refoulée ?
rapports Sganarelle / Dom Juan !
- Dernier avatar : La Nuit de Valognes, d'Eric-Emmanuel Schmidt (années 90) : Dom Juan, vieilli, est jugé par ses victimes, qui
ont déjà choisi le châtiment. Il est condamné à épouser sa dernière conquête, Angélique. A la surprise générale, Dom Juan accepte, et annonce même qu'il sera fidèle… et complaisant !
La vérité finit par se faire jour : Dom Juan avait bien rencontré l'amour… mais un amour homosexuel, qu'il n'a su ni reconnaître, ni assumer. Et depuis, il est brisé !
DOM JUAN DE MOLIèRE (1662)
Dom Juan et la religion : le défi à Dieu
La grande originalité du Dom Juan de Molière par rapport au mythe, c'est l'aspect religieux : Dom Juan, non content de contester par son existence même les valeurs morales aristocratiques, le sacrement du mariage et le respect dû au père, s'attaque au fondement même de la société. C'est un libertin, non seulement au sens moral que le mot prendra au 18ème siècle (Valmont, dans les Liaisons Dangereuses, ou les personnages de Sade sont des "libertins"), mais au sens fort que prend le mot au 17ème siècle : athée, ou sacrilège.
Dom Juan est-il athée ?
Acte III, 1 : Dom Juan affirme ne croire ni au ciel, ni à l'enfer, ni à une vie au-delà de la mort : "je crois que deux et deux sont quatre..." On pourrait donc penser que Dom Juan est un athée conséquent, ou du moins un agnostique.
Or plusieurs scènes vont à l'encontre de cette affirmation :
La scène du Pauvre (III, 2) : Dom Juan se moque cruellement de l'ermite, et de l'inefficacité de ses prières, qui le
laissent dans le dénuement.
Il l'oblige à jurer, c'est à dire à commettre un sacrilège.
Or le Pauvre est un être sacré : c'est donc une attaque directe contre Dieu, comme le confirme la dernière phrase : "je te le donne pour l'amour de l'humanité". Dans la formule normale,
on attend "pour l'amour de Dieu".
Est-ce une attaque contre la religion (institution purement humaine), ou contre Dieu ? Dans ce cas, attaque-t-on ce à quoi on ne croit pas ?
La scène du tombeau (III, 5) témoigne du même mépris pour le sacré. Dom Juan n'est pas ou peu ébranlé, même par le "miracle" qui terrifie Sganarelle... mais il marque une impatience nouvelle.
Dom Juan face à son père (IV, 4-5), puis à Donne Elvire (IV, 7) : Dom Juan est insensible à leur prière et à leurs objurgations.
Les scènes d'hypocrisie (V, 1, 2 et 3) s'accompagnent d'un discours sur la religion, la cabale et les hommes pieux, qui sont soit hypocrites, soit dupes : ces scènes sont conçues comme l'injure ultime à la religion.
Le duel final avec le Ciel (V, 4-5) : affrontement direct - et le dernier mot de Dom Juan est "Non" !
L'affrontement est donc de plus en plus direct entre Dom Juan et Dieu. Il y a gradation dans le crime, qui prend de plus en plus l'allure d'un défi au Ciel. Ce n'est pas l'attitude d'un athée : on ne défie pas ce qui n'existe pas !
Les défenseurs de la religion :
Sganarelle.
Si la pièce de Molière avait uniquement pour but de dénoncer la démesure d'un athée, Dom Juan trouverait en face de lui des défenseurs conséquents de la religion, comme Tartuffe a eu en face de lui Cléante. Or le défenseur le plus présent est... Sganarelle !
Sganarelle représente le double et le contraire de Dom Juan ; défenseur de la religion, il est aussi poltron, menteur, et surtout crédule. Dans la scène où il discute sérieusement (?) avec Dom Juan, il est en habit de médecin, ce qui chez Molière discrédite totalement le discours. Par ailleurs, il met Dieu et le "moine bourru" sur le même plan :
"Il n'y a rien de plus vrai que le Moine Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là".
Sa morale relève du bon sens, sans grandeur. Il condamne l'immoralité de Dom Juan... mais rudoie le Pauvre avec lui dès la scène suivante (III, 2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Et il se comporte de même à l'égard de Monsieur Dimanche.
Ses arguments ne sont pas grotesques en soi : la beauté de la nature, l'origine de l'homme, sa liberté... mais il n'est pas capable de les tenir jusqu'au bout, il il "leur casse le nez". Et l'on verra dans la suite que c'est le surnaturel qui convainc Sganarelle !
Enfin, à la fin de la pièce, sa moralité est étouffée par son intérêt immédiat : son dernier cri (qui est aussi le dernier mot de la pièce) est "mes gages !"
Sganarelle est donc le représentant d'une religion populaire, mêlée de superstition, et qui se confond avec un respect peureux des puissants et des conventions. Bribes de raisonnements mal assimilées, confusion, cette religion ne repose sur rien de sérieux, et elle ne donne même pas à Sganarelle une quelconque conscience morale : il est donc le plus catastrophique défenseur possible de la religion.
Les deux représentants les plus nobles et les plus touchants de la morale et de la religion se caractérisent d'abord par leur impuissance. Tous deux sont des victimes, et leur rôle dans l'intrigue est loin d'être décisif.
Tout le prestige revient donc à Dom Juan, qui dans son défi à Dieu a le courage d'aller jusqu'au bout, jusqu'au sacrifice de sa vie. Son dernier mot est un hurlement de douleur physique... mais nullement un aveu de défaite ! L'on comprend que la pièce, aussitôt après le Tartuffe, ait mis les dévots hors d'eux...
Le dénouement : acte V, scènes 5 et 6
Prévisible dès l'acte III, le dénouement se fait longuement attendre (voir la structure de la pièce), et se précipite en deux très courtes scènes : voilà qui est contraire aux règles du dénouement classique (tous les personnages se retrouvent en scène, le sort de chacun est fixé).
Un dénouement attendu, mais peu conforme aux règles :
La morale est sauve : Dom Juan a été foudroyé.
Une forme peu classique : tous les personnages ne sont pas réunis sur scène. Le sort de chacun est indifférent ; les gens que Dom Juan a fréquentés ne vivent que par rapport à lui, et s'effacent quand il n'y pense plus. Que deviennent Charlotte, Mathurine, Elvire ?... Seul Sganarelle (et il n'est pas indifférent que ce soit un personnage carnavalesque qui ait le dernier mot, et avec un mot parfaitement trivial) demeure, mais son cri réduit les liens qui l'unissaient à Dom Juan à une pure relation mercantile.
De plus, triomphe de l'esthétique baroque : intervention du surnaturel, (le spectre, la statue...) et utilisation de machines spectaculaires, ancêtres de nos "effets spéciaux".
Un dénouement ambigu :
Sganarelle parle au nom de la morale (appel au repentir, dernière tirade) mais au moment du danger il désavoue le maître dont il a été le complice et le double : "mes gages" prend une tournure grinçante : Dom Juan n'est plus qu'un employeur indélicat, qui part sans payer ses employés ! Le comique, grinçant, survit au milieu du tragique. Et le tenant de la morale se disqualifie définitivement, notamment aux yeux d'un public noble, pour qui parler d'argent est de la dernière vulgarité.
Dom Juan subit-il une défaite ? L'exclamation "ô ciel" est arrachée par la douleur physique, et sa dernière parole lucide est "non". Toute la puissance du ciel peut écraser physiquement un homme, mais ne peut rien contre la liberté de la conscience...
Dom Juan ou la transgression de l'ordre social.
Dom Juan offre un véritable panorama de la société ; Dom Juan, face à chacune des classes représentées, joue sa propre partition transgressive.
La noblesse :
Représentée par Donne Elvire et ses frères, ainsi que par Dom Louis (et Dom Juan lui-même), elle se veut porteuse de valeurs morales : bravoure, sens de l'honneur, respect des femmes, de la religion, de la parole donnée. Or Dom Juan met en danger ce code social :
il ne respecte pas les normes sociales, refusant par exemple la charité au Pauvre et l'obligeant au sacrilège.
Il ne respecte pas les sacrements : ni le mariage ("c'est un épouseur à toutes mains"), ni les funérailles (scène du tombeau).
Il ne respecte pas la parole donnée : à Donne Elvire, mais aussi à Monsieur Dimanche !
Enfin, il ne respecte pas son père : ni les liens du sang, ni les cheveux blancs ne l'empêchent de bafouer cruellement celui-ci.
"C'est une terrible chose qu'un grand seigneur méchant homme" s'exclame Sganarelle (I, 1) : en transgressant brutalement toutes les valeurs de la noblesse, Dom Juan met à nu la brutalité des rapports sociaux.
Les paysans :
L'acte qui oppose Dom Juan aux paysans est éminemment comique : face à Mathurine et Charlotte, Dom Juan, homme du réflexe, obéit mécaniquement à
sa nature, au risque de se mettre en difficulté ; mais il profite également avec cynisme de sa position de noble, face à deux petites paysannes naïves. L'affrontement avec Pierrot rappelle la
dimension sociale du conflit : "nos femmes", "parce que vous êtes monsieur".
Molière atténue ce que la scène pourrait montrer de brutal affrontement de classe en faisant de Pierrot un personnage comique, à la fois fanfaron et peureux ; il n'en reste pas moins que l'on
retient le cynisme et l'absence de scrupule, la brutalité du Noble face à des paysans désarmés (et à qui, en outre, il doit la vie ! Il transgresse même la plus élémentaire morale...)
Le Pauvre :
C'est en réalité un ermite, c'est à dire un personnage qui a abandonné le "monde" pour se consacrer à Dieu. Comme tel, il devrait être un personnage sacré. Là encore on peut souligner la brutalité des rapports : Dom Juan joue cette fois non de son rang, mais de sa fortune. Il échoue d'ailleurs. Il s'agit moins ici d'un affrontement de classe que d'une lutte morale. Dom Juan peut transgresser les valeurs sacrées, pour lui-même ; mais il ne peut entraîner quiconque a de puissantes convictions morales. Il n'entraîne ni Donne Elvire, ni le Pauvre, mais il peut séduire Sganarelle ou les paysannes, qui n'ont aucune conviction solide !
Les bourgeois :
Ils sont représentés par M. Dimanche, un marchand, créancier de Dom Juan. Les seuls rapports entre la Noblesse et la bourgeoisie sont des rapports d'affaire, mais ceux-ci supposent un minimum de bonne foi de part et d'autre.
Sous la parfaite politesse de Dom Juan perce un écrasant mépris de caste : sa familiarité en est presque insultante (il demande des nouvelles du petit chien !) ; et il paie littéralement de mots le pauvre bourgeois !
Sganarelle, double déformé de Dom Juan (mais qui révèle sa vérité sans masque) se conduit de manière méprisante à l'égard du marchand, et met en évidence les rapports de domination.
Les domestiques :
Si Gusman est le reflet de sa maîtresse et adopte un langage de moraliste peu différent de celui d'un Dom Louis ou d'un Dom Carlos ("chastes feux de Donne Elvire"... "un homme de sa qualité...", "les saints nœuds du mariage")...
en revanche les liens de Sganarelle avec Dom Juan sont beaucoup plus complexes, relevant tantôt de la complicité, tantôt de la servilité.
Il condamne son maître en paroles (I, 1 ; II, 4), mais il l'imite souvent en acte, en particulier lorsque Dom Juan rend manifeste des rapports de domination : avec M. Dimanche, ou avec le Pauvre.
Il va parfois même jusqu'à l'identification complète, avec M. Dimanche (IV, 1 : "de quoi s'avise-t-il de venir nous demander de l'argent ?" - on apprend d'ailleurs que lui aussi a emprunté au marchand !) ou IV, 7 : "qui diable vient nous troubler dans notre repos ?"
mais il subit lui-même ce rapport de domination : il se taît quand son maître menace (I, 2) et obéit en gémissant de sa complaisance (I,3 ; II, 4 ; II,5 ; IV, 1 ; IV, 5). Et là encore, Dom Juan n'hésite pas à abuser de son pouvoir, exposant son valet à sa place (en prenant ses habits, en l'envoyant répondre à la statue...) sans le moindre scrupule.
La transgression ultime : l'hypocrisie (V, 2).
On pourrait penser que l'hypocrisie, dernier visage de Dom Juan, tranche avec les précédents ; l'hypocrisie, art de la dissimulation, suppose des calculs, une petitesse incompatibles avec la nature généreuse et démesurée de Dom Juan. Mais il l'utilise comme un moyen de poursuivre sa route, et d'assouvir ses désirs. L'hypocrisie est donc un instrument de la volonté de puissance, dans une société corrompue.
La tirade sur l'hypocrisie est surtout une arme de guerre aux mains de Molière, qui par ce moyen règle violemment ses comptes avec ses ennemis du camp dévot. Dom Juan est la continuité de Tartuffe.
Dom Juan, par son refus de toutes les règles de bienséance sociale, met en danger l'ordre social tout entier, dont il révèle l'hypocrisie et l'insupportable brutalité. Parce qu'il fait voler en éclats les apparences, il représente un danger pour sa propre classe.
Dom Juan et les femmes : de la démesure à l'échec
Une démesure triomphale...
Dom Juan expose dans une célèbre tirade sa conception de l'amour : acte I, scène 2.
...contredite par les faits.
Dom Juan est en échec lorsque Molière nous le fait rencontrer. Il a certes séduit Donne Elvire dans son couvent et l'a épousée ; mais à présent il est dans la posture d'un fugitif, désireux d'échapper à sa femme et aux frères de celle-ci ! Une situation assez peu glorieuse...
Le second épisode qui met Dom Juan aux prises avec des femmes est l'intermède paysan de l'acte II. Mais là encore, la conquête semble facile : Charlotte et Mathurine sont intéressées, naïves, toutes prêtes à abandonner leur promis pour écouter les promesses d'un grand seigneur. On peut penser que la personne de Dom Juan n'entre qu'assez peu dans l'intérêt qu'elles prennent pour lui.
Et l'on constate qu'alors que Dom Juan était prêt à donner "dix mille cœurs" et à "aimer toute la terre" (I,2), la présence simultanée de deux jeunes filles suffit à le mettre en échec. Sans parler de l'intervention de Pierrot... et l'avertissement de La Ramée intervient à point pour qu'il puisse légitimement prendre la fuite sans trop perdre la face !
Après l'intermède paysan, les femmes sont singulièrement absentes durant presque trois actes ; Dom Juan rencontre successivement un ermite, les frères d'Elvire, son père, un marchand, et la statue du Commandeur... mais aucun élément féminin. Il fauda attendre la fin de l'acte V pour que l'on voit réapparaître donne Elvire. Et pour une rencontre manquée : elle ne parvient pas à le convaincre de changer de vie, et lui ne la séduit pas. Chacun d'eux repart vers son destin.
Vanité de la quête ?
"Tout le plaisir de l'amour est dans le changement" affirme Dom Juan. En réalité, ce n'est nullement la prise qui l'intéresse, mais la chasse, pour reprendre une expression de Pascal. Il ne redoute rien tant qu'une relation stable, et la personne même de la femme qu'il veut séduire ne l'intéresse pas.
On peut donc penser que la démesure de ses ambitions repose en réalité sur une grande pauvreté affective, une incapacité à aimer. "Aimer toute la terre" revient en fait à n'aimer personne ; et cela n'est pas sans évoquer le rejet par Alceste, dans le Misanthrope, de ces gens qui ont quantité d'amis... mais aucun véritable (Misanthrope, I, 1 : "l'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait"). L'amour, comme l'amitié, suppose une certaine exclusivité...
A moins qu'il ne faille imaginer, comme Eric-Emmanuel Schmidt que Dom Juan... se trompe tout simplement d'objet, et n'aime en réalité pas les femmes. A lire absolument, la Nuit de Valognes, aux éditions Acte Sud !
Sganarelle, un double carnavalesque de Dom Juan.
Le personnage de Sganarelle est fondamental dans la pièce ; la meilleure preuve était qu'il était joué par Molière lui-même. Sa "force comique" faisait donc pendant à l'aspect parfois tragique du personnage de Dom Juan. On peut voir en lui un "double", à la manière de Sancho Pança aux côtés de Dom Quichotte (et même de Panurge aux côtés de Pantagruel).
Un homme du peuple :
Dans son langage
Dans son incapacité à soutenir un raisonnement philosophique, par manque de formation culturelle
Dans ses superstitions religieuses : il met le "moine bourru" sur le même plan que Dieu lui-même
Il lui arrive donc parfois de se placer du côté du peuple : voir l'épisode paysan, ou celui du pauvre (épisodes dans lesquels son attitude est pour le moins douteuse !)
Dans sa dépendance économique à l'égard de son maître : son dernier mot, "mes gages !" le range dans la catégorie non-noble par excellence, bourgeois ou hommes du peuple, pour qui l'argent est un besoin vital, ou du moins une préoccupation majeure.
Aux côtés de Dom Juan, il représente le "bas corporel" :
éloge paradoxal du tabac (I, 1)
effets physiques de la peur... et de l'habit de médecin (habit qui d'ailleurs a partie liée avec les fonctions du corps : importance des
déjections dans l'ancienne médecine) : III, 5
Dom Juan : Comment ? coquin, tu fuis quand on m'attaque ?
Sganarelle : Pardonnez-moi, Monsieur ; je viens seulement d'ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c'est prendre médecine que de le porter.
Dom Juan : Peste soit l'insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d'un voile plus honnête [...]
Les appétits : il mange pour de bon sur scène (IV, 7)
La gestuelle : il reçoit des gifles (acte II), tombe au beau milieu de son raisonnement (III, 1), pousse M. Dimanche hors du théâtre
(acte IV)
Un contrepoids aux excès de Dom Juan ?
Face au cynisme et aux défis de Dom Juan, Sganarelle veut représenter la raison : il n'approuve ni le défi à la religion, ni le mépris absolu de son maître pour le mariage et les valeurs admises, ni le jeu sur l'hypocrisie.
Mais son attitude est ambiguë : si son premier raisonnement (III, 1) se tenait à peu près malgré la gesticulation finale, le second (V,2) appartient de toute évidence au genre du discours parodique, et ne vaut guère mieux que le discours de Janotus dans Gargantua : c'est un discours purement carnavalesque. Par ailleurs, il adopte souvent l'attitude de son maître : cf. l'épisode du Pauvre (III,2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Son sens de la mesure consisterait donc essentiellement à ne pas aller au-delà de ce que l'opinion ne peut admettre : on peut jurer "un peu", tromper "un peu" sa femme, oublier "un peu" de rendre l'argent que l'on a emprunté... Une morale sans rigueur ni grandeur !
Sganarelle donne lui-même dans la démesure :
Lorsqu'il endosse des habits trop grands pour lui : le médecin (mais il est incapable de citer correctement des organes), le moraliste et le théologien (lorsqu'il prétend, avec son "petit" sens, surpasser les lettrés)
Lorsqu'il veut avertir Dom Juan des dangers qui le menacent, à l'instar de ceux qui ont prononcé de tels avertissements à l'acte IV ; mais (V, 2) il ne parvient qu'à produire un discours grotesque et dépourvu de sens, et la solennité du ton ("Sachez, Monsieur...") s'en trouve réduite à néant.
On observe donc, à propos de Sganarelle, ce que Mikhaïl Bakhtine notait à propos de l'évolution des lectures de Rabelais : le caractère carnavalesque a perdu à la fois son aspect violemment contestataire, et son aspect positif, constructif ; il ne s'agit plus d'un rire libérateur, qui dissipe la peur et allie mort et renaissance ; ce n'est plus qu'un rire négatif, dévalorisant et satirique. Ce n'est plus Sganarelle qui conteste l'ordre, mais Dom Juan ; et Sganarelle n'est qu'un représentant ridicule et dévalorisé de la raison et de la mesure - le contraire même du personnage carnavalesque.
Contrairement à la plupart des grandes comédies, qui condamnent toutes un excès, et flanquent leurs extravagants d'un double raisonnable, Cléante, Chrysale, Philinte, il n'y a pas d'incarnation positive de la mesure dans Dom Juan.
COMPLEMENT ; Baudelaire, les fleurs du mal
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Relecture des théories du philosophe grec Épicure, le libertinage est un courant de pensée né au xvie siècle en Italie (Cardan, Paracelse, Machiavel), puis continué au siècle suivant par Gassendi. Affirmant l’autonomie morale de l’homme face à l’autorité religieuse (aspect surtout spéculatif de la liberté d’esprit), il débouche au xviiie siècle sur la forme moderne de l’esprit critique : appliqué à la réalité, expérimental1. Critique envers le dogmatisme, le libertinage refuse la notion de système philosophique ; il se constitue davantage sur une pluralité d'essais philosophiques portant sur divers thèmes, convergeant dans une même critique de la religion et du dogme2.
Matérialistes, les libertins considèrent que tout dans l’univers relève de la matière, laquelle impose, seule, ses lois. Ils estiment donc que la compréhension du monde relève de la seule raison, reniant, pour beaucoup, la notion de Créateur. Sur le plan politique, ils considèrent que les prêtres participent à la domination des princes sur les peuples, régnant sur eux par la superstition2. L'école de Padoue conteste en particulier la notion de miracles et d'oracles, affirmant la seule existence du déterminisme naturel2.
Alors que la monarchie française repose sur une légitimité divine, on comprend facilement la menace que pouvaient représenter des individus se voulant indépendants de toute contrainte religieuse ou moraliste, établie par l’Église, l’État ou la Tradition ; ce d’autant que les libertins appelaient de leurs vœux l’apparition d’une société reposant sur le mérite (et non sur les privilèges) dans un esprit de justice et d’entente sociale.
Si l’on ne retient aujourd’hui volontiers que l’aspect sensuel et vaguement immoral du libertinage, ce rejet d’une morale dogmatique se fonde sur la négation de l'existence de Dieu, qui légitime l’envie de jouir de sa vie terrestre. Le libertinage n'est pas pour autant immoral : le Theophrastus redivivus, traité anonyme de 1659, préfigure l'athée vertueux de Pierre Bayle3, qui fera l'éloge de Spinoza dans son Dictionnaire. Le libertinage prône un relativisme moral, pour lequel la morale chrétienne n'est pas un absolu, mais un mode de règlement des rapports sociaux, de la même façon que le sont les lois2.
Parallèlement à ce mouvement se développe une école du doute : un courant de pensée né en Italie remet en question la science s’appuyant sur Aristote et figée par les dogmes religieux (thomisme). Une réflexion naît sur les rapports entre la foi et la raison. Les Grandes Découvertes géographiques ébranlent le dogme de l’univers chrétien au centre du monde. La redécouverte des chefs-d’œuvre païens démontrent que l’art et la beauté peuvent exister en dehors de toute référence chrétienne. L'anthropologie permet à La Mothe le Vayer de relativiser la Révélation divine revendiquée par le christianisme, en rabattant celui-ci sur le paganisme2. Les découvertes scientifiques mettent en contradiction le fait scientifique et le dogme religieux. Les perturbations politiques et les conflits religieux affaiblissent la confiance que l’on peut avoir envers des dirigeants religieux.
Vers 1615, un groupe de poètes athées (Boisrobert, Tristan L'Hermite, Saint-Amant et Théophile de Viau) forme une société secrète. Ils se considèrent comme des « antéchrists » et diffusent des œuvres anonymes défendant leurs thèses. On les considère à l’époque comme des sorciers et des sorcières. Plusieurs œuvres sont publiées dans ces années :
En 1647, Pierre Gassendi réhabilite la philosophie d’Épicure. Ouvrant la voie au libertinage de mœurs, ces idées se font plus discrètes après la condamnation de certains libertins à la mort (le philosophe Jules César Vanini périt sur le bûcher en 1619), à l’emprisonnement ou à l’exil.
La Compagnie du Saint-Sacrement était une société secrète catholique fondée en 16301 par Henri de Levis, duc de Ventadour et dissoute en 1666 par Louis XIV. Elle est nommée en l'honneur de l'eucharistie, qui est la source et le sommet de la vie de l'église catholique. Elle est composée de notables, membres du clergé ou dévots laïcs, aussi est-elle appelée « parti des dévots ».
La création et l'œuvre de la Compagnie s'inscrivent dans le mouvement de la Réforme catholique née de la volonté réformatrice du Concile de Trente au milieu du xvie siècle en réaction à la naissance du protestantisme et dans le contexte de la naissance de l'École française de spiritualité. Si elle est officiellement un organisme de charité dont la mission est de faire « tout le bien possible et éloigner tout le mal possible », elle est surtout un moyen détourné par le pape, qui y voit un moyen de compenser l'Inquisition devenue une prérogative de l'État. Rome soutient cette société secrète dans sa politique de répression à l'égard des dissidents, notamment en luttant contre les protestants, en encourageant la dénonciation, la condamnation et l'exécution des « personnes ayant manqué de respect à la religion »2.
La Compagnie fut finalement officiellement dissoute par Louis XIV en 1666 après la mort d'Anne d'Autriche, qui, selon certains historiens, avait soutenu la Compagnie, étant dévote elle-même.
Dans le Dom Juan de Molière, l'indécidabilité de la norme tient à la fois à la pluralité des valeurs exhibées et à la violence par laquelle les actants cherchent à les imposer. Il n'est peut-être pas de pièce de Molière où le « message » soit moins clair, moins constamment « suspendu », indiscernable à première lecture et plus encore à la réflexion. Cela fait sans doute tout l'intérêt du personnage de Dom Juan, d'emblée présenté comme une figure saisissante où s'allient les contraires, comme un « grand seigneur méchant homme[1] ». L'expression est un quasi-oxymore si on la rapporte à l'éthique glorieuse de l'héroïsme ancestral, dont les racines plongent dans l'Antiquité grecque et qui survit comme un modèle très exploité par la littérature classique, de La Princesse de Clèves aux tragédies, en passant par les Maximes de La Rochefoucauld. La simple mention de ces grandes œuvres fait saisir l'ampleur du problème, à la fois moral et social, qui affecte les repères de la « conscience » collective, du moins celle qui est dotée du pouvoir d'expression, les créateurs jouant le rôle de traducteurs-révélateurs des tensions qui « travaillent » le corps social pris dans son ensemble.
La norme aristocratique est ancienne, rappelons-le. Son modèle est grec. La qualification éthique se mêle de la situation sociale : l'échelle des valeurs fait des rois et des princes les modèles « naturels » de l'aretê, des esclaves ceux de la kakia. « Vertu » et « vice » s'identifient alors à noblesse et bassesse. Il n'est qu'à rappeler l'épisode très curieux de l'Iliade où Thersite, au fond porte-parole courageux des anonymes et des « petits » soumis à l'arbitraire et aux abus des « grands », est discrédité d'emblée comme un être à la fois « lâche » et « laid », qui « fait horreur surtout à Achille et Ulysse » (chant II), les héros les plus incontestables de l'univers homérique ! On ne peut imaginer, quand des êtres aussi dissemblables sont mis en présence, la moindre communication sympathique. Elle serait, comme dans Dom Juan, une source de confusion et de perte des repères. Quand la démesure héroïque, exaltée dans l'épopée, fixée dans le marbre des statues, était la norme, la distribution des valeurs allait de soi.
Le problème naît de la dissociation entre la grandeur chevaleresque et les vertus qu'elle est supposée illustrer et du transfert de la démesure dans les zones a priori prohibées par la morale, dans ce qu'il est convenu d'appeler le vice. « Il y a des héros en mal comme en bien » reconnaît objectivement La Rochefoucauld, l'un des meilleurs observateurs de la faillite de l'idéal aristocratique. Dans la pièce de Molière, c'est par l'entremise du vieux Dom Louis que se manifeste cette exigence de l'honneur, sous la forme d'un rappel de la convenance sociale. Le père est « las » des « déportements » d'un fils qui manque à ses devoirs de fidélité aux ancêtres, qui ne se tient pas à sa place et s'égare dans des « actions indignes » (IV, 4). L'abandon manifeste de la « vertu », par ailleurs significativement ramenée à un simple devoir de mémoire, suffit à faire du mauvais fils, au lieu d'un gentilhomme et d'un « honnête homme », rien moins qu'un « un monstre dans la nature » ! Ce nouvel excès de langage discrédite considérablement la norme proposée par les tenants de l'ordre établi. Les personnages censés incarner la mesure — au sens où l'on parle de critérium et de repère — outre qu'ils manquent généralement de répondant face à ce redoutable interlocuteur qu'est Dom Juan, échouent dans leur entreprise de justification de la norme, que celle-ci soit morale ou sociale. Dom Juan sort à chaque fois grandi de cette confrontation, et l'on est tenté de ne prendre à peu près personne au sérieux, mis à part spectre et statue, qui mettent un terme — mais par quel artifice ? — à une vie peut-être déréglée mais infiniment préférable à tous les consensus d'une existence normée. L'éloge paradoxal est au cœur de la pièce, comme l'a montré Patrick Dandrey[2]. La tirade d'ouverture de Sganarelle, consacrée au tabac, est ainsi la défense d'un redoutable pacte social, d'autant plus impérieux dans ses modalités d'exécution que l'adhésion des individus est requise autour d'un incontestable artifice. On s'est jadis plu à lire cette introduction comme un relevé ethnographique digne de figurer dans l'Essai sur le don de Marcel Mauss. C'est par l'extension du système du don et du contre-don, et par les échanges symboliques que se structure la société : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? » Mais ce plaisir est rien moins que spontané et l'équilibre social relève du défi tout autant que du pacte. De ce tabac, « on n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens ; tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent ». La morale sociale est ici remarquablement présentée dans sa double dimension agonistique et normalisatrice, elle est à la fois une praxis — elle dessine une ligne de conduite — et un discours. La démesure de Dom Juan, au degré le plus bas, tient dans un évident refus de cette normalité du comportement attendu et au « jeu » qu'il introduit dans les mécanismes sociaux. Il ne court pas « au-devant du souhait des gens », il s'interpose au contraire, dévie de la droite ligne, inflige un démenti aux attentes, aux respects, aux normes. Le mariage est notoirement visé, non seulement parce que Dom Juan est « un épouseur à toutes mains » (I, 1) mais parce qu'il faut voir dans cette institution, nous semble-t-il, une sorte de nœud fondamental, où se lient tous les discours concernant la morale sociale : la religion, l'intérêt, la coutume, etc. Dom Juan se joue donc de ce « lien sacré », il lui substitue les aventures, en optant pour la séduction et les serments sans lendemains : « Il se plaît à se promener de liens en liens, et n'aime guère à demeurer en place » (I, 2). Ces propos sont à prendre à la fois au sens propre et au sens figuré. La volonté du personnage de dénouer le tissu social est évidente, comme lorsqu'il détaille à Sganarelle son nouveau projet de conquête à la scène 2 de l'acte I. Frappé de l'intensité amoureuse et de l'harmonie préconjugale d'un jeune couple, il en éprouve comme un malaise, qu'il appelle incorrectement mais significativement de la « jalousie » : « Oui, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alluma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ! » La fin de la phrase, affectée par une ironie d'auteur, montre à quel point le personnage de Dom Juan est conçu par Molière comme un opérateur de dysphorie. Là est le point important, selon nous. La plasticité des rôles et des discours assumés par le maître de Sganarelle est peut-être le signe d'une fonction que Molière a voulu incarner en se saisissant du mythe baroque de l'inconstant. Jean Rousset l'a rappelé dans ses Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle[3] : « Prenons l'homme de l'ostentation et de la simulation, celui qui s'offre pour autre qu'il n'est : l'acteur, le porteur de masques ; combinons-le avec le goût de l'instabilité, avec la propension avec la métamorphose et nous obtiendrons, non pas encore Don Juan tout entier, mais une première composante du Don Juan qu'inventa le XVIIe siècle. » Le travail de Molière, on le sait, a consisté à arracher Dom Juan à un certain nombre de déterminations devenues traditionnelles — notamment narratives et actancielles —, à renforcer sa solitude, à en faire un personnage équivoque et parfaitement déroutant. « Inconstant, il ne l'est pas seulement en amour, mais à l'égard de tout ce qui pourrait le fixer, famille, morale, société, le fixer et par là le brimer[4]. » C'est ainsi que Molière a conçu la démesure du personnage : comme un corrosif qui attaque toute matière et prévient toute adhérence. L'identification à quelque modèle ou figure que ce soit, libertinage, épicurisme agressif, naturalisme, athéisme, « bête brutisme »… ne suffit pas à rendre compte de Dom Juan si l'on s'obstine non seulement à chercher une personne sous le personnage, ce qui est déjà une première erreur de perspective dans la réception téléologique du littéraire, aggravée en outre au théâtre par la double énonciation, mais encore plus dans le cas présent parce que cette création est véritablement un chef-d'œuvre de réflexivité. Le goût du déguisement et la maîtrise des rôles sont des indices parmi d'autres de la vocation du personnage à comprendre mais aussi à déjouer les situations et les attentes. Dom Juan est donc aussi celui qui sait paradoxalement trouver la bonne, l'exacte mesure face à autrui. Il peut ainsi très bien se comporter en héros, magnanime et généreux, pour venir en aide à un gentilhomme menacé par la racaille, en l'occurrence Dom Carlos à la scène 3 de l'acte III : « Je n'ai rien fait, monsieur, que vous n'eussiez fait en ma place » : je sais jouer le gentilhomme tout comme vous, devons-nous entendre, et Dom Juan connaît ce rôle par cœur, il l'interprète à la fois avec brio et avec doigté. De même, trouvons-nous admirable cet art de la pirouette verbale qui l'amène à se débarrasser avec maestria de Monsieur Dimanche, à tel point que ce dernier, pourtant créancier prévenu contre les atermoiements de ses débiteurs, est contraint de lui rendre hommage : « Il me fait tant de civilités et tant de compliments, que je ne saurais jamais lui demander de l'argent » (acte IV, scène 3). À la différence de son maître, Sganarelle outreles rôles qu'il emprunte. Alors que le premier les maîtrise, l'autre les caricature. Cette comparaison permanente, cette concurrence éperdue de la part du valet, font bien saisir la « mesure » du maître, de celui qui détient les règles d'un art, la compétence, la teknê. « Rien de trop », et Dom Juan sait aussi bien se taire, quand il le faut, par exemple lorsqu'il tend un siège à son père à la scène 4 de l'acte IV ou lorsqu'il est confronté à la statue et au spectre. Les répliques face au surnaturel trouvent tout autant leur exacte mesure que les discours galants adressés aux paysannes ou les provisions d'hypocrisie que Dom Juan tient à la disposition d'Elvire et de Dom Louis. Pour répondre à la question du commandeur, Dom Juan trouve les seuls mots qui conviennent : « Oui. J'irai », et quand le spectre lui demande sa main, notre héros réagit sans hésitation : « La voilà » (acte V, scène 6).
Don Juan est conçu par son créateur non seulement comme un homme courageux et habile, c'est-à-dire capable de se jouer du vrai comme du faux, mais aussi comme un analyste lucide. Il n'est que de comparer les deux longues tirades qui balisent la carrière discursive de ce grand personnage de théâtre pour confirmer l'oscillation réflexive qui sert à Molière de pierre de touche dans son examen des valeurs en usage. La plupart des commentateurs ont signalé l'artifice du plaidoyer en faveur du donjuanisme de la scène 2 de l'acte II. Le pastiche du conquérant est très réussi mais le discours semble se détacher de celui qui le tient. Les images s'enchaînent irrésistiblement et Dom Juan tient là son épideixis, son exhibition rhétorique. La correspondance au réel est lointaine, et cet éloignement est bien figuré par l'allusion à Alexandre. Sganarelle apprécie la performance en spectateur attentif mais néanmoins capable de dissocier les effets du discours de son fondement éthique : « Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. » La comparaison avec la tirade sur l'hypocrisie (acte V, scène 2), de même longueur et en position symétrique, est riche d'enseignements. Ces deux textes ont manifestement été conçus pour être « mesurés » ensemble, dans l'optique de réflexivité que nous cherchons à mettre en évidence pour bien comprendre l'œuvre. Cette fois, Dom Juan dit le vrai, il parle de ce qui est, dans son temps et en son lieu (en fait ceux de Molière), hic et nunc, il n'est plus un personnage de tradition plus ou moins héroïque, une créature de papier, un rôle, une voix ; le voici désormais cruellement lucide, juge infaillible des mœurs et des simulacres. Si le spectateur s'était laissé distraire jusqu'à présent par les virevoltes d'un discours virtuose, il est maintenant sommé de réfléchir face à ce bloc d'évidence formé de plomb fondu. Sganarelle ne s'y trompe guère, qui se voit gagné par l'effroi que seule peut provoquer une vérité encombrante. Molière s'est sans doute senti obligé d'accentuer un peu plus le côté loufoque du personnage second avec le « beau raisonnement » qui suit la terrible tirade du maître. Il n'en reste pas moins que le mal était fait et que l'issue de la pièce devait être hâtée. La véritable démesure était atteinte, celle qui consiste à voir et à dire les choses telles qu'elles sont en vérité. La pièce trouve alors sa place dans le corpus des grandes œuvres des moralistes et, dans l'évolution de la pensée de Molière, elle occupe une situation tout à fait centrale, comme Tartuffe et Le Misanthrope[5]. Mais, plus encore que ces deux pièces, elle conjoint la lucidité et la vanité (au sens pascalien) pour ramener l'esprit à une mesure plus essentielle que ces ineptes et redoutables divertissements qui nous détournent de l'essentiel. Le dénouement caricatural choisi par Molière pour sa pièce, ces « feu invisible », « tonnerre » et « grands éclairs », feraient presque sourire s'ils ne conduisaient chacun à reconnaître que nous ne pouvons pas aussi facilement échapper à la vérité brûlante du monde ici-bas.
François-Marie Mourad
NOTES
[1] Sganarelle : « […] un grand seigneur méchant homme est une terrible chose » (I, 1).
[2] Patrick Dandrey, Dom Juan et la critique de la raison comique, Champion, 1993.
[3] Jean Rousset, L'Extérieur et l'intérieur, Librairie José Corti, 1976. Voir « Entre baroque et romantisme. Don Juan ou les métamorphoses d'une structure », pp. 127-150.
[4] Id., ibid., p. 142.
[5] Voir Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique : de la comédie morale au triomphe de la folie, Lexington, Kentucky, 1980, réédité chez Klincksieck, coll. Bibliothèque d'histoire du théâtre, 1992.
Acte III, sc 2
Bluwal a choisi d’accentuer le pouvoir de DJ en le mettant sur un cheval, ce qui rend le pauvre encore plus fragile et « inférieur ».
- DJ n’a jamais de sentiment de pitié, de compassion, d’empathie envers autrui.
Mise en scène de mesguich :
Le pauvre est ici un homme couvert de boue marchant très lentement, il représente une autre temporalité, liée sans doute à l’éternité, il contraste avec l’aspect comique de Sga.
Dans la phrase « mais jure donc » DJ s’énerve car il sent trop de résistance.
Travail ( chez Lassale et Mesguich ) sur le son, la lumière : ambiance nocturne, les sons mettent une ambiance plus sérieuse, mystique, philosophique, dramatique.
Fin de la scène : il est plus accessible à la compassion : car il veut sauver un homme attaqué par trois hommes et il ne « peut souffrir cette lâcheté » : on voit son « amour de l’humanité » : cette scène l’aurait-elle changé, ou applique-t-il les règles tacites des chevaliers ?
Acte III : première apparition du surnaturel après une très grande provocation : il invite à souper la statue d’un homme qu’il a tué. Est-il tout à fait serein vis-à-vis de dieu ?
bac blanc : corpus : les fantômess au théâtre :
1.Question : Vous répondrez tout d’abord à la question suivante (4 points)
La présence de personnages spectraux ou surnaturels, dans ces trois textes de théâtre, cherche-t-elle à produire le même effet sur les lecteurs ou le public ?
2.Invention
Un metteur en scène a l’intention de faire représenter, soit Macbeth, soit Dom Juan, soit Juste la fin du monde (à votre choix). Rédigez la note d’intention qu’il adresse à un producteur pour le convaincre de financer son travail, et où il explique les raisons pour lesquelles il a choisi de monter cette pièce, puis détaille la manière dont il compte traiter la scène du corpus correspondant à la pièce choisie.
TEXTE 1
[Après avoir assassiné le roi Duncan, le général Macbeth est monté sur le trône d’Écosse. Cette scène se déroule lors d’une fête qu’il donne à ses vassaux, alors qu’il vient de se débarrasser de son complice Banquo.]
LADY MACBETH
Ô mon royal seigneur
Vous ne faites pas la gaieté. Une fête est bon marché
Qui n’est souvent ranimée tandis qu’elle se déroule,
Ce qui se donne en bienvenue :
Ou mieux vaudrait manger chez soi.
La sauce pour les mets est courtoisie,
Sinon sèche est la réunion.
Le spectre de Banquo apparaît, et s’assied à la place de Macbeth.
MACBETH
Ô toi, ma douce mémoire !
Allons, que bonne digestion aide appétit,
Santé pour tous !
LENNOX
Que daigne s’asseoir Votre Altesse ?
MACBETH
Nous aurions sous ce toit tout l’honneur du pays
Si la personne de notre cher Banquo était présente ;
Puissé-je l’accuser de sa désobligeance
Plutôt que d’avoir pitié pour un malheur.
ROSS
Son absence, seigneur, fait blâme à ses promesses.
Plairait-il à Votre Altesse
Nous honorer de sa royale compagnie ?
MACBETH
La table est pleine.
LENNOX
Ici la place est réservée, seigneur.
MACBETH
Où ?
LENNOX
Mais ici, cher seigneur…
Qu’est-ce qui trouble Votre Altesse ?
MACBETH
Lequel de vous a fait ça ?
LES SEIGNEURS
Mais quoi, bon seigneur ?
MACBETH
Tu ne peux dire que je l’ai fait : ne secoue pas
Tes boucles de sang caillé contre moi.
ROSS
Messieurs, levez-vous, Son Altesse n’est pas bien.
LADY MACBETH
Asseyez-vous, chers amis, mon seigneur est souvent ainsi,
Il l’a été dès sa jeunesse : et je vous prie, restez assis,
La crise est passagère et dans un court moment
Il sera de nouveau bien ; et ne l’observez pas trop,
En l’offensant vous exciteriez sa fureur.
Mangez, sans faire attention. — Êtes-vous un homme ?
MACBETH
Oui, et un homme hardi, qui ose regarder
Ce qui pourrait épouvanter le diable.
Shakespeare, Macbeth
TEXTE 2
SGANARELLE — Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?
DOM JUAN — Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.
SGANARELLE — Voici la statue du Commandeur.
DOM JUAN — Parbleu ! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain !
SGANARELLE — Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur, si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.
DOM JUAN — Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.
SGANARELLE — C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.
DOM JUAN — Demande-lui, te dis-je.
SGANARELLE — Vous moquez-vous ? Ce serait être fou que d’aller parler à une statue.
DOM JUAN — Fais ce que je te dis.
SGANARELLE — Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur… je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La Statue baisse la tête.) Ha !
DOM JUAN — Qu’est-ce ? qu’as-tu ? Dis donc, veux-tu parler ?
SGANARELLE fait le même signe que lui a fait la Statue et baisse la tête — La Statue…
DOM JUAN — Eh bien ! que veux-tu dire, traître ?
SGANARELLE — Je vous dis que la Statue…
DOM JUAN — Eh bien ! la Statue ? je t’assomme, si tu ne parles.
SGANARELLE — La Statue m’a fait signe.
DOM JUAN — La peste le coquin !
SGANARELLE — Elle m’a fait signe, vous dis-je : il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être…
DOM JUAN — Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?
La Statue baisse encore la tête.
SGANARELLE — Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles. Eh bien ! Monsieur ?
DOM JUAN — Allons, sortons d’ici.
SGANARELLE — Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire.
Molière, Dom Juan
TEXTE 3
LOUIS
Plus tard, l’année d’après
— j’allais mourir à mon tour —
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai,
l’année d’après,
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir,
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini,
l’année d’après,
comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt,
l’année d’après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
malgré tout,
l’année d’après,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
— ce que je crois —
lentement, calmement, d’une manière posée
— et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ?,
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager,
et paraître
— peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et depus le plus loin que j’ose me souvenir —
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous elle, ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître.
Lagarce, Juste la fin du monde