Séquence n°2 : visions comparatives de la tragédie antique et de la tragédie au XXe
Problématiques : Comment définir, à travers des tragédies grecque set ses réécritures, le tragique ? les réécritures des mythes des tragédies grecques conservent-elles les composantes du registre
tragique ?
I. les caractéristiques du personnage tragique, à travers les personnages d’Oedipe, d’Antigone et de Créon
a. Pressentir ou renier la fatalité ?
affrontement Oedipe-Tirésias, dans un extrait du Œdipe roi de Sophocle
frictions Jocaste-Tirésias, dans un extrait de La machine infernale de Cocteau
b. l’entêtement du personnage tragique
affrontement Créon-Hémon : le père contre le fils, Sophocle, Antigone
Créon et Tirésias : les dieux plus forts que le roi, dans un extrait d’Antigone de Sophocle
c. Valeurs du personnage tragique
Antigone et Ismène dans la première scène d’Antigone de Sophocle
II. Réécritures du mythe
d’Electre : d’ Euripide à Giraudoux
- Les dix premières pages de
l’Electre d’Euripide
( le rôle du chœur, les reconnaissance d’Electre et d’Oreste, Electre faisant signe aux dieux)
-
Premières scènes de l’Electre de Giraudoux (le statut des
Euménides, la scène de la reconnaissance, provoquer les dieux ou avoir une vie tranquille, le thème de la « femme à histoires »
- Hamlet, les
premieres scenes, de Shakespeare considéré comme réécriture de ce schéma familial ( les premières scènes) : les thèmes, de l’impunité, du désir de
vengeance, le fantôme
Thèmes abordés :
Le registre tragique
La tragédie antique, ses modes de représentations, rôle du choeur La notion de burlesque
Lutte
d’influence entre les dieux, les rois et les hommes. L’Hubris
Les réécritures
L’affrontement de deux diké L’entêtement du personnage tragique Le rôle de la religion
Séquence n°1 : Le tragique au théâtre, de l’antiquité au XXe siècle.
Sophocle Œdipe-roi , texte n°1.
Œdipe : Toi qui scrutes tout, ô Tirésias, aussi bien ce qui s’enseigne que ce qui demeure interdit aux lèvres humaines, aussi bien ce qui est du ciel que ce qui marche sur la terre, tu as beau être aveugle, tu n’en sais pas moins de quel fléau Thèbe est la proie. Nous ne voyons que toi, seigneur, qui puisses contre lui nous protéger et nous sauver. Phoebos consulté nous a conseillé ainsi. Un seul moyen nous est offert pour nous délivrer du fléau : c’est de trouver les assassins de Laïos, pour les faire ensuite périr ou les exiler du pays. Ne nous refuse donc ni les avis qu’inspirent les oiseaux, ni aucune démarche de la science prophétique, et sauve-toi, toi et ton pays, sauve-moi aussi, sauve-nous de toute souillure que peut nous infliger le mort.
Tirésias : Hélas ! hélas ! qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède !(…)
Oedipe : Que dis-tu là ? il n’est ni normal ni conforme à l’amour que tu dois à Thèbes, ta mère de lui refuser un oracle.(…)
Tirésias : C’est que tous , tous, vous ignorez… mais non, n’attends pas de moi que je révèle mon malheur, pour ne pas dire le tien. (…)
Oedipe : Ainsi, ô le plus méchant des méchants- car vraiment tu mettrais en fureur un roc-ainsi tu ne veux rien dire, tu prétends te montrer insensible, entêté à cepoint ?
Tirésias : Tu me reproches mon furieux entêtement, alors que tu ne sais pas voir celui qui loge chez toi, et c’est moi qu’ensuite tu blâmes ! (…)
Oedipe : Et bien soit ! Dans la fureur où je suis, je ne cèlerai rien de ce que j’entrevois. Sache donc qu’à mes yeux, c’est toi qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis- à cela près que ton bras n’a pas frappé.(..)
Tirésias : Vraiment ? et bien je te somme, moi, de t’en tenir à l’ordre que tu as proclamé toi-même, et de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car sache-le, c’est toi le criminel qui souilles ce pays !
Oedipe : Quoi, tu as l’impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu te dérober ensuite ?
Tirésias : Je demeure hors de tes atteintes, en moi vit la force du vrai.
Oedipe : Et qui t’aurait appris le vrai ? Ce n’est certes pas ton art.
Tirésias: C’est toi, puisque tu m’as poussé à parler malgré moi.
Oedipe : Et à dire quoi ? répète, que je sache mieux.
Tirésias : Je dis que c’est toi l’assassin recherché.(..) Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu. (…)
Oedipe : Tu ne vis, toi que de ténèbres, comment pourrais-tu nuire à moi, comme à quiconque voit la clarté du jour ?(..) Ah ! richesse, couronne, savoir surpassant tous les autres savoirs, vous faites sans doute la vie enviable(...) . Créon, le loyal Créon, cherche aujourd’hui sournoisement à me jouer, à me chasser d’ici, et il a pour cela suborné ce faux prophète(..) dont les yeux sont ouverts au gain, mais tout à fait clos pour son art. Car enfin, quand donc as-tu été un devin véridique ? Pourquoi, quand l’ignoble Chanteuse était dans nos murs, ne disais-tu pas à ces citoyens le mot qui les eût sauvés ? (..) Et cependant, j’arrive, moi Œdipe, ignorant de tout, et c’est moi, moi seul qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d’esprit. (…)
Tirésias : Tu règnes ; mais j’ai mon droit aussi, que tu dois reconnaître, le droit de te répondre point pour point à mon tour, et il est à moi sans conteste. Je ne suis pas à tes ordres, je suis à ceux de Loxias ; je n’aurai pas dès lors à réclamer le patronage de Créon. Et voici ce que je te dis. Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, toi qui y vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ?(…) Bientôt, comme un double fouet, la malédiction, qui approche terrible, va te chasser d’ici. Tu vois le jour, bientôt tu ne verras que la nuit. Quels bords ne rempliras-tu pas bientôt de tes clameurs ? Lorsque tu comprendras quel rivage inclément fut pour toi cet hymen où te fit aborder un trop heureux voyage !(…) Après cela, va, insulte Créon, insulte mes oracles, jamais homme avant toi n’aura plus durement été broyé du sort.
Oedipe : Ah ! peut-on tolérer d’entendre parler de la sorte ? Va-t-en à la male heure, et vite ! Vite, tourne le dos à ce palais. Loin d’ici, va- t-en !.
HEMON ( …) « Va, ne laisse pas régner seule en ton âme l’idée que la vérité, c’est ce que tu dis, et rien d’autre. Les gens qui s‘imaginent être seuls raisonnables et posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ces gens-là, ouvre les, tu ne trouveras que le vide. Pour un homme, pour un sage même, sans cesse s’instruire n’a rien de honteux. Et pas davantage cesser de s’obstiner. Vois, au bord des torrents, comme l’arbre qui sait plier conserve bien sa ramure, tandis que celui qui s’obstine à résister périt arraché avec ses racines. Et, de même, le marin qui tend trop fortement l’écoute et prétend n’en rien lâcher voit son bateau se retourner et naviguer la quille en l’air. Allons, cède, accorde à ta colère un peu d’apaisement. (…)
LE CORYPHEE : Roi, il te convient, s’il parle à propos, d’apprendre de ton fils, comme à toi aussi, d’apprendre de ton père. On a fort bien parlé ici dans les deux sens.
CREON : Ce serait nous alors qui irions, à notre âge, apprendre la sagesse d’un garçon de son âge à lui !
HEMON : Mais oui, s’il ne s’agit de rien qui ne soit juste. Je puis bien être jeune, ce n’est pas l’âge en moi qu’il faut considérer, ce n’est que la conduite.
CREON : Est-ce une conduite à tenir que de s’incliner devant les rebelles ?
HEMON : Je ne demande nullement que l’on ait des égards pour les traîtres.
CREON : N’est pas là pourtant la mal qui la possède ?
HEMON : Ce n’est pas ce que dit tout le peuple de Thèbes.
CREON : Thèbes aurait donc à me dicter mes ordres ?
HEMON : Tu le vois, tu réponds tout à fait en enfant.
CREON : Ce serait alors pour un autre que je devrais gouverner ce pays ?
HEMON : Il n’est point de cité qui soit le bien d’un seul.
CREON : Une cité n’est donc plus alors la chose de son chef ?
HEMON : Ah ! Tu serais bien fait pour commander tout seul dans une cité vide !
CREON : Il me semble que ce garçon se fait le champion de la femme.
HEMON : Si tu es femme, oui, car c’est toi seul qui m’intéresses.
CREON : Le malheureux, qui fait le procès de son père !
HEMON : Parce que je le vois offenser la justice.
CREON : Alors j’offense la justice quand je fais mon métier de roi ?
HEMON : Est-ce faire son métier de roi que de fouler aux pieds les honneurs dus aux dieux ?
CREON : Ah ! Fi ! Quelle bassesse ! Se mettre aux ordres d’une femme !
HEMON : Ce n’est pas moi qu’on convaincra d’avoir de vil sentiments.
CREON : Et pourtant toutes tes raisons ne visent rien que ta défense.
HEMON : Et la tienne, et la mienne, et celle des dieux d’en bas.
CREON : Il suffit, j’ai tout dit, tu n’épouseras pas cette femme vivante.
HEMON : Et bien ! Elle mourra, mais en mourant, elle en tuera un autre. »
Extrait n°1 de La machine infernale
« LA VOIX DE JOCASTE , en bas des escaliers. Elle a un accent très fort : cet accent international des royalties. Encore un escalier ! Je déteste les escaliers ! Pourquoi tous ces escaliers ? On n’y voit rien ! Où sommes-nous ?
LA VOIX DE TIRESIAS : Mais Madame, vous savez ce que je pense de cette escapade, et que ce n’est pas moi…
LA VOIX DE JOCASTE : Taisez-vous Zizi, vous n’ouvrez la bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale.
LA VOIX DE TIRESIAS : Il fallait prendre un autre guide. Je suis presque aveugle.
LA VOIX DE JOCASTE : A quoi sert d’être devin, je vous le demande !Vous ne savez même pas où se trouvent les escaliers. Je vais me casser une jambe ! Ce sera de votre faute, Zizi, votre faute, comme toujours.
TIRESIAS : Mes yeux de chair s’éteignent au bénéfice d’un oeil intérieur, d’un œil qui rend d’autres services que de compter les marches des escaliers !
JOCASTE : les voilà vexé avec son œil ! Là !Là ! On vous aime, Zizi ; mais les escaliers me rendent folle. Il fallait venir, Zizi, il le fallait !
TIRESIAS : Madame…
JOCASTE : Ne soyez pas têtu. Je ne me doutais pas qu’il y avait ces maudites marches. Je vais monter à reculons. Vous me retiendrez. N’ayez pas peur, c’est moi qui vous dirige. Mais si je regardais les marches, je tomberais. Prenez-moi les mains, en route ! Ils apparaissent
Là…là…là…quatre, cinq, six, sept…
…Jocaste arrive sur la plate-forme et se dirige vers la gauche. Tirésias marche sur le bout de son écharpe. Elle pousse un cri.
TIRESIAS : Qu’avez-vous ?
JOCASTE : C’est votre pied, Zizi ! Vous marchez sir mon écharpe.
TIRESIAS : Pardonnez-moi…
JOCASTE : Encore, il se vexe ! Mais ce n’est pas contre toi que j’en ai.. c’est contre cette écharpe ! Je suis entourée d’objets qui me détestent ! Tout le jour cette écharpe m’étrangle. Une fois, elle s’accroche aux branches, une autre fois, c’Ets le moyeu d’un char où elle s’enroule, une autre fois tu marches dessus. C’est un fait exprès. Et je la crains, je n’ose pas m’en séparer. C’est affreux ! c’est affreux ! Elle me tuera.
TIRESIAS : Voyez dans quel état sont vos nerfs.
JOCASTE : Et à quoi sert ton troisième œil, je demande ? As-tu trouvé le Sphinx ? as-tu trouvé les assassins de Laïus ? As-tu calmé le peuple ? On met des gardes à ma porte et on me laisse avec des objets qui me détestent, qui veulent ma mort !
TIRESIAS : Sur un simple racontar…
JOCASTE : Je sens les choses. Je sens les chose mieux que vous tous ! (Elle montre son ventre.) Je les sens là ! A-t-on fait tout ce qu’on a pu pour découvrir les assassins de Laïus ?
TIRESIAS : Madame sait bien que les Sphinx rendait les recherches impossibles.
JOCASTE : Et bien moi, je me moque de vos entrailles de poulets…Je sens, là,…que Laïus souffre et qu’il veut se plaindre. J’ai décidé de tirer cette histoire au clair, et d’entendre moi-même ce jeune garde ; et je l’en-ten-drai. Je suis votre reine, Tirésias, ne n’oubliez pas.
TIRESIAS : Ma petite brebis, il faut comprendre un pauvre aveugle qui t’adore, qui veille sur toi et qui voudrait que tu dormes dans ta chambre au lieu de courir après une ombre, une nuit d’orage, sur les remparts.
JOCASTE : Je ne dors pas.
TIRESIAS : Vous ne dormez pas ?
JOCASTE : Non je ne dors pas. Le Sphinx, le meurtre de Laïus m’ont mis les nerfs à bout. Tu vais raison de me le dire. Je ne dors pas et c’est mieux, car, si je m’endors une minute, je fais un ^rêve, un seulet je reste malade toute la journée.
TIRESIAS : N’est-ce pas mon métier de déchiffrer les rêves ?..
JOCASTE : L’endroit du rêve ressemble un peu à cette plate-forme ; alors je te le raconte. Je suis debout, la nuit ; je berce une espèce de nourrisson. Tout à coup, ce nourrisson devient une pâte gluante qui me cule entre les doigts. Je pousse un hurlment et j’essaie de lancer cette pâte ; mais… ô Zizi… Si tu savais, c’est immonde… Cette chose, cette pâte reste liée à moi et quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et gifle ma figure. Et cette pâte est vivante. Elle a une espèce de bouche qui se colle sur ma bouche. Et elle se glisse partout : elle cherche mon ventre, mes cuisses. Quelle horreur ! »
Jean Cocteau, extrait de La machine infernale,
Acte I, ed. Livre de Poche, pp 47-50