Début de Oh les beaux jours : de Beckett

Avec Marie Christine Barrault, archives Ina :

 

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Lecture analytique d’un extrait Oh les beaux jours de Samuel Beckett (ouverture : début de l’acte I) 

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Introduction 

- Samuel Beckett est un auteur de théâtre du 20ème siècle. On parle pour son œuvre d’un « théâtre de l’absurde » car il explore dans ses pièces le caractère à la fois grotesque et tragique de la condition humaine. Dans Oh les beaux jours, une femme, Winnie, est à demi enterrée au sommet d’un mamelon de terre. Elle ne peut plus se déplacer. Son compagnon, Willie, est quasi muet et immobile, à peine visible derrière le mamelon. 

- Le passage que nous allons expliquer est l’ouverture de l’acte I, le lever de rideau.
- Nous allons nous demander en quoi cette scène à la fois comique et tragique.
- Nous étudierons d’abord la dimension comique du dispositif et du personnage, puis nous essaierons d’en faire une interprétation symbolique et philosophique. 

Développement 

I) Une scène comique 

1) Une situation et des personnages manifestement burlesques 

- Le comique tient d’abord à l’image sur laquelle le rideau s’ouvre. La situation est saugrenue : une femme à l’allure banale, qui en soi ne fait pas pitié (« de beaux reste », « grassouillette », « poitrine plantureuse ») est enfoncée jusqu'à la taille dans une éminence de terre ou de roche. Il y a la une forme de burlesque qui fait sourire. Un comique de situation. 

- Les noms des personnages prêtent aussi d’emblée à rire : « Winnie » et « Willie », cela évoque des personnages de fantaisie et la paronymie est amusante. On peut déceler tout de suite de l’ironie dans le choix des noms puisque les personnages n’ont pas l’air d’être en mesure ni de « gagner » grand-chose (Win : gagner en anglais), ni de « vouloir » grand-chose (ich will : vouloir en allemand). Beckett était polyglotte et jouait énormément sur les noms. 

2) Des personnages au comportement clownesque 

- Le comique intervient dès le début de la réplique de Winnie : « encore une journée divine ». Il y a un effet de contraste entre sa situation (elle est prisonnière, entravée, immobilisée) et sa gaieté. 

- Le comique s’accentue avec la prière qu’elle récite, presque inaudible. Cette récitation prend du coup un caractère clownesque auquel vient s’ajouter un comique de répétition (par deux fois, on voit les lèvres s’agiter et par deux fois on entend la formule finale, avec à chaque fois la répétition des mêmes gestes). On retrouve là une tradition du comique gentiment blasphématoire. 

- Les premières actions du personnage (se laver les dents et s’inspecter les gencives) appartiennent aussi, par leur trivialité à l’univers comédie. Mais il y a surtout un comique de geste lorsque le personnage crache ou plus encore lorsqu’elle inspecte ses dents ses gencives et sa bouche : cela doit conduire l’actrice à faire des mimiques et des grimaces clownesques. 

- le comique le plus subtil provient sans doute de l’espèce d’ambiguïté sur la portée de certains des mots de Winnie qui provient d’une concomitance entre une parole et une gestuelle. Lorsqu’elle dit par exemple « plus pour longtemps », cela vient après une parole de pitié « Pauvre Willie » mais elle est associée à un jeu de scène (« elle examine le tube, fin du sourire ») qui pourrait laisser penser que le « plus pour longtemps » concerne le tube dentifrice. Il y a un double sens qui est humoristique. 

Transition : le personnage et la situation dans laquelle il se trouve ont donc une dimension extravagante et drolatique. Mais le lecteur sent bien que tout peut être interprété et révéler une réflexion sur la condition humaine. 

II) Un sens profond et ouvert 

1) Un décor symbolique 

- Le décor présente un certain nombre d’éléments qui peuvent se prêter à une interprétation philosophique et presque métaphysique : l’étendue d’herbe brûlée peut faire penser un cataclysme, et peut donner l’impression que Winnie et Willie sont les « derniers hommes », ou l’homme en général à la « fin du monde ». 

- La lumière aveuglante peut faire penser à une sorte d’obligation de vivre qui serait elle aussi une réflexion sur la condition humaine. De même que la sonnerie perçante peut être interprétée comme une figuration des contraintes ou des agressions qui jalonnent la vie, qui sont au cœur de la vie, ou encore de la manière dont le temps nous torture passant toujours trop vite ou trop lentement. 

- Le ciel sans nuage et la plaine dénudée peuvent faire penser à un monde sans Dieu et sans perspective historique, à un monde désenchanté. 

- Ce mamelon dans lequel est enterrée Winnie peut rappeler qu’elle est un être pour la mort, ou peut suggérer la paralysie symbolique à laquelle l’homme est condamné. 

2) Des gestes et des paroles chargés de sens 

- Le fait que nous n’entendions que des bribes de la prière de Willie peut faire penser au caractère dérisoire et illusoire du secours que l’on cherche en Dieu. Et ce qui paraissait comique peut prendre une dimension assez tragique. 

- La manière dont elle s’affaire (« elle farfouille », « elle examine le tube », « elle s’inspecte les dents dans la glace ») peut suggérer à quel point nos préoccupations sont vaines et ne visent finalement qu’à nous distraire de penser à notre véritable condition. La vision du monde de Beckett fait d’ailleurs souvent penser à celle du philosophe Pascal 

- Enfin, l’absence de réponse de Willie et les paroles de Winnie « rien à faire », « petit malheur », « sans remède » nous rappellent à la fois notre solitude fondamentale ainsi que la déchéance à laquelle nous sommes condamnés. 

- On observe enfin un possible jeu avec l’illusion théâtrale. La phrase « commence Winnie » qui marque le début du soliloque peut-être une parole du personnage (qui dit d’ailleurs ensuite « commence ta journée ») mais aussi une parole de l’actrice (et signifierai : commence à jouer ton rôle, commence ta tirade). Ce jeu discret renouvelle le vieux thème baroque (et pessimiste) de l’équivalence entre le théâtre et la vie (On pense à cette phrase de Shakespeare dans Macbeth : « La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui s'agite et parade une heure, sur la scène, puis on ne l'entend plus. C'est un récit plein de bruit, de fureur, qu'un idiot raconte et qui n'a pas de sens.) 

Conclusion 

La pièce s’ouvre donc sur une scène qui neutralise la différence entre le comique et le tragique. Winnie n’est prisonnière de personne. Elle est prisonnière de la condition humaine. Sa situation est burlesque, drolatique et en même temps tragique car il n’y a pas d’issue, pas de rédemption possible.