http://expositions.bnf.fr/chine/expo/salle1/index.htm

Paru en septembre 1919

On raconte que c’est à toi l’homme seul, le misérable sujet, la minuscule ombre face au soleil impérial enfuie dans le lointain le plus lointain, on raconte que c’est à toi justement que l’Empereur, depuis son lit de mort, a envoyé un message. Il a fait s’agenouiller le messager et lui a murmuré le message dans l’oreille ; l’Empereur y tenait tellement qu’il se le fit répéter à l’oreille. En hochant la tête il a confirmé l’exactitude de ce qui avait été dit. Et devant tous ceux qui assistaient à sa mort – tous les murs faisant obstacle ont été abattus, et sur les vastes et hauts perrons s’élevant vers l’horizon se tenaient en cercle les dignitaires de l’Empire – devant tous ceux-là, il a envoyé le messager. Le messager s’est aussitôt mis en route ; un homme fort, un homme infatigable ; un bras tendu devant lui, puis l’autre bras, il se fraye un passage à travers la foule ; s’il rencontre de la résistance, il montre le signe du soleil sur sa poitrine ; il avance ainsi facilement, comme nul autre. Mais la foule est si grande ; leurs maisons n’en finissent pas. Si un espace libre s’ouvrait, comme il volerait, et bientôt tu entendrais les coups magnifiques de ses poings contre ta porte. Mais au lieu de cela, comme il se donne de la peine en vain ; il en est encore à tenter de traverser les appartements du palais intérieur ; il n’ira jamais au-delà ; et s’il réussissait, rien ne serait gagné ; il devrait se battre pour descendre les escaliers ; et s’il réussissait, rien ne serait gagné ; il lui faudrait traverser les cours ; et après les cours, l’enclos du deuxième palais ; et de nouveau des escaliers et des cours ; et de nouveau un palais ; et ainsi de suite pendant des siècles ; et si enfin il se précipitait hors de la dernière porte – mais jamais, jamais cela ne pourrait arriver – il verrait la Ville Impériale devant lui, le centre du monde, entièrement rempli de ses propres déchets. Personne ne pénètre ici, même avec le message d’un mort. – Mais toi, tu es assis à ta fenêtre et tu rêves du message quand la nuit vient.

Franz Kafka 

http://www.gallimard-jeunesse.fr/Catalogue/GALLIMARD-JEUNESSE/Ecoutez-lire/Comment-Wang-Fo-fut-sauve
: Bambous et rochers, rouleau en hauteur, encre sur papier. Par le peintre chinois Wang Fu (1362-1416). H: 68,7cm; L: 25,5cm. Musée. Shanghai Date  1362-1416
La Veuve Aphrodissia On l'appelait Kostis le Rouge parce qu'il avait les cheveux roux, parce qu'il s'était chargé la conscience d'une bonne quantité de sang versé, et surtout parce qu'il portait une veste rouge lorsqu'il descendait insolemment à la foire aux chevaux pour obliger un paysan terrifié à lui vendre à bas prix sa meilleure monture, sous peine de s'exposer à diverses variétés de morts subites. Il avait vécu terré dans la montagne, à quelques heures de marche de son village natal, et ses méfaits s'étaient longtemps bornés à divers assassinats politiques et au rapt d'une douzaine de moutons maigres. Il aurait pu rentrer dans sa forge sans être inquiété, mais il était de ceux qui préfèrent à tout la saveur de l'air libre et de la nourriture volée. Puis deux ou trois meurtres de droit commun avaient mis sur le pied de guerre les paysans du village; ils l'avaient traqué comme un loup et forcé comme un sanglier. Enfin, ils avaient réussi à s'en saisir dans la nuit de la Saint-Georges, et on l'avait ramené au village en travers d'une selle, la gorge ouverte comme une bête de boucherie, et les trois ou quatre jeunes gens qu'il avait entraînés dans sa vie d'aventures avaient fini comme lui, troués de balles et percés de coups de couteau. Les têtes plantées sur des fourches décoraient la place du village; les corps gisaient l'un sur l'autre à la porte du cimetière; les paysans vainqueurs festoyaient, protégés du soleil et des mouches par leurs persiennes fermées; et la veuve du vieux pope que Kostaki avait assassiné six ans plus tôt, sur un chemin désert, pleurait dans sa cuisine tout en rinçant les gobelets qu'elle venait d'offrir pleins d'eau-de-vie aux paysans qui l'avaient vengée. La veuve Aphrodissia s'essuya les yeux et s'assit sur l'unique escabeau de la cuisine, appuyant sur le rebord de la table ses deux mains, et sur ses mains son menton qui tremblait comme celui d'une vieille femme. C'était un mercredi, et elle n'avait pas mangé depuis dimanche. Il y avait trois jours aussi qu'elle n'avait pas dormi. Ses sanglots réprimés secouaient sa poitrine sous les plis épais de sa robe d'étamine noire. Elle s'assoupissait malgré elle, bercée par sa propre plainte; d'un sursaut, elle se redressa : ce n'était pas encore pour elle le moment de la sieste et de l'oubli. Pendant trois jours et trois nuits, les femmes du village avaient attendu sur la place, piaillant à chaque coup de feu répercuté dans la montagne par l'orage de l'écho; et les cris d'Aphrodissia avaient jailli plus haut que ceux de ses compagnes, comme il convenait à la femme d'un personnage aussi respecté que ce vieux pope couché depuis six ans dans sa tombe. Elle s'était trouvée mal quand les paysans étaient rentrés à l'aube du troisième jour avec leur charge sanglante sur une mule éreintée, et ses voisines avaient dû la ramener dans la maisonnette où elle habitait à l'écart depuis son veuvage, mais, sitôt revenue à elle, elle avait insisté pour offrir à boire à ses vengeurs. Les jambes et les mains encore tremblantes, elle s'était approchée tour à tour de chacun de ces hommes qui répandaient dans la chambre une odeur presque intolérable de cuir et de fatigue, et comme elle n'avait pu assaisonner de poison les tranches de pain et de fromage qu'elle leur avait présentées, il lui avait fallu se contenter d'y cracher à la dérobée, en souhaitant que la lune d'automne se lève sur leurs tombes. C'est à ce moment-là qu'elle aurait dû leur confesser toute sa vie, confondre leur sottise ou justifier leurs pires soupçons, leur corner aux oreilles cette vérité qu'il avait été à la fois si facile et si dur de leur dissimuler pendant dix ans son amour pour Kostis, leur première rencontre dans un chemin creux, sous un mûrier où elle s'était abritée d'une averse de grêle, et leur passion née avec la soudaineté de l'éclair par cette nuit orageuse; son retour au village, l'âme tout agitée d'un remords où il entrait plus d'effroi que de repentir; la semaine intolérable où elle avait essayé de se priver de cet homme devenu pour elle plus nécessaire que le pain et l'eau; et sa seconde visite à Kostis, sous prétexte d'approvisionner de farine la mère du pope qui ménageait toute seule une ferme dans la montagne; et le jupon jaune qu'elle portait en ce temps-là, et qu'ils avaient étendu sur eux en guise de couverture, et c’avait été comme s'ils avaient couché sous un lambeau de soleil; et la nuit où il avait fallu se cacher dans l'étable d'un caravansérail turc abandonné; et les jeunes branches de châtaignier qui lui assenaient au passage leurs gifles de fraîcheur; et le dos courbé de Kostis la précédant sur les sentiers où le moindre mouvement trop vif risquait de déranger une vipère; et la cicatrice qu'elle n'avait pas remarquée le premier jour, et qui serpentait sur sa nuque; et les regards cupides et fous qu'il jetait sur elle comme sur un précieux objet volé; et son corps solide d'homme habitué à vivre à la dure; et son rire qui la rassurait; et la façon bien à lui qu'il avait dans l'amour de balbutier son nom. Elle se leva et épousseta d'un grand geste le mur blanc où bourdonnaient deux ou trois mouches. Les lourdes mouches nourries d'immondices n'étaient pas qu'une vermine un peu importune dont on supportait sur la peau le va-et-vient mou et léger : elles s'étaient peut-être posées sur ce corps nu, sur cette tête saignante; elles avaient ajouté leurs insultes aux coups de pied des enfants et aux regards curieux des femmes. Ah, si l'on avait pu, d'un simple coup de torchon, balayer tout ce village, ces vieilles femmes aux langues empoisonnées comme des dards de guêpes; et ce jeune prêtre, ivre du vin de la Messe, qui tonnait dans l'église contre l'assassin de son prédécesseur; et ces paysans acharnés sur le corps de Kostis comme des frelons sur un fruit gluant de miel. Ils n'imaginaient pas que le deuil d'Aphrodissia pût avoir d'autre objet que ce vieux pope caché depuis six ans dans le coin le plus honorable du cimetière : elle n'avait pu leur crier qu'elle se souciait de la vie de ce pompeux ivrogne comme du banc de bois des lieux. Et pourtant, malgré ses ronflements qui l'empêchaient de dormir et sa façon insupportable de se racler la gorge, elle le regrettait presque, ce vieillard crédule et vain qui s'était laissé duper, puis terroriser, avec l'exagération comique d'un de ces jaloux qui font rire sur l'écran des montreurs d'ombres : il avait ajouté un élément de farce au drame de son amour. Et ç'avait été bon d'étrangler les poulets du pope que Kostis emporterait sous sa veste, les soirs où il se glissait à la dérobée jusqu'au presbytère, et d'accuser ensuite les renards de ce larcin. Ç'avait même été bon, une nuit où le vieux s'était levé réveillé par leur babil d'amour sous le platane, de deviner le vieil homme penché à la fenêtre, épiant chaque mouvement de leurs ombres sur le mur du jardin, grotesquement partagé entre la crainte du scandale, celle d'un coup de feu, et l'envie de se venger. La seule chose qu'Aphrodissia eût à reprocher à Kostis, c'était précisément le meurtre de ce vieillard, qui servait malgré lui de couverture à leurs amours. Depuis son veuvage, personne n'avait soupçonné les rendez-vous dangereux donnés à Kostis pendant les nuits sans lune, de sorte qu'au plat de sa joie avait manqué le piment d'un spectateur. Quand les yeux méfiants des matrones s'étaient posés sur la taille alourdie de la jeune femme, elles s'étaient tout au plus imaginé que la veuve du pope s'était laissé séduire par un marchand ambulant, par un ouvrier de ferme, comme si ces gens-là étaient de ceux avec qui Aphrodissia eût consenti à coucher. Et il avait fallu accepter avec joie ces soupçons humiliants et ravaler son orgueil avec plus de soin encore qu'elle retenait ses nausées. Et lorsqu'elles l'avaient revue quelques semaines plus tard, le ventre plat sous ses jupons lâches, toutes s'étaient demandé ce qu'Aphrodissia avait bien pu faire pour se débarrasser si facilement de son fardeau. Personne ne s'était douté que la visite au sanctuaire de Saint-Loukas n'était qu'un prétexte, et qu'Aphrodissia était restée terrée à quelques lieues du village, dans la cabane de la mère du pope qui consentait maintenant à cuire le pain de Kostis et à raccommoder sa veste. Ce n'était pas que la Très-Vieille eût le coeur tendre, mais Kostis l'approvisionnait d'eau-de-vie, et puis, elle aussi, dans sa jeunesse, elle avait aimé l'amour. Et c'était là que l'enfant était venu au monde, et qu'il avait fallu l'étouffer entre deux paillasses, faible et nu comme un chaton nouveau-né, sans avoir pris la peine de le laver après sa naissance. Enfin, il y avait eu l'assassinat du maire par un des compagnons de Kostis. et les maigres mains de l'homme aimé serrées de plus en plus hargneusement sur son vieux fusil de chasse, et ces trois jours et ces trois nuits où le soleil semblait se lever et se coucher dans le sang. Et ce soir, tout finirait par un feu de joie pour lequel les bidons d'essence étaient déjà rassemblés à la porte du cimetière; Kostis et ses compagnons seraient traités comme ces charognes de mules qu'on arrose de pétrole pour ne pas se donner la peine de les mettre en terre, et il ne restait plus à Aphrodissia que quelques heures de grand soleil et de solitude pour mener son deuil. Elle souleva le loquet et sortit sur l'étroit terre-plein qui la séparait du cimetière. Les corps entassés gisaient contre le mur de pierres sèches, mais Kostis n'était pas difficile à reconnaître; il était le plus grand, et elle l'avait aimé. Un paysan avide lui avait enlevé son gilet pour s'en parer le dimanche; des mouches collaient déjà aux pleurs de sang des paupières; il était quasi nu. Deux ou trois chiens léchaient sur le sol des traces noires, puis, pantelants, retournaient se coucher dans une mince bande d'ombre aie soir, à l'heure où le soleil devient inoffensif, de petits groupes de femmes commenceraient à s'assembler sur cette étroite terrasse; elles examineraient la verrue que Kostis portait entre les deux épaules. Des hommes à coups de pied retourneraient le cadavre pour imbiber d'essence le peu de vêtements qu'on lui avait laissé; on déboucherait les bidons avec la grosse joie de vendangeurs débondant un fût. Aphrodissia toucha la manche déchirée de la chemise qu'elle avait cousue de ses propres mains pour l'offrir à Kostis en guise de cadeau de Pâques, et reconnut soudain son nom gravé par Kostaki au creux du bras gauche. Si d'autres yeux que les siens tombaient sur ces lettres maladroitement tracées en pleine peau, la vérité illuminerait brusquement leurs esprits comme les flammes de l'essence commençant à danser sur le mur du cimetière. Elle se vit lapidée, ensevelie sous les pierres. Elle ne pouvait pourtant pas arracher ce bras qui l'accusait avec tant de tendresse, ou chauffer des fers pour oblitérer ces marques qui la perdaient. Elle ne pouvait pourtant pas infliger une blessure à ce corps qui avait déjà tant saigné. Les couronnes de fer-blanc qui encombraient la tombe du pope Étienne miroitaient de l'autre côté du mur bas de l'enclos consacré, et ce monticule bossué lui rappela brusquement le ventre adipeux du vieillard. Après son veuvage, on avait relégué la veuve du défunt pope dans cette cahute à deux pas du cimetière : elle ne se plaignait pas de vivre dans ce lieu isolé où ne poussaient que des tombes, car parfois Kostis avait pu s'aventurer à la nuit tombée sur cette route où ne passait personne de vivant, et le fossoyeurs qui habitait la maison voisine était sourd comme un mort. La fosse du pope Étienne n'était séparée de la cahute que par le mur du cimetière, et ils avaient eu l'impression de continuer leurs caresses à la barbe du fantôme. Aujourd'hui, cette même solitude allait permettre à Aphrodissia de réaliser un projet digne de sa vie de stratagèmes et d'imprudences, et, poussant la barrière de bois éclatée par le soleil, elle s'empara de la pelle et de la pioche du fossoyeur. La terre était sèche et dure, et la sueur d'Aphrodissia coulait plus abondante que n'avaient été ses larmes. De temps à autre, la pelle sonnait sur une pierre, mais ce bruit dans ce lieu désert n'alerterait personne, et le village tout entier dormait après avoir mangé. Enfin, elle entendit sous la pioche le son sec du vieux bois, et la bière du pope Étienne, plus fragile qu'une table de guitare, se fendit sous la poussée, révélant le peu, d'os et de chasuble fripée qui restaient du vieillard. Aphrodissia fit de ces débris un tas qu'elle repoussa soigneusement dans un coin du cercueil et traîna par les aisselles le corps de Kostis vers la fosse. L'amant de jadis dépassait le mari de toute la tête, mais le cercueil serait assez grand pour Kostis décapité. Aphrodissia referma le couvercle, entassa à nouveau la terre sur la tombe, recouvrit le monticule fraîchement remué à l'aide des couronnes achetées jadis à Athènes aux frais des paroissiens, égalisa la poussière du sentier où elle avait traîné son mort. Un corps manquait maintenant au monceau qui gisait à l'entrée du cimetière, mais les paysans n'allaient pourtant pas fouiller dans toutes les tombes afin de le retrouver. Elle s'assit toute haletante et se releva presque aussitôt, car elle avait pris goût à sa besogne d'ensevelisseuse. La tête de Kostis était encore là-haut, exposée aux insultes, piquée sur une fourche à l'endroit où le village cède la place aux rochers et au ciel. Rien n'était fini tant qu'elle n'avait pas terminé son rite de funérailles, et il fallait se hâter de profiter des heures chaudes où les gens barricadés dans leurs maisons dorment, comptent leurs drachmes, font l'amour et laissent au-dehors la place libre au soleil. Contournant le village, elle prit pour monter au sommet le raidillon le moins fréquenté. De maigres chiens somnolaient dans l'ombre étroite des seuils; Aphrodissia leur lançait un coup de pied en passant, dépensant sur eux la rancune qu'elle ne pouvait assouvir sur leurs maîtres. Puis, comme l'une de ces bêtes se levait toute hérissée, avec un long gémissement, elle dut s'arrêter un instant pour l'apaiser à force de flatteries et de caresses. L'air brûlait comme un fer porté au blanc, et Aphrodissia ramena son châle sur son front, car il ne s'agissait pas de tomber foudroyée avant d'avoir terminé sa tâche. Le sentier débouchait enfin sur une esplanade blanche et ronde. Plus haut, il n'y avait que de grands rochers creusés de cavernes où ne se risquaient que des désespérés comme Kostis, et d'où les étrangers s'entendaient rappeler par la voix âpre des paysans dès qu'ils faisaient mine de s'y aventurer. Plus haut encore, il n'y avait que les aigles et le ciel, dont les aigles seuls savent les pistes. Les cinq têtes de Kostis et de ses compagnons faisaient sur leurs fourches les différentes grimaces que peuvent faire des morts. Kostis serrait les lèvres comme s'il méditait un problème qu'il n'avait pas eu le temps de résoudre dans la vie, tel que l'achat d'un cheval ou la rançon d'une nouvelle capture, et, seul d'entre ses amis, la mort ne l'avait pas beaucoup changé, car il avait toujours été naturellement très pâle. Aphrodissia saisit la tête qui s'enleva avec un bruit de soie qu'on déchire. Elle se proposait de la cacher chez elle, sous le sol de la cuisine, ou peut-être d’une caverne dont elle seule avait le secret, et elle caressait ce débris en lui assurant qu'ils étaient sauvés. Elle alla s'asseoir sous le platane qui poussait en contrebas de la place dans le terrain du fermier Basile. Sous ses pieds, les rochers dévalaient rapidement vers la plaine, et les forêts tapissant la terre faisaient de loin l'effet de minuscules. Tout au fond, on apercevait la mer entre deux lèvres de la montagne, et Aphrodissia se disait que si elle avait pu décider Kostis à s'enfuir, elle ne serait pas obligée de dodeliner en ce moment sur genoux une tête striée de sang. Ses lamentations, contenues depuis l'origine son malheur, éclatèrent en sanglots véhéments comme ceux des pleureuses de funérailles, et les coudes aux genoux, les mains appuyées contre ses joues humides, elle laissait couler ses larmes sur le visage du mort. - Holà, voleuse, veuve de prêtre, qu'est-ce que tu fais dans mon verger? Le vieux Basile, armé d'une serpe et d'un bâton, se penchait au haut de la route, et son air de méfiance et de fureur ne parvenait qu'à le rendre encore plus pareil à un épouvantail. Aphrodissia se leva d'un bond, couvrant la tête de son tablier. - Je ne t'ai volé qu'un peu d'ombre, Oncle Basile, un peu d'ombre pour me rafraîchir le front. - Qu'est-ce que tu caches dans ton tablier, voleuse, veuve de rien? Une citrouille? Une pastèque? - Je suis pauvre, Oncle Basile, et je n'ai pris qu'une pastèque bien rouge. Rien qu'une pastèque rouge avec des grains noirs au fond. - Montre-moi ça, menteuse, espèce de taupe noire, et rends-moi ce que tu m'as volé. Le vieux Basile s'engagea sur la pente en brandissant son bâton. Aphrodissia se mit à courir du côté du précipice, tenant dans les mains les coins de son tablier. La pente devenait de plus en plus rude, le sentier de plus en plus glissant, comme si le sang du soleil, prêt à se coucher, en avait poissé les pierres. Depuis longtemps, Basile s'était arrêté et hurlait à pleine voix pour avertir la fuyarde de revenir en arrière; le sentier n'était plus qu'une piste, et la piste un éboulis de rochers. Aphrodissia l'entendait, mais de ces paroles déchiquetées par le vent elle ne comprenait que la nécessité d'échapper au village, au mensonge, à la lourde hypocrisie, au long châtiment d'être un jour une vieille femme qui n'est plus aimée. Une pierre enfin se détacha sous son pied, tomba au fond du précipice comme pour lui montrer la route, et la veuve Aphrodissia plongea dans l'abîme et dans le soir, emportant avec elle la tête barbouillée de sang. Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales, Éditions Gallimard, 1938.