Objet d’Etude nº 5       Le personnage de roman

Axes préconisés par le programme

Vision du monde, valeurs définies par les personnages, modèles humains proposés, Variété des contextes historiques et culturels.

I. Œuvre intégrale 

La chartreuse de Parme de Stendhal

Problématique 

  1. En quoi le romancier montre-t-il clairement dans cette œuvre un personnage en évolution ?
  2. Quelle conception mouvante du monde s’exprime à travers ce roman ?

 

Textes faisant l’objet d’une lecture analytique 

Texte 1. La duchesse sur le lac de Come : p 51-53, de «  la comtesse se mit à revoir…80 000 francs »

Texte 2 : Fabrice a la guerre, 76-78 «  Nous avouerons…rien du tout »

Texte 3 : Fabrice a Romagnane, conseils du chanoine, p 136-139 «  la différence d’âge… fin.

Texte 4 : La Fausta, 310-313, de «  Fabrice fit monter…palais Sanseverina »

Texte 5 : Fabrice en prison, 406-410 : «  il y avait… peut être que j’ai un grand caractère.

 

Thèmes abordés 

-          La vie de Stendhal, le lien avec le personnage de Fabrice

-          Les systèmes de personnages

-          La construction du roman

-          Les conventions romanesques

-          Réalisme et romantisme dans le roman

-          L’évolution du personnage de Fabrice

-          Le personnage de la duchesse

 

Activités réalisées en classe sur le Roman :

 

1. Aperçu historique du genre

2. bac blanc 1 : : Les scènes de bal , textes de Mme de la Fayette, la princesse de Clèves, Balzac, le père Goriot, Flaubert, Madame Bovary, le bal à la Vaubyessard, Marguerite Duras, le Ravissement de Lol V stein.

 

Etude de textes en fonctions d’entrées spécifiques

 

  1. Le personnage en soupçon : Diderot, Jacques le fataliste (incipit)Sarraute, Enfance
  2. Roman et discours intérieurs : Virginia Woolf, Vers le Phare, Albert Cohen, Belle du Seigneur
  3. Explorations du roman : actions en construction et en déconstruction : Kafka, Le vieux garçon, Proust, du côté de chez Swann, texte de la Madeleine 
  4. Le personnage en formation : Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, la formation de la marquise de la Marquise de Merteuil; Balzac, le père Goriot, discours de Mme de Beausséant : « Eh bien, traitez ce monde comme il mérite de l’être »
  5. Drames de personnages, le personnage en libération
  6. L’auteur et son personnage, dédoublements ironiques
  7. Personnages héroïques, Victor Hugo, les Misérables, la bataille de Waterloo

 

Textes théoriques 

apercus

  1. Zola, le Roman Expérimental, sa critique dans La bas de Huysmans
  2. Balzac, lettre à madame Hanska sur le projet de la Comédie Humaine
  3. Maupassant, le réalisme est un illusionnisme du vrai
  4. Perec, contre le personnage classique de roman
  5. Sarraute, l’ère du soupçon
  6. Sartre contre Mauriac

 


texte 1:Gina retourne à Grianta et contemple le lac

La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au-dessus le bois sacré des Sfondrata et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles."Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l’argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’oeil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie et ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme : la vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente hâte-toi de jouir."Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son cœur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d’années sans revoir le lac."Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié ? "Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car on manquait d’argent pour tout, au milieu de l’état de maison le plus splendide depuis sa disgrâce, le marquis del Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait à quatre-vingt mille francs.

texte 2:

Fabrice à Waterloo

Extrait de Stendhal, La Chartreuse de Parme, Ière partie, ch. 3 (1839)

 

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

 

   -- Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

 

   -- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:

 

   -- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

   -- Pardi, c'est le maréchal !

   -- Quel maréchal?

   -- Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici ?

 

   Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.

 

   Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

 

   Ah ! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout.

texte 3: Fabrice vu par les autres

« La différence d’âge… point trop grande… Fabrice né après l’entrée des Français, vers 98, ce me semble, la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d’être plus jolie, plus adorable ; dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes ; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes… Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon… Il y a encore des âmes en Italie ! et, quoi qu’on fasse ! Chère patrie !… Non, continuait ce cœur enflammé par la jalousie, impossible d’expliquer autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son père !… Eh bien ! je la servirai franchement. Au moins j’aurais le plaisir de la voir autrement qu’au bout de ma lorgnette. »

Le chanoine Borda expliqua fort clairement l’affaire à ces dames. Au fond, Binder était on ne peut pas mieux disposé ; il était charmé que Fabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne ; car le Binder n’avait le pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres ; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations : puis il attendait.

Il fallait que dans son exil à Romagnano Fabrice :

1 Ne manquât pas d’aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un homme d’esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables.

2 Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l’esprit, et, dans l’occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n’étant jamais permise.

3 Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d’autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan ; en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott ;

4 Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour à quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu ; cela montrera qu’il n’a pas le génie sombre et mécontent d’un conspirateur en herbe.

Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda.

Fabrice n’avait nulle envie de conspirer : il aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collège, où il n’avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s’établit à quelque distance de Romagnano, dans un palais magnifique ; l’un des chefs-d’œuvre du fameux architecte San Micheli mais depuis trente ans on ne l’avait pas habité, dé sorte qu’il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans façon toute la journée ; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg) ; mais il faisait trois lieues à pied et s’enveloppait d’un mystère qu’il croyait impénétrable, pour lire Le Constitutionnel’, qu’il trouvait sublime. « Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante ! » s’écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu’il s’occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la société du gros bourg de Romagnano ; sa simplicité passait pour de la hauteur ; on ne savait que dire de ce caractère.

— C’est un cadet mécontent de n’être pas aîné dit le curé.

texte 4:L'épisode de la Fausta

Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu’il avait près de là. Il lui raconta qu’il était de Turin, fils d’un grand personnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l’obligeait à garder beaucoup de ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu’il était bien plus grand seigneur qu’il ne voulait le paraître. Notre héros eut besoin d’un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice ; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu’elle avait deviné juste :

— Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j’ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l’ordre de vider le pays, que jusqu’ici elle a embelli de sa présence.

Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver à la Fausta : il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s’entendirent avec la Bettina, pendant qu’il écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante, la situation comportait toutes les exagérations de la tragédie, et Fabrice ne s’en fit pas faute. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il se sépara de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.

Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d’accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu’on pourrait l’y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à cheval, et bien accompagné, chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la mode, et dont il changeait les paroles."N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants ? "se disait-il.

Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d’un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue à Fabrice."Non, je n’aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais ; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c’est par elle que je voudrais être reçu en ce moment."Fabrice, s’ennuyant assez retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d’entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s’emparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis, mais purent se sauver ; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l’affaire d’un instant : cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d’oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le retenaient ; il chercha à se faire jour ; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux ; mais il fut bien étonné d’entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux :

— Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en tirant l’épée contre mon prince.

"Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché qui ne me semblait point aimable."

A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d’une façon bizarre : c’était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d’y entrer, lui disant que l’air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix on affectait les formes les plus respectueuses, lé nom de prince était répété à chaque instant, et presque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le monde s’était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité."Je craignais des coups de poignard de la part du comte M ***, se dit Fabrice, il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire au prince ? s’il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague ! "

Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après s’être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête ; à l’aide de la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que possible. Fabrice se disait : "Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer."De l’Intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale il vit que l’on allait passer à l’extrémité de la rué où était situé le palais Sanseverina.

texte 5: Fabrice en Prison

 

Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l’horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n’était que huit heures et demie du soir, et à l’autre extrémité de l’horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime."C’est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme."Ce ne fut qu’après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s’écria tout à coup : "Mais ceci est-il une prison ? est-ce là ce que j’ai tant redouté ? "Au lieu d’apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d’aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.

(...)

Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage : "Est-il possible que ce soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première nuit en prison encore ! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette solitude aérienne ; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai… Rougira-t-elle en m’apercevant ? "Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.

Dès le lendemain de cette nuit la première passée en prison, et durant laquelle il ne s’impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la conversation avec Fox le chien anglais ; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n’apportait ni linge ni nébieu.

"Verrai-je Clélia ? se dit Fabrice en s’éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle ? "Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et à chanter, et à cette élévation c’était le seul bruit qui s’entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur : il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour."S’ils lui appartiennent elle paraîtra un instant dans cette chambre, là sous ma fenêtre", et tout en examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s’élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d’acajou qui, garnies de fils dorés s’élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Ce que Fabrice n’apprit que plus tard, c’est que cette chambre était la seule du second étage du palais qui eût de l’ombre de onze à quatre ; elle était abritée par la tour Farnèse.

"Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si, au lieu de cette physionomie céleste et pensive que j’attends et qui rougira peut-être un peu si elle m’aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux ! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m’apercevoir ? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être remarqué ; ma situation doit avoir quelques privilèges ; d’ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde ! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs subordonnés… Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’âme, comme le suppose le comte, que peut-être, à ce qu’il dit, méprise-t-elle le métier de son père, de là viendrait sa mélancolie ! Noble cause de tristesse ! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m’a salué hier soir ! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre près de Côme je lui dis : "Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom : Fabrice del Dongo ? "L’aura-t-elle oublié ? elle était si jeune alors !

"Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de ses pensées, j’oublie d’être en colère ! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquité en a montré quelques exemples au monde ? Suis-je un héros sans m’en douter ? Comment ! moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste ! c’est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi ! j’ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois ? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver ? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.

"Dans tous les cas, il est bien étonnant d’être en prison et de devoir se raisonner pour être triste ! Ma foi, j’en reviens à ma supposition, peut-être que j’ai un grand caractère."

  

Biographie de Stendhal (1783-1842)

Stendhal (en réalité Henri Beyle) est né en janvier 1783 à Grenoble. On retient généralement qu’il était brillant en mathématiques, que c’est surtout son grand-père qui lui a apporté affection et éducation et qu’il avait peu d’affinité avec son père.
À l’âge de dix-sept ans, Stendhal s’engage dans l’armée et cette carrière lui fait découvrir l’Italie, pays qu’il aime beaucoup. Cependant il démissionne car l’armée l’ennuie. Stendhal reprend du service plus tard, en 1806, et devient auditeur au Conseil d’État. De 1805 à 1814, il partage sa vie entre des missions à l’étranger, sur les pas de Napoléon, et de longs séjours à Paris.
En 1814, la Restauration met fin sa carrière et il retourne à Milan où il se consacre à ses passions (théâtre, concerts, musées, etc). De retour à Paris en 1821, il fréquente de nombreux salons romantiques.
En 1830, Stendhal est nommé consul à Trieste ; c’est aussi cette année que paraît Le Rouge et le Noir. Stendhal entreprend la rédaction de Lucien Leuwen (qu’il ne terminera pas) et de La Vie de Henry Brulard.
Stendhal meurt en 1842.

Pour en savoir plus…

Stendhal avait certains traits du caractère romantique (notamment par son goût pour l’introspection et l’analyse des émotions). Comme les hommes du XVIIIe siècle, il était un homme observateur, d’interrogation et de jugement. D’ailleurs, son entreprise autobiographique en est le témoin. Avec sa quête du bonheur, le personnage prototypique de Stendhal est toujours le porte-parole de son auteur.


Le Rouge et le Noir (1830) : le sous-titre de l’œuvre est « Chronique de 1830 », d’où la dimension sociale et historique de ce roman. Stendhal décrit la « réalité » de la société sous la Restauration et les débuts de la Monarchie de Juillet. Cette œuvre est un grand roman d’apprentissage et d’analyse.
Vie de Henry Brulard (1832-1836) : après son Journal (1801-1817) et ses Souvenirs d’égotisme (1832-1833), La Vie de Henry Brulard constitue le troisième volet de l’œuvre autobiographique de Stendhal. Lucien Leuwen relate aussi l’existence de l’écrivain, jusqu’en 1800.
La Chartreuse de Parme (1839) : ce roman historique offre, avec la peinture de la cour de Parme, le spectacle du microcosme politique de l’époque avec ses conflits et ses complots.


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«En composant la Chartreuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du code civil, afin d'être toujours naturel; je ne veux pas, par des moyens factices, fasciner l'âme du lecteur.» Lettre de Stendhal à Honoré de Balzac 30 octobre 1840

Stendhal s'est souvent vanté d'écrire pour un petit nombre de ses contemporains : "J'écris pour des amis inconnus, une poignée d'élus qui me ressemblent : les happy few." indique-t-il dans la Vie d'Henry Brulard. Puis, joueur, il ajoute " je mets un billet de loterie dont le gros lot se résume à ceci : être lu en 1935". A sa mort, en 1842, à l'exception de Balzac, Mérimée, Barbey d'Aurevilly et de quelques autres, les contemporains de Stendhal n'ont pas reconnu la portée de son œuvre. En 1865, plus de vingt ans après, Le Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle a d'ailleurs cette formule réductrice : "… il n'a l'étoffe ni d'un grand écrivain, ni d'un grand penseur, ni d'un grand critique ".

Il faudra attendre 1888 pour que paraisse son journal et c'est en 1890 que sera publié la Vie de Henry Brulard, un récit très autobiographique. Lamiel et Lucien Leuwen, deux romans inachevés paraîtront également bien après sa mort, d'abord par fragments puis dans leur forme définitive entre 1927 et 1929.

Les deux grands romans que Stendhal publiera de son vivant : Le Rouge et le Noir en 1830 et la Chartreuse de Parme en 1839, n'auront que peu d'échos. Ce dernier qu'il écrira , en cinquante deux jours, d'une prodigieuse inspiration lui vaudra toutefois un article de 72 pages, signé Balzac : M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre…". L'auteur d'Eugénie Grandet sera le premier à déceler en Stendhal, l'un des grands écrivains du dix-neuvième siècle.

On a souvent accolé l'épithète "sec" au style de Stendhal. A une époque où régnait le goût des envolées lyriques, Stendhal a eu en horreur l'éloquence et l'emphase. Il détesta Chateaubriand et Mme de Staël. Citant une belle formule de cette dernière : "Il se ferait tout à coup un grand silence dans Rome, si la fontaine de Trevi cessait de couler", il eut ce jugement sans appel : "Cette seule phrase suffirait à me faire prendre en guignon toute la littérature."

Dès 1821, Stendhal, qui décidément n'accordait que peu de confiance à ses contemporains, avait composé lui-même son épitaphe, en italien : "Henri Beyle, Milanais, vécut, aima, écrivit. Cette âme adorait Cimarosa, Mozart et Shakespeare…". Méprisé et moqué par son siècle, celui qui avait annoncé que sa gloire serait surtout posthume règne désormais comme l'un des écrivains majeurs de notre littérature.

 

 

 

 


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STENDHAL - LA CHARTREUSE DE PARME

L'HÉROÏSME A L'ÉPREUVE DU ROMAN

 

 

  La Chartreuse de Parme est un roman de formation : c'est dire que le roman nous fait assister à l'évolution d'un personnage qui, au gré d'aventures diverses au cours desquelles il se cherche, finit par se trouver et se constitue sous nos yeux en tant que  héros. A vrai dire, le genre à lui seul pose quelques problèmes quant à l'héroïsme : imagine-t-on les héros grecs le devenir au terme d'une quête, eux qui, dès leur naissance, sont parés de qualités définitives ? Tel est notre propos : si, à l'évidence, l'héroïsme est fonction des époques et de la diversité des valeurs qu'elles ont promues, il l'est plus encore des formes. L'héroïsme résiste-t-il bien au genre romanesque ?

 

FABRICE : LES POSTULATIONS HÉROÏQUES

  S'il n'est pas évident que Fabrice soit toujours le "héros" de La Chartreuse de Parme, c'est néanmoins autour de lui que s'articulent les premiers chapitres. Ses "enfances" annoncent même une nette prédisposition pour l'héroïsme :

  • ·       le mythe des origines : les circonstances de la naissance de Fabrice appartiennent à un passé déjà mythique : le Milan de 1796 où pénètre l'armée napoléonienne se réveille soudain aux sons joyeux de ces soldats en guenilles, tous jeunes et enthousiastes, et commandés par un général qui n'a pas vingt-sept ans. Stendhal évoque la période comme une image d'Épinal où l'armée fraternise avec un peuple qui ne s'était pas rendu compte jusqu'alors de son ennui. Cette passion, cet enthousiasme sont incarnés particulièrement par le lieutenant Robert, qui séduit la marquise Del Dongo dont il devient probablement l'amant. Le narrateur nous souffle alors qu'il est le vrai père de Fabrice (né en 1797) et cette double paternité n'est pas sans faire songer à celles des héros grecs, surtout si l'on considère les attributs véritablement divins dont se pare le lieutenant Robert. De cette période heureuse et vite tombée dans la répression, Fabrice gardera une vocation pour le bonheur et le libre accomplissement de soi.
  • ·       une âme élue : de son éducation négligée, Fabrice fait naturellement émerger l'enseignement superstitieux de l'abbé Blanès qui nourrit sa conviction héroïque d'une secrète connivence des choses. Son attention à tous les signes qui émaillent sa route laisse croire qu'un destin spécial lui est réservé. Parmi ces présages, une place particulière est attribuée à la végétation précoce du marronnier et, surtout, à l'apparition de l'aigle, l'oiseau de Napoléon, qui encourage Fabrice à aller offrir ses services à l'Empereur ("et moi, fils encore inconnu de cette malheureuse mère [l'Italie], je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin.").
  • ·       les modèles héroïques : la jeunesse de Fabrice, couvée par sa tante, est marquée par la contemplation lyrique autant que par la rêverie héroïque : il s'enchante ainsi des vieilles prouesses des héros, s'abîme dans la lecture du Tasse et de l'Arioste comme Don Quichotte dans celle d'Amadis de Gaule. Mais de tous ces modèles, se distingue celui de Napoléon, dans lequel Fabrice voit surtout Bonaparte, l'homme de la campagne de 96, qui a libéré l'Italie de la botte autrichienne et aimé son oncle. Dans les premières pages du roman, l'admiration pour Napoléon est un signe de reconnaissance des grandes âmes. La grâce juvénile, l'énergie, l'enthousiasme volontiers naïf, virtu tout italienne selon Stendhal, ne font pas non plus défaut à Fabrice, qui veut avant tout se battre et n'hésite pas pour cela à entrer en dissidence.

  Ainsi rien ne manque à "notre héros" pour figurer dignement parmi les grandes figures de l'épopée. Or c'est peu dire que son premier contact avec la guerre, sur le champ de bataille de Waterloo (une défaite...), ne comble pas ces aspirations ! Il nous faut de plus près en considérer les raisons.

 

ROMAN ET ÉPOPÉE : FABRICE A WATERLOO

voyez notre lecture méthodique d'un extrait du chapitre III

   Notre impression de désordre, la dérision constante du narrateur à l'égard de son personnage orientent délibérément notre lecture vers une démythification de la bataille de Waterloo. Pour la première fois dans notre problématique sur l'héroïsme, une dichotomie radicale s'installe entre l'âme du héros et le monde réel : comme dans le Don Quichotte de Cervantes, qui est peut-être pour cela le premier roman moderne, Fabrice constate ici la déroute de ses rêves et reste incapable de ressaisir in situ ses modèles. Le choix de la forme romanesque est le vrai responsable de cet affadissement subit de l'héroïsme guerrier. Pour mieux en apercevoir les raisons, retenons quelques mots-clés de ce commentaire de Georg Lukacs :

  Pour le roman du XIXe siècle, un type de relation nécessairement inadéquate entre l'âme du héros et la réalité a pris le plus d'importance, inadaptation qui tient à ce que l'âme est plus large et plus vaste que tous les destins que la vie peut lui offrir : elle possède en propre une vie riche et mouvementée, se tient, dans sa confiance spontanée en elle-même, pour la seule vraie réalité, pour l'essence même du monde, et le roman ne peut que rapporter l'échec dans sa tentative de rendre effective cette adéquation. Assurément, c'est ici que réside la problématique qui caractérise le roman : la perte de toute symbolisation épique, la dissolution de la forme en une succession nébuleuse et instructurée d'états d'âme, le remplacement de l'affabulation concrète par l'analyse psychologique. Cette problématique se trouve encore accusée du fait que le monde extérieur qui entre en contact avec cette intériorité ne peut être que totalement amorphe et dénué de tout sens. L'importance intérieure de l'individu a ici atteint, du point de vue historique, son point culminant. […]
  La plus grande discordance entre l'idée et la réalité est le temps, le déroulement du temps comme durée. La plus profonde, la plus humiliante impuissance de la subjectivité à faire ses propres preuves se manifeste moins par le vain combat mené contre des structures sociales que dans le fait qu'elle est sans force devant le cours inerte et continu de la durée; qu'elle se trouve lentement mais incessamment refoulée des sommets où elle s'était péniblement hissée; que cette réalité insaisissable au mouvement invisible la dépouille progressivement de tout ce qu'elle possédait et lui impose des contenus étrangers à son insu. Et c'est pourquoi le roman, qui est la seule forme correspondant à l'errance de l'idée, est aussi la seule forme qui, parmi ses principes constituants, fasse place au temps réel.
  Sans doute l'épopée semble connaître la durée (qu'on songe aux dix années de l'Iliade), mais, pas plus que dans le drame, ce temps n'a de véritable réalité, d'effective durée; il ne touche ni les hommes ni les destins; il ne possède aucune mobilité propre et sa seule fonction est d'exprimer de façon frappante la grandeur d'une entreprise ou d'une tension. Pour que l'auditeur sache lui-même par expérience vécue ce que signifie la guerre de Troie, les années sont nécessaires, exactement au même titre que le grand nombre des guerriers, mais les héros ne vivent point le temps à l'intérieur du poème. Le temps n'a aucune prise sur leur transformation ou leurs constances intérieures ; ils ont reçu leur âge avec leur caractère et Nestor est vieux comme Hélène est belle et Agamemnon puissant. Vieillissement et mort, ce douloureux savoir qui s'impose à toute vie, les personnages de l'épopée le possèdent, sans doute, mais seulement à titre de savoir; leur expérience vécue et le mode de cette expérience présentent la bienheureuse intemporalité qui caractérise l'univers des dieux. C'est seulement dans le roman, dont tout le contenu consiste en une quête nécessaire de l'essence et dans une impuissance à la trouver, que le temps se trouve lié à la forme: le temps est la façon dont la vie affirme sa volonté de subsister en sa propre immanence, parfaitement close. Dans l'épopée, la vie accède en tant que telle à l'éternité : du temps, l'organique n'a retenu que la floraison. Tout ce qui est flétrissure et mort, il l'a oublié et laissé derrière lui. Dans le roman, sens et vie se séparent et, avec eux, essence et temporalité; on pourrait presque dire qu'en ce qu'elle a de plus intime, toute l'action du roman n'est qu'un combat contre les puissances du temps, principe de dépravation.
Georg LUKACS, La Théorie du roman (1920)

  • ·       perte de toute symbolisation épique :
  • ·       dissolution de la forme en une succession nébuleuse et instructurée d'états d'âme :
  • ·       remplacement de l'affabulation concrète par l'analyse psychologique :
  • ·       le déroulement du temps comme durée :

L’image de la prison dans La Chartreuse de Parme

Une étude rédigée par Jean-Luc

Lorsqu’il écrit La Chartreuse de Parme en 1838, Stendhal se bâtit un décor de théâtre où il pourra animer ses rêves, retrouver sa chère Italie et vivre par personnages interposés une existence exaltante. Pourtant la réalité politique de son temps ne pouvait que s’opposer à de tels désirs et son roman témoigne de cette Europe conservatrice et bigote, née de la Sainte-Alliance et du congrès de Vienne, qui a une peur obsédante de la liberté, de la Révolution et dont l’arme de dissuasion est la prison.

Tout le roman se passe à l’ombre menaçante du Spielberg et de la Tour Farnèse. Bien sûr, au cours de ses lectures, Stendhal avait pu se rendre compte de l’omniprésence des prisons dans l’Italie de la renaissance ou du XIXe siècle. C’est le Château Saint-Ange où ont été enfermés Benvenuto Cellini et Alexandre Farnèse, c’est le Spielberg où a moisi Andryane, ce sont les Plombs de Venise de Silvio Pellico, l’auteur de Mes prisons. Cependant la présence de la forteresse répond à une logique interne à l’œuvre même.

La prison apparaît sous la forme de la forteresse qui domine le paysage parce qu’elle est d’abord un symbole de l’absolutisme dont la haute présence rappelle à chacun que sa liberté voire sa vie est menacée. Elle est sans arrêt dans les pensées de Fabrice et par contraste permet de mieux mettre en valeur le courage, la "virtu" de l’âme italienne. Elle justifie aussi le recours à des actions désespérées comme le vol imprudent du cheval par Fabrice lors de son incursion à Grianta ou comme son retour dans les états autrichiens après le meurtre de Giletti.

Ainsi toute la vie de Fabrice est une tentative pour échapper au cachot, c’est en quelque sorte le moteur des aventures que va vivre le héros. D’ailleurs Fabrice est persuadé qu’il est voué à être enfermé. Les présages de l’abbé Blanès renforceront son intime conviction. Son séjour dans le clocher de Grianta est d’ailleurs une préfiguration de son avenir. Nous trouvons déjà les aspects essentiels tels que l’élévation du local, la méditation et la sensation de bonheur intense comme hors du temps.

Plus tard nous apprendrons que la prison est un lieu où les prisonniers sont livrés à des personnages aussi inquiétants que Barbone, commis servile et insolent, cherchant à abuser de son pouvoir, que le général Conti, soucieux avant tout de ne pas se compromettre. C’est donc un lieu retiré propice aux intrigues, où l’on décide de l’extérieur des destinées des prisonniers. C’est presque "l’antichambre de la mort", puisque quelques pièces d’or autorisent l’entrée du poison qui mettra fin à l’existence d’un reclus encombrant. Cette menace du poison favorisera d’ailleurs les amours de Clélia et de Fabrice en faisant tomber les dernières réticences.

Là où cependant Stendhal est le plus original, c’est dans le renouvellement du vieux mythe du prisonnier et de la fille du geôlier. Déjà Fabrice connaissait une préfiguration de son destin lors de son escapade en France. Il avait apprécié l’accueil peu amène des militaires qui le prendront pour un espion et le feront enfermer. Il devra seulement son salut à l’attendrissement qui saisit la geôlière à la vue de sa bonne mine.

L’image de la prison prend tout son développement lors de l’internement de Fabrice à la citadelle de Parme. Le fougueux, l’impétueux Fabrice aurait dû souffrir de la privation de sa liberté, c’est tout le contraire qui se produit. La prison conduit Fabrice au bonheur. Ce haut lieu qu’est la tour Farnèse permet au héros la contemplation d’un magnifique panorama (que la réalité d’ailleurs rend impossible). Ce spectacle le conduit très vite à une élévation spirituelle très proche de l’état d’esprit d’un religieux qui fait retraite : "dans cette solitude aérienne, on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés"… Mais au-delà de ce retour sur soi-même puisque l’action n’est plus autorisée, il y a la présence de Clélia et de l’amour. D’ailleurs l’image repoussante du cachot est alors tempérée par celle de la volière avec ses orangers et ses oiseaux. Petit à petit Fabrice devient lui aussi, tout du moins symboliquement, un oiseau privé de liberté, objet de tous les soins de la part de la femme aimée. Curieusement la prison permet entre ces deux êtres l’établissement de relations d’une intimité délicieuse que la liberté retrouvée détruira. Ainsi nous le voyons l’image de la prison appelle immanquablement celle du bonheur si bien que le prisonnier sera tenté de refuser sa liberté pour avoir touché au paradis.

Par la suite, Clélia et Fabrice ne poursuivront leurs relations qu’au travers de la claustration voulue dans un lieu retiré (palais ou orangerie), dans l’obscurité, comme si la prison seule pouvait leur redonner l’intimité, l’impression de ne pas transgresser le vœu de Clélia. Lorsque Clélia mourra de sa passion fautive, Fabrice se retirera à la Chartreuse de Parme. Si la prison avait des allures de retraite, cette retraite ressemble fort à une prison, celle où l’on attend la mort, loin du monde, replié sur soi et ses souvenirs avec l’espoir fou de retrouver celle que l’on aime.

Déjà dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, dans sa cellule, avait éprouvé ce même sentiment intense de bonheur et il avait été alors illuminé par sa vérité intérieure : il aimait éperdument Mme de Rénal. Comme on le voit, Stendhal a récidivé dans La Chartreuse de Parme, preuve que cette image et les symboles qu’elle évoquait lui tenaient à cœur. Sans doute le désir de se consacrer à une âme dans un amour tendrement partagé, protégé par une intimité sans faille paraît être pour notre auteur l’image la plus sublime du bonheur.


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Le mythe napoléonien dans La chartreuse de Parme de Stendhal




 



Avec sa main romaine, il tordit et mêla, dans l'oeuvre surhumaine, tout un siècle fameux [...].


Hugo, Ode à la colonne.


Napoléon appartient, comme Rousseau, de Maistre, Stendhal, Lamartine, à une famille d'écrivains franco-italiens, et entre ceux-là celui auquel il fait surtout penser c'est Stendhal, Stendhal musicien, Stendhal milanais, Stendhal lecteur du Code Civil [...]. Il y a des auteurs napoléoniens, un génie napoléonien. Stendhal est le grand, le seul écrivain bonapartien, autant que bonapartiste. [...] Napoléon écrit sur la frontière du classique et du romantique. [...] L'Empereur écrivain se tient à la limite de nos deux mondes littéraires, comme le Consul de 1802, le Consul du Génie du christianisme, départagent et réunissent deux Frances historiques.


Albert Thibaudet, « Napoléon écrivain », Réflexions sur la littérature, 1er mai 1935.



L'épopée napoléonienne est rapidement devenue un mythe. Ogre ou héros, dieu ou démon, antéchrist ou sauveur, Napoléon, depuis sa mort mystérieuse jusqu'à nos jours, n'a cessé de hanter l'imaginaire collectif. Pour les romantiques de 1830 - 1840, il a été un véritable dieu et le modèle en fonction duquel ils se sont définis. « Ce qu'il a commencé par l'épée, je l'achèverai par la plume », s'est écrié Balzac. Quant à Stendhal, il a toujours été impressionné par l'énergie et le charisme de ce héros glorieux. Aussi la figure mythique de l'Empereur s'impose-t-elle dans ses deux grands romans : Le rouge et le noir et La chartreuse de Parme (publié en 1839). Dans cette dernière oeuvre, l'image de Napoléon, symbole du père, se trouve surtout liée aux thèmes de la liberté, du bonheur et de la jeunesse.



 



Un héros « calme sur un cheval fougueux », c'est, selon sa propre expression, l'image que veut donner un jeune général républicain, grand capitaine, du nom de Bonaparte, qui entend d'emblée soigner sa publicité. Ainsi le mythe napoléonien naît-il dès la première campagne d'Italie en 1796. Grâce aux brillantes victoires et aussi à une habile propagande, la légende du héros invincible se développe au cours de l'époque impériale. A la chute de l'Empereur, elle subit une éclipse, mais prend un nouvel essor à sa mort, surtout avec la publication du Mémorial de Sainte-Hélène qui, face à la réaction aristocratique en Europe, assimile la figure de Napoléon aux principes révolutionnaires et au libéralisme.

Au fond, le mythe s'est formé autour de deux éléments complémentaires : la prodigieuse ascension d'un soldat de fortune et sa chute vertigineuse, et se place sous le signe de l'ambiguïté. Napoléon, c'est à la fois l'homme fort qui consolide la révolution « bourgeoise » et le « père » du petit peuple, la personnification de l'autorité et de la liberté, l'antéchrist et le protecteur de la religion, la pensée et l'action, le romantisme et le réalisme, le dévouement et l'arrivisme...

De la mort de l'Empereur jusqu'à aujourd'hui, le mythe de Napoléon a connu toute une évolution dans le cadre d'une alternance amour-haine et de l'antagonisme entre une légende « noire » et une légende « dorée » : ogre pour les aristocrates réactionnaires de 1814, il devient Prométhée pour les bourgeois libéraux dans l'opposition.

Pour les romantiques de 1830 - 1840, l'Empereur est, selon Lamartine, « le dieu d'une génération qui s'ennuie ». Dans un monde dominé par l'argent et fermé à la jeunesse, la génération romantique, qui manque de promotion et d'idéal, s'enflamme pour l'épopée et trouve en Napoléon un héros, incarnation de la démesure et de l'énergie individuelle.

Pour Stendhal, l'Empereur est, à cette époque, « cet homme extraordinaire que j'aimais de son vivant et que j'estime maintenant de tout le mépris que m'inspire ce qui est venu après lui ». Stendhal apprécie d'autant plus Napoléon qu'il hait la société prosaïque et hypocrite dans laquelle il vit, mais, au fond, il préfère le général sauveur de la Révolution et libérateur de l'Europe à l'Empereur qui a « volé la liberté à son pays ». Un spécialiste de Napoléon, Jean Tulard, écrit : « Pour Stendhal, le génie de Napoléon, c'est d'avoir été Bonaparte ; l'échec de Bonaparte, c'est d'être devenu Napoléon. Quant au drame d'Henri Beyle, c'est d'avoir boudé Bonaparte et servi Napoléon. » Néanmoins, l'admiration de Stendhal pour Napoléon ne se dément pas, car celui-ci représente l'ascension sociale rapide selon le mérite, le désir de gloire et d'affirmation personnelle et, au moment de La chartreuse de Parme, la nostalgie du bonheur de la jeunesse.


Dans La chartreuse de Parme, l'image de Napoléon Bonaparte est tout d'abord associée à la liberté, au progrès et à la joie populaire.

Le livre s'ouvre sur l'image idéalisée du général Bonaparte et de sa jeune armée dont la jeunesse même est un symbole de liberté et de progrès face à la « vieillesse » de l'aristocratie féodale et conservatrice qui opprime l'Italie. Courbé sous un joug pesant et immuable, le peuple italien s'est endormi et Bonaparte agit en éveilleur : il libère, introduit des moeurs nouvelles et passionnées, et, en révélant tout le ridicule et l'odieux des idées anciennes, provoque leur chute. Renversant le despotisme jaloux des monarques absolus, Bonaparte délivre l'Italie de l'obscurantisme et l'inonde des lumières philosophiques du XVIIIe siècle. Avec le peintre Gros et par opposition à sa caricature du gros archiduc Ferdinand d'Autriche, se dessine en filigrane le portrait d'un Bonaparte émacié, échevelé, plein de fougue, personnification du mouvement, clairement présenté comme le héros qui assure la survie de la Révolution et réalise ainsi les espérances des philosophes des Lumières. Par son action libératrice, Bonaparte montre en outre le chemin d'un bonheur possible dans l'amour de la patrie. En effet, au moment où Stendhal écrit La chartreuse de Parme, le mouvement des nationalités et l'idée libérale se confondent désormais. Et c'est cette grande image de l'Italie enchaînée par l'Autriche et libérée par Bonaparte qui suscite l'enthousiasme de Fabrice pour celui qui veut lui donner une patrie. Restaurant la dignité des nations humiliées, Bonaparte est encore rattaché, par l'intermédiaire de son fidèle comte Pietranera, à cet « esprit de justice sans acception de personnes » que les réactionnaires lient au jacobinisme.



 



Mais c'est surtout le bonheur de vivre que ce Bonaparte idéalisé fait retrouver au peuple italien. Lorsqu'il surgit en Italie, une « masse de bonheur et de plaisir » fait irruption avec lui. Le dénuement même de l'armée et la simplicité de son chef, qui vient de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, mettent en valeur les qualités du grand capitaine Bonaparte, emportent le coeur du peuple dans la joie la plus folle et « l'oubli de tous les sentiments tristes ». Quand Bonaparte revient en 1800, tout le peuple est « amoureux fou » ; l'ivresse est à son comble. Et c'est encore avec une joie pleine d'espoir que Vasi et ses compagnons libéraux accueillent la « terrible » nouvelle du retour de l'Empereur en 1815. La mère de Fabrice et ses deux soeurs sont également transportées d'enthousiasme pour ce qui leur apparaît comme une perspective héroïque, laquelle, selon Pierre Barbéris, « restitue un temps qui n'est plus menace, mais promesse... ». En fin de compte, si Bonaparte apporte le bonheur à tout un peuple, s'il guérit les riches de leur ennui, il demeure toujours cher au petit peuple et c'est pour avoir célébré la fête de Napoléon que la troupe de Marietta et de Giletti, qualifiée de jacobine, est expulsée des Etats de Parme. De même, le pauvre Ferrante Palla est condamné à mort parce qu'il aime Napoléon.


Dans La chartreuse de Parme, l'image de Napoléon se trouve aussi associée, surtout pour Fabrice, à celle du père comme donneur de loi (imago paternelle) et, à travers l'exaltation du moi, au bonheur de la jeunesse.

Tout d'abord, la figure de l'Empereur s'identifie à l'amitié, la fraternité viriles. Lors de la bataille de Waterloo, Fabrice voit, entre ses compagnons et lui, « cette noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste ». Il les considère comme des frères et, pour lui, la mort n'est rien « entouré d'âmes héroïques et tendres ». De même, le comte Mosca « n'eût pas hésité à mettre l'épée à la main avec quelques officiers à demi-solde », car ses meilleurs amis sont d'anciens soldats fidèles de Napoléon. Cette fraternité virile entraîne la fidélité absolue que Fabrice jure de garder envers le roi d'Italie. Aussi peut-on penser que, pour Fabrice en tout cas, l'image de Napoléon remplace avantageusement celle du père absent ou détesté. En effet, Fabrice, élevé dans le culte du Héros par le général Pietranera, se morfond dans son triste et froid château, symbole du despotisme, et sort de sa torpeur lorsqu'il apprend que le « dieu » de Pietranera est de retour en France. Le fait qu'il se précipite pour se mettre au service de l'Empereur indique que le jeune Fabrice, dans l'attente d'un modèle, d'un guide, d'un père en un mot, trouve celui-ci en Napoléon. D'ailleurs, après avoir vainement cherché à rencontrer ce dernier, la grande inquiétude de Fabrice est de savoir s'il s'est vraiment battu à Waterloo, c'est-à-dire s'il a pu, dans l'héroïsme, rejoindre l'image glorieuse de Napoléon, l'image du héros, du père. Déjà au coeur de la bataille, Fabrice désire fortement s'incorporer à l'escorte de l'Empereur et manque de peu de retrouver ce général à « l'oeil terrible », le comte d'A., l'ancien lieutenant Robert, sans doute son véritable père ! Toutefois, le contact de la réalité de la guerre atténue, chez Fabrice, la prégnance du mythe napoléonien, et la quête du père, symbolisée par la poursuite de l'Empereur, se solde par un échec ou plutôt par une impossibilité de s'identifier à cette figure héroïque qui continue pourtant d'inspirer les personnages du roman.

Dans l'ensemble, Napoléon personnifie l'amour effréné de la gloire, l'ascension perpétuelle vers la grandeur : modèle et inspirateur, il est véritablement le dieu d'une sorte de culte de l'énergie. Contrairement au caractère pragmatique et prosaïque qui agit pour agir et dont l'énergie est ainsi dégradée, le caractère napoléonien s'avère toujours (dans le roman) imaginatif, héroïque, en un mot : sublime. L'énergie « vraie » consistant à vouloir sa force, Napoléon veut ainsi absolument ce qu'il fait. D'emblée, il se place sous le signe de la démesure ; c'est un nouveau César qui, dès son entrée en Italie, provoque l'émotion, fait renaître les passions et suscite le goût du risque. Alors que pour Julien, dans Le rouge et le noir, l'épervier symbolisait la réussite psychologique totale (la conscience se regardant elle-même dominer dans une sorte d'hypertrophie du moi), pour Fabrice, l'aigle impérial, s'il permet l'exaltation du moi, évoque plutôt, par son vol majestueux et rapide, l'urgence de l'action à accomplir. A Waterloo, Fabrice ne cherche qu'à se battre et à se dévouer à l'Empereur pour défendre la liberté et la patrie. Il irait même jusqu'au sacrifice suprême : « mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin ». Aussi, par rapport à Julien, Fabrice ajoute-t-il la dimension généreuse du don de soi. Plutôt que l'arrivisme, le mythe semble ici favoriser le dévouement. Cependant, la bataille de Waterloo, sur laquelle plane l'ombre de l'Empereur, est évoquée par le seul Fabrice qui manifeste son désir de partager la gloire et la puissance napoléoniennes. De toute façon, la dure réalité de la guerre fait tomber les masques et ressortir le caractère fantasmatique du mythe napoléonien chez Fabrice. Après avoir été volé et « trahi » par ses camarades, celui-ci perd un à un tous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et s'aperçoit que la guerre n'est pas « ce noble et commun élan d'âmes amantes de la gloire » qu'il s'était figuré d'après les proclamations de Napoléon. Ainsi le désir ne s'est-il pas concrétisé et, au culte de l'énergie, se substitue, avec l'éloignement du mythe, la recherche d'un certain bonheur dans l'instant. Pour Fabrice, restent le pouvoir de l'exaltation et celui de la position élevée qui le place au-dessus « des petitesses et des méchancetés ».

Dans La chartreuse de Parme, le mythe de Napoléon est également véhiculé par d'autres personnages. En général, tous les gens qui ont été favorables à l'Empereur se révèlent de « premier mérite » et leur attitude fondamentale est le « refus sous le masque ». Pour Mosca, ancien combattant de l'armée d'Espagne, Napoléon représente l'amour de la gloire et l'enthousiasme de la jeunesse. Quant à la Sanseverina, elle pleure de joie lorsque Fabrice lui annonce sa décision de rallier l'armée de l'Empereur et regrette les beaux jours de la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie, le bonheur apporté par les soldats français. Non seulement fait-elle référence à Napoléon, mais encore s'exprime-t-elle le plus souvent dans ce langage napoléonien énergique qui va droit au but. Même Giletti fait preuve d'énergie et courir des « dangers réels » à Fabrice parce qu'il a été dragon dans la Grande Armée. Et le prince de Parme se croit un « petit Napoléon » : il a eu une attitude ferme devant « les femmes et les balles » ! Finalement, lorsque la comtesse Pietranera souhaite voir Napoléon prendre Fabrice pour aide de camp, n'est-ce point concilier le rêve de gloire (figuré par l'Empereur) et celui du bonheur (figuré par l'Italie) ?


A la différence du Rouge, où le Mémorial de Sainte-Hélène est un bréviaire d'énergie, La chartreuse offre une image de Napoléon plutôt liée à la quête du père modèle et guide, et surtout à la liberté et au bonheur de la jeunesse, qu'il s'agisse de celle d'un peuple ou de nobles individus tels Fabrice, Mosca ou la Sanseverina. En fait, à travers le culte du héros que le narrateur, avec tendresse et ironie, présente à Waterloo (« morne plaine » et défaite du père fantasmatique) aux prises avec la réalité, un nouveau culte se fait jour : celui de l'homme de coeur qui, au-delà de l'hypocrisie sociale, « chasse le bonheur » dans l'instant afin, comme le dit Michel Crouzet, de « se percevoir comme la virtualité de ses actes futurs où le moi se reconnaîtra immanquablement ».



 



 

Index des auteurs cités


 

  • Barbéris, Pierre (voir « Napoléon : structure et signification d'un mythe littéraire », Revue d'histoire littéraire de la France, no 5-6, septembre - décembre 1970, p. 1031 - 1058).
  • Crouzet, Michel (voir « Stendhal et l'énergie : du moi à la poétique », Romantisme, no 43, 1984, p. 61 - 78).
  • Tulard, Jean (voir Le mythe de Napoléon, Armand Colin, 1971). J. Tulard (Sorbonne, Ecole des Hautes Etudes, I.E.P.) est le grand spécialiste de l'Empereur en France.

 

 


http://alain.cerri.free.fr/index15.html

Roman romantique

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Le chef de file de l'époque romantique est Victor Hugo.

Le roman en France connaît à l'époque romantique un important renouvellement. On peut sommairement distinguer trois grandes nouvelles formes romanesques.

On citera d'abord le "roman de l'âme", qu'il soit à la "première personne" (narrateur et personnage principal confondus) ou à la "troisième personne" (narrateur distinct du personnage). Ce type de roman représente la subjectivité d'un individu en rupture avec le monde environnant. Par exemple, René de Chateaubriand, Corinne de Mme de Staël, Oberman de Senancour... L'écart entre l'individu et le monde se traduit alors souvent par une pathologie qui peut être décrite de façon objective ou distanciée (comme l'impuissance du héros dans Armance de Stendhal ou la faiblesse de caractère dans Adolphe de Benjamin Constant). Dans ces romans, l'intérêt du lecteur porte ainsi sur la singularité subjective d'un individu qui, bien loin de se présenter comme un modèle plus ou moins héroïque, apparaît comme essentiellement différent des autres à cause d'une "maladie de l'âme" (comme la mélancolie de René ou la folie chez Gérard de Nerval) qui l'éloigne des autres hommes.

Une deuxième forme romanesque originale est le roman réaliste dont les deux grands représentants sont Stendhal et Balzac. Chez Balzac, le monde objectif dans sa diversité et ses particularités devient un élément essentiel de la représentation romanesque : la description va alors s'attacher à des détails extérieurs (gestes, attitudes des personnages, habits et modes d'être, décors...) qui peuvent paraître à première vue insignifiants mais dans lesquels le romancier découvre un sens caché, une "harmonie" qui révèle l'intériorité masquée des personnages. C'est le cas en particulier du Lys dans la vallée, et de Illusions perdues. Stendhal met quant à lui l'accent sur la dimension explicative du comportement des personnages (en particulier dans le Rouge et le Noir) : il analyse les différents facteurs qui pèsent sur les comportements individuels, qu'il s'agisse de l'histoire personnelle, de la position sociale, des relations inter-individuelles ou même du déroulement aléatoire des événements. Il révèle ainsi au lecteur ce que les différents personnages ignorent soit d'eux-mêmes (car l'individu stendhalien ne se connaît qu'en partie) soit des autres (dont il n'aperçoit que les réactions extérieures). Romanciers réalistes, Balzac et Stendhal se caractérisent ainsi par leur "omniscience", c'est-à-dire leur capacité à décrire le monde objectif dans ses multiples dimensions, mais également à dire le sens de ce monde qui échappe pourtant aux individus qui en font partie.

La troisième grande forme romanesque est celle d'une fiction qui se dégage de toute espèce de vraisemblance au profit d'un déploiement imaginaire qui pourra aller jusqu'au fantastique. Honoré de Balzac, inspiré par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann produit dans cet esprit : La Peau de chagrin, l'Auberge rouge et la plupart de ses œuvres philosophiques. Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris plonge dans un monde différent, inquiétant, dans un Moyen Âge sombre et terrifiant directement inspiré de Walter Scott. Avec Théophile Gautier, le fantastique sera assumé comme tel, et ce sera au lecteur à affronter un monde irréel (par exemple l'hallucination dans le Club des Hachichins ou bien une Morte amoureuse dans la nouvelle du même nom) et surtout à lui donner un sens qui ne sera d'ailleurs pas nécessairement partagé par les autres lecteurs. Ainsi, ce type de roman repose sans doute moins sur le partage de certaines valeurs morales et intellectuelles (il n'y a ni "message" à transmettre ni modèle de comportement à admirer) que sur une identification émotionnelle où se mélange à la fois le rejet (puisque le lecteur est confronté à l'altérité) et la fascination (puisqu'on y devine néanmoins des passions humaines).

Dans ces trois types de romans, le lecteur est confronté non plus à des personnages qui lui sont proches comme au XVIIIe siècle (parce qu'appartenant au même monde social ou bien partageant les mêmes valeurs comme dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau) mais à des personnages différents, à une altérité humaine, psychologique ou sociale.

Sources

Michel Condé, La Genèse sociale de l'individualisme romantique, Tübingen, Niemeyer (Mimesis), 1989

Jacques Dubois, Les romanciers du réel, Paris, Seuil (Points), 2000.

Philippe Van Tieghem, Le Romantisme français, Paris, Presses Universitaires de France, 1957 (chapitre V).

SARRAUTE

L'Ère du soupçon

1956

Le personnage type est un trompe-l'oeil

Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu'on l'abandonne à lui-même, c'est plus fort que lui, typifie.
Il le fait ­ comme d'ailleurs le romancier, aussitôt qu'il se repose ­ sans même s'en apercevoir, pour la commodité de la vie quotidienne, à la suite d'un long entraînement. Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d'une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages. Comme au jeu des « statues », tous ceux qu'il touche se pétrifient. Ils vont grossir dans sa mémoire la vaste collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte et que, depuis qu'il a l'âge de lire, n'ont cessé d'enrichir d'innombrables romans.
Or, nous l'avons vu, les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait autrefois à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l'escamotent.
Aussi, par une évolution analogue à celle de la peinture ­ bien qu'infiniment plus timide et plus lente, coupée de longs arrêts et de reculs ­ l'élément psychologique, comme l'élément pictural, se libère insensiblement de l'objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. C'est sur lui que tout l'effort de recherche du romancier se concentre, et sur lui que doit porter tout l'effort d'attention du lecteur.
Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les état psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu'il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible de tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s'empare pour fabriquer des trompe-l'oeil.

Nathalie Sarraute (1900-1999), Enfance (1983)

Incipit

— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
— Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…
— C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent…
— Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas…
— Et pourtant ce que tu veux faire… « évoquer tes souvenirs »… est-ce que ce ne serait pas…
— Oh, je t’en prie…
— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal…
— Oui, comme tu dis, tant bien que mal.
— Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre… celui…
— Oh, à quoi bon ? je le connais.
— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que d’y penser…
— Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n’est pas toujours cette même crainte… Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes…
— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas… pas assez… que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d’avance…
— Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent… laisse-moi…
— Bon. Je me tais… d’ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter…
— Oui, et cette fois, on ne le croirait pas, mais c’est de toi que me vient l’impulsion, depuis un moment déjà tu me pousses…
— Moi ?
— Oui, toi par tes objurgations, tes mises en garde… tu le fais surgir… tu m’y plonges…

Nathalie Sarraute, Enfance, 1983, © Gallimard.


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ROBBE-GRILLET

Pour un nouveau roman

1957

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté ­ quoique postiche ­ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voit : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes oeuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans la Nausée ou dans l'Etranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

 

Les fleurs bleues

Proposé par incipit_fr



[Incipit]
Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. Sur les bords du ru voisin, campaient deux Huns; non loin d’eux un Gaulois, Eduen peut-être, trempait audacieusement ses pieds dans l’eau courante et fraîche. Sur l’horizon se dessinaient les silhouettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs anciens, d’Alains seuls. Quelques Normands buvaient du calva.
Le duc d’Auge soupira mais n’en continua pas moins d’examiner attentivement ces phénomènes usés.
Les Huns préparaient des stèques tartares, le Gaulois fumait une gitane, les Romains dessinaient des grecques, les Sarrasins fauchaient de l’avoine, les Francs cherchaient des sols et les Alains regardaient cinq Ossètes. Les Normands buvaient du calva.
—Tant d’histoire, dit le duc d’Auge au duc d’Auge, tant d’histoire pour quelques calembours, pour quelques anachronismes. Je trouve cela misérable. On n’en sortira donc jamais?
Fasciné, il ne cessa pendant quelques heures de surveiller ces déchets se refusant à l’émiettage; puis, sans cause extérieure décelable, il quitta son poste de guet pour les étages inférieurs du château en se livrant au passage à son humeur qui était de battre.
Il ne battit point sa femme parce que défunte, mais il battit ses filles au nombre de trois; il battit des serviteurs, des servantes, des tapis, quelques fers encore chauds, la campagne, monnaie et, en fin de compte, ses flancs. Tout de suite après, il décida de faire un court voyage et de se rendre dans la ville capitale en petit arroi, accompagné seulement de son page Mouscaillot.
Raymond Queneau