Séquence : le récit bref
Littérature et violence
Objet d’étude : Genres et registres
Perspectives complémentaires : Initiation à l’intertextualité
Initiation à l’argumentation
Objectifs : réfléchir à partir d’un texte et le mettre en résonance par rapport à d’autres
Créer un réseau de supports pour une réflexion
Connaître les techniques d’analyse du récit
Notions à aborder :
Le schéma actantiel/ le schéma narratif
Economie des personnages, de la description du lieu
19/comique, tragique, cruauté
Vocabulaire d’analyse du récit : la notion d’enchâssement, de point de vue, de rythme du récit, l’action des personnages les uns sur les autres
Problématique :
Comment la littérature ( la parole, la communication, le détour par le récit ou le dialogue) permet de contrer la menace violente ?
Lecture cursive : Maupassant, Un réveillon, Contes et nouvelles de Normandie, collection Petits Classiques Larousse, n°51 ( On pourrait choisir un autre : pourquoi pas Tarass Boulba de Gogol)
Devoirs :
Devoir d’invention sur Marguerite de Navarre : ( pour le 18 septembre) : ( pour le sujet, voir page 6, paragraphe &&&)
Devoir dissertation ( pour le Jeudi 28 Septembre) : La littérature parvient-elle à dénoncer la violence ? Quels sont ses procédés ? ( deux pages, avec au moins trois arguments différents, nourris des textes étudiés en cours, avec aide du professeur)
Textes étudiés :
1. Marguerite de Navarre, l’Heptaméron, nouvelle 32
2. Les Mille et Une Nuits, trad. Galland
3. Perrault, Barbe Bleue
4. La bible, Genèse
5. Œdipe et le Sphinx
6. le mythe de Pandore
6. Ovide, « Diane et Actéon », dans Les métamorphoses
Tableau récapitulatif des notions ( que nous complèterons au fur et à mesure de la séquence) :
texte |
Remèdesà la violence ? |
Qui est le coupable ? |
La victime se sent-elle coupable ? |
Rôle de l’adjuvant. |
Récit fictif ou véridique ? |
Récit enchâssé ? |
Analepses ? |
Variation de points de vue ? |
Navarre |
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Mille et une Nuits |
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Perrault |
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Oedipe |
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Pandore |
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Diane et Actéon
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Texte n°1 : Marguerite de Navarre L’Heptaméron [1]
Marguerite de Navarre est la sœur du Roi François Premier, elle a eu un rôle important dans la vie politique et religieuse du XVIe siècle ( la Renaissance). Protestante, elle a lutté pour une foi plus intime, moins axée sur les rites comme dans la religion catholique. En plus de ce recueil de nouvelles imitées du Décaméron de l’Italien Boccace, elle a écrit des poèmes et des pièces de théâtre. Ses thèmes de prédilection sont l’amour, l’adultère, l’honneur, la foi, et la fidélité.
Heptaméron, troisième journée, nouvelle 32
VENGEANCE D’UN MARI
Le Roi Charles, huitième de ce nom, envoya en Allemagne un gentilhomme, nommé Bernage, Seigneur de Sivray, près d’Amboise, qui pour faire bonne diligence [2] n’épargnait ni jour ni nuit pour avancer son chemin, si bien que, un soir, bien tard, il arriva au château d’un gentilhomme, où il demanda logis : ce qu’il put avoir à grand peine. Toutefois, quand le gentilhomme entendit qu’il était le serviteur d’un tel Roi, il s’en alla au devant de lui, et il le pria de ne pas être choqué de la rudesse de ses gens. En effet, à cause de quelques parents de sa femme qui lui voulaient du mal, il était contraint[3] de tenir ainsi la maison fermée. Aussi, Bernage lui dit l’objet de sa mission : et le gentilhomme [4] s’offrit de rendre le mieux possible service au Roi son maître, et le mena en sa maison, où il le logea et le festoya honorablement.
Il était l’heure de dîner ; le gentil homme le mena dans une belle salle tendue de belle tapisserie. Et, comme la nourriture était apportée sur la table, il vit sortir de derrière la tapisserie une femme, la plus belle qu’il était possible de regarder, mais elle avait la tête toute tondue, et le reste du corps habillé de noir à l’allemande. Après que le dit seigneur eut lavé ses mains avec le seigneur de Bernage, l’on porta l’eau à cette dame, qui lava et alla s’asseoir au bout de la table, sans parler à aucun des deux hommes, ni eux à elle. Le seigneur de Bernage la regarda bien attentivement, et elle lui sembla une des plus belles dames qu’il avait jamais vues, sinon qu’elle avait le visage bien pâle et la contenance [5] bien triste. Après qu’elle eut mangé un peu, elle demanda à boire, ce que lui apporta un serviteur, dans un emerveillable vaisseau [6], car c’était la tête d’un mort, dont les yeux étaient bouchés d’argent. Elle y but dedans deux ou trois fois. La demoiselle, après qu’elle eut dîné et qu’elle se soit fait laver les mains, fit une révérence au seigneur de la maison et s’en retourna derrière la tapisserie, sans parler à personne. Bernage fut tant ébahi [7] de voir une chose si étrange qu’il en devint tout triste et pensif.
Questions :
1/ Relevez le champ lexical (l’ensemble des mots qui se rapportent à un même thème) de l’affliction, de la tristesse ( surlignez en _______)
2/ Dans le premier paragraphe, le gentilhomme propriétaire du château enfreint presque les apparences de l’hospitalité, quels sont les mots qui le montrent ?
3/ Dans le second paragraphe, pourquoi, à votre avis, le narrateur insiste-t-il sur l’aspect visuel ? Y a-t-il une communication entre les personnages masculins et féminins ? Quelle atmosphère est crée ici ?
4/ A votre avis, pourquoi cette femme a-t-elle subi cette épreuve ? Qui en est l’auteur ?
5/ Quelle est la différence de sentiments entre les deux hommes à l’égard de la femme ?
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Le gentil homme, qui s’en aperçut, lui dit : « Je vois bien que vous vous étonnez de ce que vous avez vu en cette table ; mais vu l’honnêteté que je trouve en vous, je ne veux vous celer[8] ce que c’est, afin que vous ne pensiez pas qu’il y ait en moi une telle cruauté sans grande occasion [9]. Cette dame que vous avez vue est ma femme, que j’ai plus aimée que jamais homme pourrait aimer une femme, à tel point que, pour l’épouser, j’oubliai toute crainte, et l’amenai ici contre la volonté de ses parents. Elle aussi me montrait tant de signes d’amour que j’eusse hasardé dix mille vies pour la mettre ici à son aise et à la mienne. Nous y avons vécu un certain temps avec un tel repos et contentement que je me considérais comme le plus heureux gentilhomme de la chrétienté. Mais, lors d’un voyage que je fis où mon honneur me contraignit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l’amour qu’elle avait en moi qu’elle fut amoureuse d’un gentilhomme que j’avais ici. Je soupçonnai cela à mon retour, mais l’amour que je lui portais était si grand que je ne pouvais me méfier d’elle jusqu’à ce qu’à la fin, l’expérience me crève les yeux, et que je vis ce que je craignais plus que la mort. C’est ainsi que l’amour que je lui portais fut convertie en fureur et en désespoir : je la guettais de si près et un jour, feignant[10] d’aller dehors, je me cachais dans la chambre où maintenant elle demeure, et où, bientôt après mon départ, elle se retira et y fit venir ce jeune gentilhomme, que je vis entrer avec une familiarité qu’il n’appartenait qu’à moi d’avoir avec elle. Mais quand je vis qu’il voulait monter sur le lit auprès d’elle, je sortis dehors et lui pris ses bras, où je le tuai. Et, parce que le crime de ma femme me sembla si grand qu’une telle mort n’était pas suffisante pour la punir, je lui ordonnai une peine que je pense qu’elle a plus désagréable que la mort : c’est de l’enfermer en la dite chambre où elle se retirait pour prendre ses plus grands délices en la compagnie de celui qu’elle aimait trop mieux que moi. Et dans ce lieu je lui mis dans une armoire tous les os de son ami, tendus comme une chose précieuse en un cabinet[11]. Et, afin qu’elle n’en perde pas la mémoire, je lui fais venir à table, pendant qu’elle mange et boit, à la place d’un verre, la tête de ce méchant. Et là, tout devant moi, afin qu’elle voie vivant celui qu’elle a fait son mortel ennemi par sa faute, et afin qu’elle voie mort pour l’amour d’elle celui dont elle avait préféré l’amitié à la mienne. Et ainsi, elle voit à dîner et à souper les deux choses qui doivent lui déplaire le plus : l’ennemi vivant et l’ami mort, et tout, à cause de son péché. Pour le reste, je la traite comme moi-même, sinon qu’elle va tondue, car l’arrangement des cheveux ne va pas bien à la femme adultère, ni le voile à l’impudique. Ainsi, elle va rasée, montrant qu’elle a perdu l’honneur de virginité et pudicité. S’il vous plaît de prendre la peine de la voir, je vous y mènerai. »
Questions :
6/ Identifiez le passage au discours direct.
7/ Où se trouve le retour en arrière ( ou flash back, ou analepse) ?
8/ Avant la mésaventure, deux événements montrent l’excès du mari, lesquels ?
9/ Pouvez- vous compléter votre réponse à la question 2 ?
10/ Il y a une violence physique et une violence morale commises par le seigneur du lieu : identifiez-les.
11/ Ceci est une récriture de l’eucharistie chrétienne, pourquoi ?
12/ Identifions les figures de style aux dernières lignes de ce passage, qui le résument en quelques lignes. 13/ A votre avis, que va-t-il se passer après ?
Marguerite de Navarre (suite) ___________________________________________________________________
Ils descendirent en bas et trouvèrent qu’elle était en une très belle chambre, assise toute seule devant un feu. Le gentilhomme tira un rideau qui était devant une grande armoire, où il vit tendus tous les os d’un homme mort. Bernage avait grande envie de parler à la dame, mais de peur du mari, il n’osa pas. Le gentilhomme, qui s’en aperçut, lui dit : « S’il vous plaît de lui dire quelque chose, vous verrez quelle grâce et quelle parole elle a. » Bernage lui dit alors : « Madame, votre patience est égale au tourment. Je vous considère comme la plus malheureuse femme du monde. » La dame, ayant la larme à l’œil, avec une grâce si humble qu’il n’était possible de plus, lui dit : « Monsieur, je confesse que ma faute est si grande que tous les maux que le seigneur d’ici ( que je ne suis digne d’appeler mon mari) me saurait faire, ne sont rien au prix du regret que j’ai de l’avoir offensé. » En disant cela, elle se mit à pleurer fort. Le gentilhomme tira Bernage par le bras et l’emmena. Le lendemain, au matin, il partit pour aller faire la charge que le Roi lui avait donnée. Toutefois, disant adieu au gentilhomme, il ne put se retenir de lui dire : « Monsieur, l’amour que je vous porte et l’honneur et privauté que vous m’avez faite en votre maison, me contraignent à vous dire qu’il me semble, vu la grande repentance[12] de votre pauvre femme, que vous lui devez user de miséricorde ; d’autant plus que vous êtes jeune et n’avez pas d’enfant : ce serait dommage de perdre une aussi grande maison[13], et que ceux qui ne vous aiment peut-être pas en soient héritiers. » Le gentilhomme, qui s’était résolu à ne jamais parler à sa femme, pensa longuement aux propos que lui tint le seigneur de Bernage ; et enfin il reconnut qu’il disait la vérité, et lui promit que, si elle persévérait en cette humilité, il en aurait quelquefois pitié. Ainsi partit Bernage pour faire sa charge. Et quand il fut retourné devant le roi son maître, il lui fit en détail ce récit, et entre autres, comme il avait parlé de la beauté de la dame, le Roi envoya son peintre, nommé Jehan de Paris, pour faire un portrait de cette dame sur le vif. Ce qu’il fit après le consentement de son mari, qui, après cette longue pénitence, pour [14] le désir qu’il avait d’avoir des enfants et pour la pitié qu’il eut de sa femme qui en si grande humilité recevait cette pénitence, il la reprit avec lui, et eut d’elle, depuis, beaucoup de beaux enfants.
- Mesdames, si toutes celles à qui un tel cas est arrivé buvaient dans de telles coupes, j’aurais bien une grande peur que beaucoup de coupes dorées soient converties en têtes de morts. Dieu nous en veuille garder, car, si en sa bonté il ne nous retient pas de faire des fautes, tous en peuvent faire autant, mais si nous avons confiance en lui, il gardera celles qui confessent ne se pouvoir elles-mêmes garder. ( …)
- Je trouve dit P arlamente, cette punition aussi raisonnable qu’il est possible ; car tout ainsi que l’offense est pire que la mort, aussi est la punition pire que la mort.
- Ennasuitte dit : « je ne suis pas de votre opinion, crt j’aimerais mieux toute ma vie voir les os de tous mes serviteurs en mon cabinet, que de mourir pour eux, vu qu’il n’y a méfait qui ne se puisse amender, alors qu’après la mort, il n’y a point d’amendement. »
D’après Marguerite de Navarre,
L’Heptaméron, Quatrième Journée, nouvelle 32
14/ En quoi peut-on voir que c’est la parole qui résorbe cette violence ?
15/ Quelles sont les autres circonstances sociales qui encouragent la réconciliation ?
16/ Quelles sont les circonstances religieuses qui justifient la réconciliation ? ( relever le champ lexical de la religion chrétienne)
17/ L’enchâssement des récits : que comprend-on grâce à la dernière réplique ? Pouvez-vous préciser la situation d’énonciation dans laquelle s’inscrit le récit ?
Du récit au débat :
Qu’est-ce qui fonde la différence entre les récits et débats ?
- du point de vue de l’énonciation : ____________________________________
- du message exprimé :_______________________________________________
- en quoi peut-on alors parler de changement de registre ?_______________________________
- en quoi peut-on parler ici d’une violence plus morale que physique ? quelle est la citation qui exprime cela ?_____________________________
- réparer l’honneur : en quoi la dimension religieuse du texte donne-t-elle une autre chance aux pêcheurs ?
A vous de débattre : Pensez-vous que l’attitude du mari et celle de la femme soient justifiées ? Donnez votre avis sur chacun des deux personnages en une réponse argumentée.
&&& Travail d’imagination et d’argumentation :
Le seigneur du château envoie une lettre de remerciement au seigneur de Bernage pour lui avoir ouvert les yeux sur sa situation et pour avoir résolu son problème, il se sent coupable de son geste et lui remercie de son intermédiaire, écrivez cette lettre en relatant l’histoire et en argumentant sur les raison de son changement. ( indication : il y a quelques jours, une romancière, vient de publier un livre qui récrit cette histoire de Marguerite de Navarre et dans lequel il y a une semblable lettre…vous pouvez chercher sur internet, mais attention aux contrefaçons ! )
BILAN : Les caractéristiques de la nouvelle :
D’après le prologue de l’Heptaméron, les dix personnages ( cinq hommes et cinq femmes, qui entretiennent parfois des rapports conflictuels), doivent chacun à leur tour raconter une histoire brève, qui s’est réellement passée, et qui présente un cas étrange. Le ton ( ou le registre) des nouvelles alterne entre le comique et le pathétique, selon une loi d’alternance ou selon la personnalité des conteurs. A la fin d’un conte, s’ensuit un débat sur les personnages mis en scène, et le conteur « donne sa voix » à la personne de son choix.
Ces dix personnages ont décidé de jouer à ce jeu car ils sont enfermés dans un lieu de montagne ( près des Pyrénées) pour cause d’inondation, et doivent attendre dix jours, le temps que l’on reconstruise un pont qui leur permettra de reprendre leur voyage.
Les nouvelles sont donc censées avoir un ancrage dans la réalité :
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Elles sont courtes, et cela nécessite …
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Elles relatent un fait extraordinaire, comme c’est le cas ici :_________________________________ _____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Ceci n’empêche pas que le sens soit ouvert, ou les interprétations multiples :_____________________ ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Ni que les temporalités soient complexes : ( placer les événements suivants sur l’ace chronologique et sur l’axe narratif) : adultère commis par la femme(A) / punition imposées par le mari(P)/ découverte de Bernage étonné (D)/ explication du mari (E)
_____________________I_______________I________________I______________I__________>
Progression chronologique
______________I_______________I_________________I__________________I_____________>
Progression narrative ( dans l’ordre du récit)
Définitions :
Le temps de l’histoire est l’ordre dans lequel se passent les événements dans le temps.
Le temps du récit est l’ordre dans lequel le narrateur choisit de les présenter au lecteur.
Le champ lexical est l’ensemble des mots qui se rapportent à un même thème.
Un contraste est la présence simultanée de deux idées contraires dans une phrase ou dans un texte( synonyme= antithèse)
Un oxymore est une antithèse à l’intérieur d’un même groupe nominal : ex : « soleil noir »
Un chiasme est une figure de symétrie entre des mots : « l’ennemi vivant et l’ami mort » ( ennemi vs ami/ vivant vs mort)
OUVERTURES ANTHROPOLOGIQUES :
Pour quelles raisons l’homme préhistorique opérait-il des trépanations, qu’elles soient pré- ou post-mortem ? En ce qui concerne les trépanations post-mortem, il est possible que ce soit pour une raison pratique, pour suspendre le crâne, comme il est observé chez les Dayak de Bornéo pratiquant un culte du crâne. Il est aussi possible que le crâne puisse servir de verre, probablement pour un usage rituel : « boire dans le crâne d’un ennemi est la volupté suprême du barbare », écrit Broca, d’après un texte de Tite-Live (Livre XXIII, chapitre xxiv).
Nous avons exposé assez en détail tous ces événements, parce qu’ils donnent un aperçu de la vie de cette époque où l’héroïsme voisinait avec la ruse, et la générosité avec la cruauté. On comprend que plus tard l’école de Confucius ait condamné sommairement cette époque. Car l’idéal était tout au plus une enseigne dissimulant les buts particuliers des princes auxquels la bonté servait de paravent qui dissimulait leurs forfaits. Mais la dissimulation avait duré si longtemps que les gens ont fini par prendre pour une réalité ce qui n’était qu’une ruse sous laquelle ils commettaient leurs forfaits.
Il faut reconnaître toutefois une certaine valeur aux essais tentés par les ligues et les conseils des États feudataires pour hâter la paix générale, créer, pour ainsi dire, une opinion publique et instituer par suite un minimum de justice. Les mœurs du temps étaient grossières. La vie humaine avait alors peu de valeur. On voyait un noble boire dans le crâne de son ennemi pendant un festin. Mais il arrivait aussi qu’un vassal donnât sa vie pour son suzerain ou qu’un homme suivît son ami dans la mort.
( Richard Wilhlem, Histoire de la civilisation chinoise, en ligne)
entraînement au commentaire : A l’aide de vos réponses précédentes, construisez un paragraphe répondant à la question suivante : Comment la narratrice tente-t-elle de capter l’intérêt de son auditoire ?
entraînement à l’écrit d’invention : Imaginez la lettre de l’époux au seigneur de Bernage pour le remercier de l’avoir réconcilié avec sa femme.
Correction : extrait du livre de Christiane Singer, Seul ce qui brûle, qui récrit cette histoire.
Dont voici une présentation sur internet : CHRISTIANE SINGER La romancière signe un conte inspiré d'un texte médiéval sur la puissance initiatique de l'amour passion.
UNE TRÈS JEUNE et belle femme au teint de nacre, la tête rasée, toute vêtue de nuit, apparaît de derrière une tenture dans la salle où le maître de céans est assis. Elle tient entre ses mains un crâne serti d'argent qu'elle porte à ses lèvres avant de prendre place à la table de son époux... De cette séquence empruntée à une nouvelle de Marguerite de Navarre, Christiane Singer a tiré un récit qui tente d'en déchiffrer le secret. Seul ce qui brûle raconte l'histoire de Sigismund d'Ehrenburg, un homme dans la force de l'âge, violemment épris de sa toute jeune épouse, Albe. Humble mais sauvage, animée d'une grâce enfantine qui n'a d'égale que sa détermination, cette dernière aime son mari sans partage, dans le même élan qui la porte vers Dieu. Mais un jour, Sigismund la surprend jouant dans un lit avec un page : il plonge sa dague dans le coeur du garçon puis la fait tondre, la séquestre et la contraint à boire chaque soir devant lui dans le crâne de son compagnon de jeu...
Trois ans s'écoulent au rythme de ce rituel jusqu'à ce qu'un voyageur égaré - dans la Bible, il aurait pris la figure d'un ange, dans un roman du XXe siècle celle d'un psychanalyste - demande l'hospitalité et rompe le mauvais sort... La vie bientôt coule à nouveau au château d'Ehrenburg, transfigurée. La passion des époux, passée au feu de la mort, s'est métamorphosée ; l'amour qui advient alors est bien plus qu'un sentiment ou une modalité de l'existence, mais la sève même de l'être. Ce renouveau, Albe l'a suscité, par simple contagion, elle qui durant sa captivité n'a jamais donné prise à la haine, oeuvrant au contraire à dénouer en elle toute trace de rancoeur.
Lettre de Sigismund d’Ehrenburg au seigneur de Bernage
Cher et noble ami,
Ma gratitude à votre égard dépasse tout ce que vous pouvez imaginer. Mon désespoir m’avait jeté en enfer. Etait-ce mon honneur que j’avais voulu sauver
dans cette infâme mise en scène ? Mon honneur ? Cette dérisoire simagrée que nous appelons honneur ? Ou n’étais-je pas plutôt pétrifié, les yeux rivés sur cette scène de trahison insoutenable? Et n’était-ce pas précisément cette scène que je réactivais chaque jour sans merci en contraignant Albe de toucher des lèvres le crâne de celui qui, au prix de sa vie, l’avait approchée de trop près ? Qu’un homme blessé dans ce qui lui a été le plus sacré puisse devenir féroce, qui s’en
étonnera ? Ce dont je suis sûr, c’est que, sans votre arrivée inopinée à Ehrenburg, j’aurais continué ainsi jusqu’à la fin de mes jours, geôlier de ma propre plaie, occupé de la raviver jour après jour. J’ose maintenant laisser au fil de ma plume
se dérouler toute mon histoire, comme vous avez eu l’amitié de m’en prier. Vous en connaissez certes l’essentiel mais vous ne dédaignerez pas d’en suivre les méandres. N’est-ce pas votre intérêt si vif et si inespéré qui, après trois ans d’une solitude et d’un silence violents, m’a sorti du tombeau ? La parole que vous m’avez adressée et celle que vous avez ranimée en moi m’ont porté au-delà de mon obsession et de mon enfermement. Vous m’avez réveillé comme en sursaut d’un cauchemar. Qu’avais-je donc vu qui me rendit fou à lier ? Que s’était-il passé pour que le sol se dérobât ainsi sous mes pas ? L’honneur n’était qu’une façade. Ce n’était pas l’honneur qui m’était arraché. C’était la Vie. Cette
femme était la Vie. Je ne sais, cher et vénéré ami, si vous avez eu le terrifiant privilège de connaître la passion d’amour. C’est le plus vertigineux des abîmes dans lequel il est possible à l’homme de descendre. Un abîme de flammes et de souffrances aiguës. » etc.
Texte 2 : extrait des Mille et une Nuits
Mésaventure arrivée au Roi Shazamane, à un retour de voyage
Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisir de surprendre par son retour une épouse dont il se croyait tendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’à la clarté des flambeaux, qui ne s’éteignaient jamais la nuit dans les appartements des princes et des princesses, il aperçut un homme dans ses bras Il demeura immobile durant quelques moments, ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Mais, n’en pouvant douter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis à peine hors de mon palais, je suis encore sous les murs de Samarcande, et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide ! votre crime ne sera pas impuni. Comme roi, je dois punir les forfaits qui se commettent dans mes États ; comme époux offensé, il faut que je vous immole à mon juste ressentiment. » Enfin ce malheureux prince, cédant à son premier transport, tira sabre, s’approcha du lit, et d’un seul coup fit passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite les prenant l’un après l’autre, il les jeta par une fenêtre dans le fossé dont le palais était environné.
S’étant vengé de cette sorte, il sortit de la ville comme il y était venu, et se retira sous son pavillon. Il n’y fut pas plus tôt arrivé, que sans parler à personne de ce qu’il venait de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir. Tout fut bientôt prêt, et il n’était pas jour encore, qu’on se mit en marche au son des timbales et de plusieurs autres instruments qui inspiraient de la joie à tout le monde, hormis au roi. Ce prince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, était la proie d’une affreuse mélancolie qui ne le quitta point pendant tout le voyage.
Il séjourne alors chez son frère, le roi Shariar, également Sultan. Pendant que Shariar part à la chasse, voici ce que Shazamane découvre :
Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ses ennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout à coup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchait la sultane [15] d’un air qui la faisait aisément distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande-Tartarie était aussi a la chasse, s’avança avec fermeté jusque sous les fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvait tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visage qu’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longs habits qu’elles portaient par-dessus d’autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dix noirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté, ne demeura pas longtemps sans amant ; elle frappa des mains en criant : Masoud, Masoud ! et aussitôt un autre noir descendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoup d’empressement.
La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrent jusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d’eau qui faisait un des plus grands ornements du jardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, qui était venu du dehors par-dessus la muraille du jardin, s’en retourna par le même endroit.
Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la Grande-Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions. « Que j’avais peu de raison, disait-il, de croire que mon malheur était si singulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’États, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quelle faiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en est fait, le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le repos de ma vie. » En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger ; et comme il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui venait d’être jouée sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’il n’avait fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et d’instruments dont on accompagna le repas.
Questions :
1/ Quels sont les points communs avec la nouvelle 32 de Marguerite de Navarre ?
2/ Quelles sont les différences ?
3/ Pourquoi peut-on parler d’un dédoublement du schéma actantiel ?
4/ En quoi l’adultère est-il décrit d’une façon différente de celle de Marguerite ?
5/ Relevez le vocabulaire de la déploration dans le monologue du sultan et reteez-le. A quel registre appartient-il ?
6/ Quelle est la différence de relation amoureuse dans ces deux récits ?
Les jours suivants il fut de très bonne humeur ; et lorsqu’il sut que le sultan était de retour, il alla au-devant de lui, et lui fit son compliment d’un air enjoué. Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ; il ne songea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avait refusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner le temps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisir qu’il avait eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention, prit la parole à son tour. Comme il n’avait plus de chagrin qui l’empêchât de faire paraître combien il avait d’esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes.
Schazenan raconte sa propre infortune et ce qu’il a découvert chez son frère. Ils partent en voyage et découvrent les mêmes malheurs pour tous les hommes, voici donc la cobclusiond e Shariar :
« C’est pourquoi, puisque nous avons trouvé ce que nous cherchions ( =la révélation que toutes les femmes trompent leur mari), retournons dans nos États, et que cela ne nous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablement conservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ; mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon exemple. » Le sultan fut de l’avis de son frère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils en étaient partis.
La nouvelle du retour du sultan s’y étant répandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’à l’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi, leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il leur commanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à son palais.
A peine fut-il arrivé, qu’il courut à l’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livra à son grand vizir, avec l’ordre de la faire étrangler ; ce que ce ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avait commis. Le prince irrité n’en demeura pas là ; il coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux châtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pour prévenir les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, il résolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’il l’observerait immédiatement après le départ du roi de Tartarie qui prit bientôt congé de lui et se mit en chemin chargé de présents magnifiques.
Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua pas d’ordonner à son grand vizir de lui amener la fille d’un de ses généraux d’armée. Le vizir obéit. Le sultan coucha avec elle, et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance qu’eût le vizir à exécuter de semblables ordres, comme il devait au sultan son maître une obéissance aveugle, il était obligé de s’y soumettre. Il lui mena donc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de la capitale ; et enfin chaque jour c’était une fille mariée, et une femme morte.
Questions :
7/Quel effet produit dans un premier temps la révélation de la tromperie universelle des femmes ? ( = le fait qu’il ne soit pas le seul dans cette situation ?)
8/ en quoi y a-t-il un effet de retardement et de contraste ?
9/ quelles sont les répercussions sociales de ce chagrin personnel ? Définissez tous les types de violence possible
10/ à quel conte de Perrault cela vous fait-il penser ?
Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n’y entendait que des cris et des lamentations. Ici c’était un père en pleurs qui se désespérait de la perte de sa fille ; et là c’étaient de tendres mères qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l’air de leurs gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des imprécations contre lui.
Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait Scheherazade [16], et la cadette Dinarzade [17]. Cette dernière ne manquait pas de mérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe, de l’esprit infiniment avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts ; elle faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était pourvue d’une beauté extraordinaire, et une vertu très solide couronnait toutes ces belles qualités.
Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit : « Mon père, j’ai une grâce à vous demander ; je vous supplie très humblement de me l’accorder. — Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu’elle soit juste et raisonnable. — Pour juste, répliqua Scheherazade, elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste. Votre intention est fort louable, ma fille, dit le vizir ; mais le mal auquel vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout. — Mon père, repartit Scheherazade, puisque, par votre entremise, le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l’honneur de sa couche. » Le vizir ne put entendre ce discours sans horreur. « O Dieu ! interrompit-il avec transport, avez-vous perdu l’esprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de ne coucher qu’une seule nuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous épouser ? Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ? — Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout le danger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. — Non, non, dit le vizir, quoi que vous puissiez me représenter pour m’intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père ! Ah ! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. — Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. — Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui ne prévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortir heureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne, qui était bien, et qui ne put s’y tenir. — Quel malheur arriva-t-il à cet âne ? reprit Scheherazade. — Je vais vous le dire, répondit le vizir ; écoutez-moi.
(…)
Or, ma fille, continua le vizir en parlant toujours à Scheherazade, ce marchand avait cinquante poules et un coq avec un chien qui faisait bonne garde. Pendant qu’il était assis, comme je l’ai dit, et qu’il rêvait profondément au parti qu’il devait prendre, il vit le chien courir vers le coq qui s’était jeté sur une poule, et il entendit qu’il lui parla dans ces termes : « O coq ! Dieu ne permettra pas que tu vives encore longtemps ! N’as-tu pas honte de faire aujourd’hui ce que tu fais ? » Le coq monta sur ses ergots, et, se tournant du côté du chien : « Pourquoi, répondit-il fièrement, cela me serait-il défendu aujourd’hui plutôt que les autres jours ? Puisque tu l’ignores, répliqua le chien, apprends que notre maître est aujourd’hui dans un grand deuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret, qui est de telle nature qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les choses sont en cet état, et il est à craindre qu’il n’ait pas assez de fermeté pour résister à l’obstination de sa femme ; car il l’aime, et il est touché des larmes qu’elle répand sans cesse. Il va peut-être périr ; nous en sommes tous alarmés dans ce logis ; toi seul, insultant à notre tristesse, tu as l’impudence de te divertir avec tes poules. »
Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien : « Que notre maître est insensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en peut venir à bout, pendant que j’en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu’il rappelle sa raison, il trouvera bientôt moyen de sortir de l’embarras où il est. Eh que veux-tu qu’il fasse ? dit le chien. Qu’il entre dans la chambre où est sa femme, répondit le coq, et qu’après s’être enfermé avec elle, il prenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets en fait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plus de lui dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchand n’eut pas sitôt entendu ce que le coq venait de dire, qu’il se leva de sa place, prit un gros bâton, alla trouver sa femme qui pleurait encore, s’enferma avec elle, et la battit si bien, qu’elle ne put s’empêcher de crier : « C’est assez, mon mari, c’est assez, laissez-moi, je ne vous demanderai plus rien. » A ces paroles, et voyant qu’elle se repentait d’avoir été curieuse si mal à propos, il cessa de la maltraiter. Il ouvrit la porte ; toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme revenue de son entêtement, et fit compliment au mari sur l’heureux expédient dont il s’était servi pour la mettre à la raison. « Ma fille, ajouta le grand vizir, vous mériteriez d’être traitée de la même manière que la femme de ce marchand. »
Questions :
11/ relevez le vocabulaire tragique employé par ce vizir.
12/ en quoi ses interventions ont-ils une finalité argumentative ?
13/ où se trouve le récit enchâssé, à quoi sert-il ?
14/ quel est le lien entre le récit cadre et le récit enchâssé ?
« Mon père, dit alors Schéhérazade, de grâce, ne trouvez point mauvais que je persiste dans mes sentiments. L’histoire de cette femme ne saurait m’ébranler. Je pourrais vous en raconter beaucoup d’autres qui vous persuaderaient que vous ne devez pas vous opposer à mon dessein. D’ailleurs, pardonnez-moi, si j’ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement : quand la tendresse paternelle refuserait de souscrire à la prière que je vous fais, j’irais me présenter moi-même au sultan. »
Enfin le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses importunités ; et, quoique fort affligé de n’avoir pu la détourner d’une si funeste résolution, il alla, dès ce moment, trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui mènerait Scheherazade.
Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait. « Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille ? — Sire, lui répondit le vizir, elle s’est offerte d’elle-même. La triste destinée qui l’attend n’a pu l’épouvanter, et elle préfère à sa vie l’honneur d’être une seule nuit l’épouse de Votre Majesté. — Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan, demain, en remettant Scheherazade entre vos mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. — Sire, repartit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en vous obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père, je vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de son ministre, et lui dit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand il lui plairait.
Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle remercia son père de l’avoir si sensiblement obligée, et, voyant qu’il était accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu’elle espérait ne se repentirait pas de l’avoir mariée avec le sultan, et qu’au contraire il aurait sujet de s’en réjouir tout le reste de sa vie.
Elle ne songea plus qu’à se mettre en état de paraître devant le sultan ; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit : « Ma chère sœur, j’ai besoin de votre secours dans une affaire très importante ; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si obtiens cette grâce, comme je l’espère, souvenez-vous de m’éveiller demain matin, une heure avant le jour, et de m’adresser ces paroles : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer par ce moyen tout le peuple de la consternation où il est. » Dinarzade répondit à sa sœur qu’elle ferait avec plaisir ce qu’elle exigeait d’elle.
L’heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir conduisit Scheherazade au palais, et se retira après l’avoir introduite dans l’appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plus tôt avec elle, qu’il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle, qu’il en fut charmé ; mais s’apercevant qu’elle était en pleurs, il lui en demanda le sujet. « Sire, répondit Scheherazade, j’ai une sœur que j’aime aussi tendrement que j’en suis aimée. Je souhaiterais qu’elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien que j’aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha avec Scheherazade, sur une estrade fort élevée, à la manière des monarques de l’Orient, et Dinarzade dans un lit qu’on lui avait préparé au bas de l’estrade.
Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avait recommandé. « Ma chère sœur, s’écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir. »
Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur, s’adressa au sultan : « Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur ? — Très volontiers », répondit le sultan. Alors Scheherazade dit à sa sœur d’écouter ; et puis, adressant la parole à Schahriar, elle commença de la sorte :
PREMIÈRE NUIT
Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens, tant en fonds de terre qu’en marchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, de facteurs et d’esclaves. Comme il était obligé de temps en temps de faire des voyages pour s’aboucher avec ses correspondants, un jour qu’une affaire d’importance l’appelait assez loin du lieu qu’il habitait, il monta à cheval, et partit avec une valise derrière lui, dans laquelle il avait mis me petite provision de biscuits et de dattes, parce qu’il avait un pays désert à passer, où il n’aurait pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident à l’endroit où il avait affaire ; et quand il eut terminé la chose qui l’y avait appelé, il remonta à cheval pour s’en retourner chez lui.
Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommode de l’ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu’il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu’il aperçut dans la campagne ; il y trouva, au pied d’un grand noyer, une fontaine d’une eau très claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval a une branche d’arbre et s’assit près de la fontaine, après Avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En changeant les dattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu’il eut achevé ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava les mains, le visage et les pieds [18], et fit sa prière.
Il ne l’avait pas finie, et il était encore à genoux, quand il t paraître un génie tout blanc de vieillesse, et d’une grandeur énorme, qui, s’avançant jusqu’à lui le sabre à la nain, lui dit d’un ton de voix terrible : « Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils. » Il accompagna mes mots d’un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu’il lui avait adressées, lui répondit en tremblant : « Hélas ! mon bon seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous pour mériter que vous m’ôtiez la vie ? — Je veux, reprit le génie, te tuer, de même que tu as tué mon fils. Eh ! bon Dieu ! repartit le marchand, comment pourrais-je avoir tué votre fils ? Je ne le connais point, et je ne l’ai jamais vu. — Ne t’es-tu pas assis en arrivant ici ? répliqua le génie ; n’as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n’en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche ? — J’ai fait ce que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. — Cela étant, reprit le génie, e te dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans le temps que tu jetais tes noyaux, mon fils passait ; il en a reçu un dans l’œil et il en est mort ; c’est pourquoi il faut que je te tue. — Ah ! monseigneur, pardon ! s’écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point de miséricorde. N’est-il pas juste de tuer celui qui a tué ? — J’en demeure d’accord, dit le marchand ; mais je n’ai assurément pas tué votre fils ; et quand cela serait, je ne l’aurais fait que fort innocemment ; par conséquent, je vous supplie de me pardonner et de me laisser la vie. — Non, non, dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue, puisque tu as tué mon fils. » A ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pour lui couper la tête.
Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence, regrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience d’attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations ; mais il n’en fut nullement attendri. « Tous ces regrets sont superflus, s’écria-t-il. Quand tes larmes seraient de sang, cela ne m’empêcherait pas de te tuer, comme tu as tué mon fils. — Quoi ! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher ? vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent ? — Oui, repartit le génie, j’y suis résolu. » En achevant ces paroles...
Scheherazade, en cet endroit s’apercevant qu’il était jour, et sachant que le sultan se levait de grand matin pour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler. « Bon Dieu ! ma sœur, dit alors Dinarzade, que votre conte est merveilleux ! — La suite est encore plus surprenante, répondit Scheherazade, et vous en tomberiez d’accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd’hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine. » Schahriar, qui avait écouté Scheherazade avec plaisir, dit en lui-même : « J’attendrai jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte. » Ayant donc pris la résolution de ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller au conseil.
Pendant ce temps-là le grand vizir était dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter la douceur du sommeil, il avait passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille dont il devait être le bourreau. Mais si dans cette triste attente il craignait la vue du sultan, il fut agréablement surpris lorsqu’il vit que ce prince entrait au conseil sans lui donner l’ordre funeste qu’il en attendait.
Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de son empire ; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Schéhérazade. Le lendemain, avant que le jour parût, Dinarzade ne manqua pas de s’adresser à sa sœur et de lui dire : « Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de continuer le conte d’hier. » Le sultan n’attendit pas que Schéhérazade lui en demandât la permission. « Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand ; je suis curieux d’en entendre la fin. » Schéhérazade prit alors la parole et continua son conte dans ces termes. ( suit la deuxième nuit)
Module 2 : Les Mille et une Nuits sont-elles, selon vous, comique ou tragiques ?
I. Tragique :
- ceci concerne un homme noble, et même un roi
- on est dans la logique de la faute : « votre forfait ne restera pas impuni » : la faute appelle une punition, le sang appelle le sang ( pas de aprdon comme à al fin de la nouvelle 32)
- L’héroïne Schéhérazade n’a pas peur de la mort : « si je péris, ma mort sera glorieuse »
II. Entre le comique et le tragique :
- le tragique est décalé, pour un simple adultère ( qui appartient au registre bas), il emploie un registre élevé => on parle d’héroï-comique
- autre exemple du tragique qui se résorbe ( se transforme en comique) : le malheur n’est pas si singulier
- autre ex : Schéhérazade ne se présente pas au sultan pour mourir mais pour résoudre le problème
III. Comique :
- de caractère : le sultan trop violent
- de situation : l’adultère trop rapide : « a peine je suis sorti hors des murs de Samarcande.. »
- de geste : « il les jette par la fenêtre » , un homme répond à son nom en descendant d’un arbre.
Activités préparatoires réalisées pour cette étude des Mille et une nuit : « étudier les registres comique, tragique et pathétique en surlignant les mots caractéristiques ».
Rq : les trois premiers textes racontent à peu près tous la même histoire, ceci permet de mettre en exergue les particularités narratives de chacune.
Texte à suivre : Les contes de Perrault, Barbe Bleue.
[1] Du grec « hepta » (sept), et « imera » (jour) : il s’agit d’un recueil où pendant sept jours, un groupe de dix amis racontent chacun à leur tout une histoire vraie et extraordinaire, puis en débattent.
[2] Pour aller rapidement
[3] obligé
[4] Gentilhomme = homme assez riche, avec de l’éducation et le sens de l’honneur
[5] L’attitude
[6] Dans une étonnante coupe à boire
[7] surpris
[8] cacher
[9] Sans une raison très valable
[10] Faisant semblant de.. ( du verbe feindre, venat du latin fingere, qui a donné le mot « fiction »)
[11] Petit meuble où sont exposées des objets précieux
[12] La repentance = le repentir, le regret sincère des fautes (ou péchés) commises
[13] La maison, dans ce contexte : = le lignage, la famille, la future descendance
[14] Pour = à cause de
[15] Le titre de sultane se donne à toutes les femmes des princes de l’Orient. Cependant le nom de sultane, tout court, désigne ordinairement la favorite.
[16] Scheherazade, fille de la lune. Les peuples orientaux, étant nomades pour la plupart, font souvent de l’astre voyageur des nuits l’objet de leurs comparaisons les plus gracieuses et les plus poétiques : lorsqu’ils parlent de leurs maîtresses en général, les images, les allégories et les idées empruntées à la belle et riante nature qui est sous leurs yeux, forment la partie principale de leur poésie.
[17] Dinarzade, précieuse comme l’or.
[18] L’ablution avant la prière est prescrite dans la religion musulmane par le précepte que voici : « O vous, croyants ! lorsque vous vous disposez à la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’aux coudes ; baignez-vous la tête et les pieds jusqu’à la cheville. »
TEXTE 3 : « La Barbe-bleue », Contes de ma Mère l’Oye Charles Perrault
Texte intégral à donner, mais cet extrait sera plus travaillé :
Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie [1], elle descendit par un escalier dérobé, et avec tant de précipitation ; qu’elle pensa[2] se rompre le coup deux ou trois fois . Etant arrivée à la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu’il pouvait lui arriver malheur d’avoir été désobéissante ; mais la tentation était si forte qu’elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes, attachées le long des murs : c’étaient toutes les femmes que la Barbe-Bleue avaient épousées et qu’il avait égorgées l’une après l’autre.
Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu’elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu : mais elle n’en[3] pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l’essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s’en allait point ; elle eut beau la laver et même la frotter avec du sable et du grès, il y demeura toujours du sang. Car la clef était fée et il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre…
La Barbe-Bleue revint de son voyage le soir même, et dit qu’il avait reçu des lettres en chemin, qui lui avaient appris que l’affaire pour laquelle il était parti s’était terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui demanda les clefs, et elle les lui donna, mais d’une main si tremblante, qu’il devina sans peine tout ce qui s’était passé. « D’où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n’est point avec les autres ? »
« Il faut, lui dit-elle, que je l’aie laissée là-haut sur ma table »
« Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de me la donner tantôt [4] »
Après plusieurs remises[5], il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l’ayant considérée, dit à sa femme : « Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? »
« Je n’en sais rien », répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.
« Vous n’en savez rien ? » reprit la Barbe-Bleue ; « je le sais bien moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet ? Eh bien, madame, vous y entrerez, et irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues ».
Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d’un vrai repentir de n’avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était ; mais la Barbe-Bleue avait un cœur plus dur qu’un rocher : « Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l’heure.[6] »
« Puisqu’il faut mourir, répondit-elle en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. »
« Je vous donne un demi-quart d’heure, reprit la Barbe-Bleue, mais pas un moment davantage. »
Activités :
introduction
Prendre des notes
Les contes jouissent d’une grande faveur au XVIIème siècle : vogue des salons mondains.
Les contes sont souvent liés à un schéma récurrent : ex, le Petit Chaperon Rouge (interdiction de s’arrêter en route) ; Le schéma interdiction / transgression / sanction . Faire le lien avec N32.
Pour l’extrait :
1- une relation de domination
quels sont les caractéristiques de Barbe Bleue ? de son épouse ?
conte = caricature symbolique du mariage au XVIIème.
2- schéma actanciel
désir de puissance barbe bleue obéissance
clé curiosité féminine
curiosité femme secret du cabinet
clé clé Barbe Bleue
le rôle de la clé est ambivalent : pour la jeune femme c’est un adjuvant à la curiosité, mais c’est elle aussi qui la trahit. On peut même dire que la clé est un instrument volontaire de tentation de la part d’un Barbe Bleue diabolique/.
3- le suspense
- il résulte des pauses dans l’action, et des retards savamment ménagés
- avant d’entrer dans le cabinet, le lecteur s’interroge comme le personnage sur ce qu’il dissimule
- l’obscurité retarde la vision d’horreur
- ellipse (l. 22-25) de la suite de la journée : d’où effet d’accélération
- l’aveu d’obéissance est retardé : plusieurs remises = sommaire
- la demande d’un moment pour prier entraîne un nouveau délai : le lecteur s’interroge sur la nature du châtiment que va réserver Barbe Bleue à sa femme.
L’horreur est créée par la découverte du secret, mais aussi par le retour du mari. Souligner les effets de la peur et de l’horreur
Conclusion : le motif ancien de la curiosité féminine prend ici des résonances tragiques et pose sur le mariage et les interdits un regard critique.
Exemple de paragraphe rédigé :
En ce début de nouvelle, plusieurs éléments du récit concourent à la mise en place d’un certain suspense, propice à susciter l’intérêt du lecteur.
1- Tout d’abord, le point de vue adopté, la focalisation interne, favorise l’identification du lecteur avec le personnage principal, Bernage : tous les faits racontés sont lus à travers le prisme[7] de son regard et de ses émotions. Le lecteur découvre donc les faits en même temps que lui, et il partage son incompréhension et son étonnement face à la réalité qu’il découvre.
2- Les sources d’étonnement sur lesquelles Bernage peut s’interroger et pour lesquelles le lecteur espère recevoir des réponses dans la seconde partie du texte sont les suivantes : les difficultés de Bernage à obtenir l’hospitalité dans le château du gentilhomme, contrairement aux usages ; l’apparence de la jeune femme qui se met à table ( qui est-elle ? pourquoi a-t-elle la tête tondue et est-elle habillée de noir ? Pourquoi reste-t-elle silencieuse et triste ?) ; enfin l’apparition du crâne-récipient apporté par un serviteur.
3- la récurrence des superlatifs (« la plus belle qu’il était possible de regarder », « une des plus belles dames qu’il avait jamais vues » et des termes intensifs (« bien pâle » ; « bien triste » ; « tant ébahi » : « si étrange » ; « tout triste » ; « tout pensif »), qui correspondent à la figure de l’hyperbole, nous révèle que Bernage se trouve dans un état d’intense émotion devant une situation extraordinaire, hors norme. On devine qu’il est séduit par la jeune femme et touché par son sort : le lecteur est ainsi amené à plaindre la jeune femme, et à avoir de la compassion pour elle, ce qui donne au texte une nuance de pathétique.
4- Enfin, le champ lexical du morbide, le cadre angoissant (un château, tard le soir, chez un gentilhomme inconnu), le silence mystérieux, l’apparition fantômatique de la jeune femme, le champ lexical de l’étonnement et de l’incompréhension inscrivent ce texte dans le registre fantastique, propre à attiser l’inquiétude du lecteur, et donc son intérêt.
Pour cet extrait : analyse également du rythme du récit.
Pour le prochain cours : recherche sur l’épisode du péché originel, la Genèse/ le mythe de Pandore/ Quel rapport pouvez-vous faire entre ces mythes et Barbe-Bleue ?
( la suite de ces textes concerne aussi le rapport homme-femme, mais il s’oriente vers une autre problématique : elle de la faute constituée par le désir de connaître, punie de violence)
Texte 4 : Le Péché Originel – La Genèse – Ancien testament
L'homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n'en avaient point honte.
Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l'Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme: Dieu a-t-il réellement dit: Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin? La
femme répondit au serpent: Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez point et vous n'y
toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
Alors le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez point; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le
mal.
La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui
était auprès d'elle, et il en mangea.
Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures.
Alors ils entendirent la voix de l'Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l'homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l'Éternel Dieu, au milieu des arbres du
jardin.
Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit: Où es-tu?
Il répondit: J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
Et l'Éternel Dieu dit: Qui t'a appris que tu es nu? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger?
L'homme répondit: La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé.
Et l'Éternel Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela? La femme répondit: Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé.
L'Éternel Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous
les jours de ta vie.
Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon. Il dit à la femme: J'augmenterai la souffrance de tes
grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
Il dit à l'homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre: Tu n'en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi.
C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton
visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.
Adam donna à sa femme le nom d'Eve: car elle a été la mère de tous les vivants. L'Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.
Promethée
Les textes suivants ne font plus l’objet d’une analyse littéraire mais servent de support de réflexion, les deux derniers étudiés seraient celui d’Ovide et de Barbey, selon le niveau de la classe
Fils du Titan Japet et de Clyméné, frère d' Atlas, de Ménoétios et d'Épiméthée, Prométhée était un Géant dont Zeus redoutait la puissance. Prophète, inventeur, il créa d'un bloc d'argile mêlé d'eau le premier homme. Ne voulant pas laisser sa créature démunie de tout, il alla dérober au char du Soleil une étincelle qu'il cacha dans la tige d'une férule, et, de retour sur la Terre, il offrit cette source de feu divin aux hommes qui, durant son absence, s'étaient multipliés. Non content de ce premier exploit et de cette injure faite à la puissance souveraine de Zeus, il en imagina un second. Il tua et dépeça un taureau. D'un côté, il étala la chair, la moelle, les entrailles, qu'il recouvrit de la peau de la bête ; de l'autre, il posa les os, sur lesquels il plaça la graisse de l'animal. Prométhée offrit alors à Zeus de s'attribuer l'une des deux parts, l'autre allant aux hommes. Zeus, attiré par la blancheur de la graisse, choisit celle qui ne refermait que les os. Ayant été ainsi joué, Zeus décida de se venger des mortels et de Prométhée. Aux premiers, il envoya Pandore, belle jeune femme créée par Héphaïstos, qui répandit tous les malheurs sur la Terre, en ouvrant sa fameuse boîte. Au second, il dépêcha Héphaïstos : Prométhée fut enchaîné par le dieu sur le plus haut sommet du mont Caucase, où, chaque jour, pendant des siècles, un aigle vint ronger le foie sans cesse renaissant du malheureux. Pour avoir averti Zeus de ne pas épouser Thétis, si le dieu ne voulait pas avoir un fils qui le détrônerait, Prométhée eut droit à la clémence de son maître. Héraclès tua le rapace, d'une de ses flèches et délivra le Géant. Cependant, Zeus lui imposa l'obligation de toujours porter au doigt un anneau de fer attaché à un petit morceau de roche. Par la suite, Prométhée acquit l'immortalité que lui céda Chiron.
[1] La compagnie d’amies et de voisines venues lui rendre visite
[2] faillit
[3] de sa peur
[4] bientôt
[5] délais, retards
[6] sur- le-champ
[7] Le prisme : cristal à plusieurs faces, transparent, qui dévie et décompose les rayons qui le traversent. De là vient l’expression « voir à travers un prisme » qui signifie voir la réalité de façon subjective (et non pas objective) ; exemple : « elle voit cet homme non tel qu’il est, mais à travers le prisme de la passion qu’elle a pour lui » ; dans un récit à la première personne, ou en focalisation interne, le lecteur suit l’histoire à travers le prisme de la conscience et de la perception du personnage.
Texte n°5 : Métamorphoses d'Ovide : Actéon (III, 138-252)
(Il y avait) un vallon couronné de pins et de cyprès. On le nomme Gargaphie, et il est consacré à Diane, déesse des forêts. Dans le fond de ce vallon est une grotte silencieuse et sombre, qui n'est point l'ouvrage de l'art. Mais la nature, en y formant une voûte de pierres ponces et de roches légères, semble avoir imité ce que l'art a de plus parfait. À droite coule une source vive, et son onde serpente et murmure sur un lit de gazon. C'est dans ces limpides eaux que la déesse, fatiguée de la chasse, aimait à baigner ses modestes attraits. Elle arrive dans cette retraite solitaire. Elle remet son javelot, son carquois, et son arc détendu à celle de ses nymphes qui est chargée du soin de les garder. Une seconde nymphe détache sa robe retroussée; en même temps deux autres délacent sa chaussure; et Crocalé, fille du fleuve Isménus, plus adroite que ses compagnes, tresse et noue les cheveux épars de la déesse pendant que les siens flottent encore sur son sein. Néphélé, Hyalé, Rhanis, Psécas, et Phialé épanchent sur le corps de Diane les flots limpides jaillissant de leurs urnes légères.
[173] Tandis que Diane se baigne dans la fontaine de Gargaphie, Actéon errant d'un pas incertain dans ce bocage qui lui est inconnu, arrive dans l'enceinte sacrée, entraîné par le destin qui le conduit. À peine est-il entré dans la grotte où coule une onde fugitive, que les nymphes l'apercevant, frémissent de paraître nues, frappent leur sein, font retentir la forêt de leurs cris, et s'empressent autour de la déesse pour la dérober à des yeux indiscrets. Mais, plus grande que ses compagnes, la déesse s'élevait de toute la tête au-dessus d'elles. Tel que sur le soir un nuage se colore des feux du soleil qui descend sur l'horizon; ou tel que brille au matin l'incarnat de l'aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles aux regards d'un mortel. Quoique ses compagnes se soient en cercle autour d'elles rangées, elle détourne son auguste visage. Que n'a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leur défaut elle s'arme de l'onde qui coule sous ses yeux; et jetant au front d'Actéon cette onde vengeresse, elle prononce ces mots, présages d'un malheur prochain :
Va maintenant, et oublie que tu as vu Diane dans le bain. Si tu le peux, j'y consens". Elle dit, et soudain sur la tête du prince s'élève un bois rameux; son cou s'allonge; ses oreilles se dressent en pointe; ses mains sont des pieds; ses bras, des jambes effilées; et tout son corps se couvre d'une peau tachetée. À ces changements rapides la déesse ajoute la crainte. Il fuit; et dans sa course il s'étonne de sa légèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvelle figure : Malheureux que je suis ! voulait-il s'écrier; mais il n'a plus de voix. Il gémit, et ce fut son langage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n'ont plus leur forme première. Hélas ! il n'avait de l'homme conservé que la raison. Que fera cet infortuné ? retournera-t-il au palais de ses pères ? la honte l'en empêche. Ira-t-il se cacher dans les forêts ? la crainte le retient. Tandis qu'il délibère, ses chiens l'ont aperçu. Mélampus, né dans la Crète, et l'adroit Ichnobates, venu de Sparte, donnent par leurs abois le premier signal. Soudain, plus rapides que le vent, tous les autres accourent. Pamphagos, et Dorcée, et Oribasos, tous trois d'Arcadie; le fier Nébrophonos, le cruel Théron, suivi de Lélaps; le léger Ptérélas, Agré habile à éventer les traces du gibier; Hylée, récemment blessé par un sanglier farouche; Napé engendrée d'un loup; Péménis, qui jadis marchait à la tête des troupeaux; Harpyia, que suivent ses deux enfants; Ladon, de Sicyone, aux flancs resserrés; et Dromas, Canaché, Sticté, Tigris, Alcé, et Leucon, dont la blancheur égale celle de la neige; et le noir Asbolus, et le vigoureux Lacon; le rapide Aello et Thoüs; Lyciscé, et son frère le Cypriote; Harpalos, au front noir tacheté de blanc; Mélanée, Lachné, au poil hérissé; Labros, Agriodos, et Hylactor, à la voix perçante, tous trois nés d'un père de Crète et d'une mère de Laconie; et tous les autres enfin qu'il serait trop long de nommer.
[225] Cette meute, emportée par l'ardeur de la proie, poursuit Actéon, et s'élance à travers les montagnes, à travers les rochers escarpés ou sans voie. Actéon fuit, poursuivi dans ces mêmes lieux où tant de fois il poursuivit les hôtes des forêts. Hélas ! lui-même il fuit ses fidèles compagnons; il voudrait leur crier : "Je suis Actéon, reconnaissez votre maître". Mais il ne peut plus faire entendre sa voix. Cependant d'innombrables abois font résonner les airs. Mélanchétès lui fait au dos la première blessure; Thérodamas le mord ensuite; Orésitrophos l'atteint à l'épaule. Ils s'étaient élancés les derniers à sa poursuite, mais en suivant les sentiers coupés de la montagne, ils étaient arrivés les premiers. Tandis qu'ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond sur lui, le déchire, et bientôt sur tout son corps il ne reste aucune place à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifs qu'il fait entendre, s'ils différent de la voix de l'homme, ne ressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses cris ces lieux qu'il a tant de fois parcourus; et, tel qu'un suppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras, il tourne en silence autour de lui sa tête languissante.
[242] Cependant ses compagnons, ignorant son triste destin, excitent la meute par leurs cris accoutumés; ils cherchent Actéon, et le croyant éloigné de ces lieux, ils l'appellent à l'envi, et les bois retentissent de son nom. L'infortuné retourne la tête. On se plaignait de son absence; on regrettait qu'il ne pût jouir du spectacle du cerf à ses derniers abois. Il n'est que trop présent; il voudrait ne pas l'être; il voudrait être témoin, et non victime. Mais ses chiens l'environnent; ils enfoncent leurs dents cruelles dans tout son corps, et déchirent leur maître caché sous la forme d'un cerf. Diane enfin ne se crut vengée que lorsque, par tant de blessures, l'affreux trépas eut terminé ses jours.
https://mythologiediane.wordpress.com/2013/03/19/le-mythe-de-diane-et-acteon/
Texte N° 6: Barbey d’Aurevilly
La vengeance d’une femme
Fortiter.
J'ai souvent entendu parler de la hardiesse de la littérature moderne; mais je n'ai, pour mon compte, jamais cru à cette hardiesse-là. Ce reproche n'est qu'une forfanterie... de moralité. La littérature, qu'on a dit si longtemps l'expression de la société, ne l'exprime pas du tout, - au contraire; et, quand quelqu'un de plus crâne que les autres a tenté d'être plus hardi, Dieu sait quels cris il a fait pousser! Certainement, si on veut bien y regarder, la littérature n'exprime pas la moitié des crimes que la société commet mystérieusement et impunément tous les jours, avec une fréquence et une facilité charmantes.
Demandez à tous les confesseurs, - qui seraient les plus grands romanciers que le monde aurait eus, s'ils pouvaient raconter les histoires qu'on leur coule dans l'oreille au confessionnal. Demandez-leur le nombre d'incestes (par exemple) enterrés dans les familles les plus fières et les plus élevées, et voyez si la littérature, qu'on accuse tant d'immorale hardiesse, a osé jamais les raconter, même pour en effrayer! A cela près du petit souffle, - qui n'est qu'un souffle, - et qui passe - comme un souffle - dans le René de Chateaubriand, - du religieux Chateaubriand, - je ne sache pas de livre où l'inceste, si commun dans nos moeurs, - en haut comme en bas, et peut-être plus en bas qu'en haut, - ait jamais fait le sujet, franchement abordé, d'un récit qui pourrait tirer de ce sujet des effets d'une moralité vraiment tragique. La littérature moderne, à laquelle le bégueulisme jette sa petite pierre, a-t-elle jamais osé les histoires de Myrrha, d'Agrippine et d'OEdipe, qui sont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement vivantes, car je n'ai pas vécu - du moins jusqu'ici - dans un autre enfer que l'enfer social, et j'ai, pour ma part, connu et coudoyé pas mal de Myrrhas, d'OEdipes et d'Agrippines, dans la vie privée et dans le plus beau monde, comme on dit. Parbleu! cela n'avait jamais lieu comme au théâtre ou dans l'histooire. Mais, à travers les surfaces sociales, les précautions, les peurs et les hypocrisies; cela s'entrevoyait... Je connais - et tout Paris connaît - une Mme Henri III, qui porte en ceinture des chapelets de petites têtes de mort, ciselées dans de l'or, sur des robes de velours bleu, et qui se donne la discipline, mêlant ainsi au ragoût de ses pénitences le ragoût des autres plaisirs de Henri III. Or, qui écrirait l'histoire de cette femme, qui fait des livres de piété, et que les jésuites croient un homme (joli détail plaisant!) et même un saint ?... Il n'y a déjà pas tant d'années que tout Parisa vu une femme, du faubourg Saint-Germain, prendre à sa mère son amant, et, furieuse de voir cet amant retourner à sa mère qui, vieille, savait mieux pourtant se faire aimer qu'elle, voler les lettres très passionnées de cette dernière à cet homme trop aimé, les faire lithographier et les jeter, par milliers, du Paradis (bien nommé pour une action pareille) dans la salle de l'Opéra, un jour de première représentation. Qui a fait l'histoire de cette autre femme-là ?... La pauvre littérature ne saurait même par quel bout prendre de pareilles histoires, pour les raconter.
Et c'est là ce qu'il faudrait faire si on était hardi. L'Histoire a des Tacite et des Suétone; le Roman n'en a pas, - du moins en restant dans l'ordre élevé et moral du talent et de la littérature. Il est vrai que la langue latine brave l'honnêteté, en païenne qu'elle est, tandis que notre langue, à nous, a été baptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé une impérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant, si on osait oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers, pourraient exister, car le Roman est spécialement l'histoire des moeurs, mise en récit et en drame, comme l'est souvent l'Histoire elle-même. Et nulle autre différence que celles-ci: c'est que l'un (le Roman) met ses moeurs sous le couvert de personnages d'invention, et que l'autre (l'Histoire) donne les noms et les adresses. Seulement, le Roman creuse bien plus avant que l'Histoire. Il a un idéal, et l'Histoire n'en a pas: elle est bridée par la réalité. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps la scène. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibère dans Tacite. Mais, si Tibère, dans Tacite, était détaillé comme Lovelace dans Richardson, croyez-vous que l'Histoire y perdrait et que Tacite ne serait pas plus terrible ?... Certes, je n'ai pas peur d'écrire que Tacite, comme peintre, n'est pas au niveau de Tibère comme. modèle, et que, malgré tout son génie, il en est resté écrasé.
Et ce n'est pas tout. A cette défaillance inexplicable, mais frappante, dans la littérature, quand on la compare, dans sa réalité, avec la réputation qu'elle a, ajoutez la physionomie que le crime a pris par ce temps d'ineffables et de délicieux progrès! L'extrême civilisation enlève au crime son effroyable poésie, et ne permet pas à l'écrivain de la lui restituer. Ce serait par trop horrible, disent les âmes qui veulent qu'on enjolive tout, même l'affreux.
Bénéfice de la philanthropie! d'imbéciles criminalistes diminuent la pénalité, et d'ineptes moralistes le crime, et encore ils ne le diminuent que pour diminuer la pénalité.
Cependant, les crimes de l'extrême civilisation sont, certainement, plus atroces que ceux de l'extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de la corruption qu'ils supposent, et de leur degré supérieur d'intellectualité. L'Inquisition le savait bien. A une époque où la foi religieuse et les moeurs publiques étaient fortes, l'Inquisition, ce tribunal qui jugeait la pensée, cette grande institution dont l'idée seule tortille nos petits nerfs et escarbouille nos têtes de linottes, l'Inquisition savait bien que les crimes spirituels étaient les plus grands, et elle les châtiait comme tels... Et, de fait, si ces crimes parlent moins aux sens, ils parlent plus à la pensée; et la pensée, en fin de compte, est ce qu'il y a de plus profond en nous. Il y a donc, pour le romancier, tout un genre de tragique inconnu à tirer de ces crimes, plus intellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes à la superficialité des vieilles sociétés matérialistes, parce que le sang n'y coule pas et que le massacre ne s'y fait que dans l'ordre des sentiments et des moeurs... C'est ce genre de tragique dont on a voulu donner ici un échantillon, en racontant l'histoire d'une vengeance de la plus épouvantable originalité, dans laquelle le sang n'a pas coulé, et où il n'y a eu ni fer ni poison; un crime civilisé enfin, dont rien n'appartient à l'invention de celui qui le raconte, si ce n'est la manière de le raconter.
Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un jeune homme enfilait, un soir, la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-là, méritait bien son nom de la Rue Basse, car elle était moins élevée que le sol du boulevard, et formait une excavation toujours mal éclairée et noire, dans laquelle on descendait du boulevard par deux escaliers qui se tournaient le dos, si on peut dire cela de deux escaliers.
Barbey d’Aurevilly, La vengeance d’une femme, Les diaboliques
Questions :
Pour cet auteur du XIXe siècle ( condamné pour ses contes immoraux), la violence est-elle une création de la littérature, ou bien est-elle inhérente à la vie courante ?
Selon lui, la littérature moderne se propose-t-elle d’exprimer la violence ?
Quels sont les moyens qu’il annonce pour décrire la violence ? S’agit-il de violence physique ou morale ?
La dénonce-t-il, pourquoi ?
Odipe et le sphinx
J.D. Ingres, Oedipe et le Sphinx, 1808
Musée du Louvre, Paris.
. G. Moreau, Oedipe et le Sphinx,1864.
Metropolitan Museum, New York.