Liste des lectures cursives à faire chaque semaine, avec Bilan d'une page :
1. Voltaire, Jeannot et Colin
2. Pascal : Pensées, extraits
3. La Bruyère : les Caractères, Des biens de fortune
4.Voltaire, candide, extraits
Programme de lectures rapides ( 10 à 30 pages par semaine )
objectif pédagogique : S'habituer à lire et comprendre seul des textes anciens
dégager aidées générales sur les réflexions anthropologiques
auteur- |
œuvre-lien |
date - |
Bilan perso |
Recherche complémentaire |
lien avec le cours |
Voltaire |
Jeannot et Colin |
08/01/18 |
|
|
|
Pascal |
Les pensées |
15/01 |
|
|
|
La Bruyère |
Les caractères |
22/01 |
|
|
|
Voltaire |
Candide |
05/02 |
|
|
|
Lecture cursive 1 : Voltaire JEANNOT ET COLIN.
Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé; Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation, et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.
Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup; et ils avaient ensemble de petites privautés, de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le monde.
Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à M. de La Jeannotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à monsieur le marquis de La
Jeannot et Colin 1
Jeannot et Colin
Jeannotière; c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.
Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que M. Jeannot, le père, avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parcequ'on est heureux. M. Jeannot était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraîcheur. Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot plut à madame; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines voiles, ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt M. de La Jeannotière, et qui, ayant acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde.
Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade, et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse: Colin en fut malade de douleur.
Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis: ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dîner. Le maître de la maison commença par lui dire: Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour.... Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris: il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité que parcequ'elles ne savent pas le latin.
Eh bien! n'avais−je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue−t−on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin? plaide−t−on en latin quand on a un procès? fait−on l'amour en latin? Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaître Cicéron, Horace, et Virgile. Mais qu'apprendra−t−il donc? car encore faut−il qu'il sache quelque chose; ne pourrait−on pas lui montrer un peu de géographie? A quoi, cela lui servira−t−il? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront−ils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.
Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. Quelle pitié! repartit le gouverneur; se conduit−on par les astres dans ce monde? et faudra−t−il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?
Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie; le père était très indécis. Que faudra−t−il donc apprendre à mon fils? disait−il. A être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout: c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine.
Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit: On voit bien, monsieur, que vous êtes
Jeannot et Colin 2
Jeannot et Colin
l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son éducation: je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire. Hélas! madame, à quoi cela est−il bon? répondit−il; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits[1], ne sont que des fables convenues; et pour les modernes, c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue?
[1] Fontenelle. B.
Rien n'est mieux dit! s'écria le gouverneur: on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces , des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie.
Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis.
Un seigneur comme monsieur le marquis, continua−t−il , ne doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un géomètre sublime, pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité (j'entends ceux qui sont très riches) savent tout sans avoir rien appris, parcequ'en effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils paient.
L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit: Vous avez très bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la société. De bonne foi, est−ce par les sciences qu'on obtient ce succès? s'est−on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie? demande−t−on jamais à un honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? s'informe−t−on à souper si Clodion−le−Chevelu passa le Rhin? Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que ses charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde, et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de tous ces fatras; mais enfin que lui apprendra−t−on? car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par un B. Par un B, madame? ne serait−ce point la botanique? Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis−je, par un B, et finissait par un on. Ah! j'entends, madame; c'est le blason: c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans un état bien policé. D'ailleurs cette étude serait infinie; il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté. Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser.
La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux; c'était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maîtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques
Jeannot et Colin 3
Jeannot et Colin
pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les fesait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans l'_Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin, et des Voiture.
Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.
Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition: ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison le félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame.
Il était un matin aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. Voici bien d'autres nouvelles, dit−il; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. Voyons un peu, dit le marquis, ce que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure−là. Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins−là, allez vite. Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné: tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation , noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes, et de ses folles dépenses.
Après que le fils eut long−temps pleuré avec la mère, il lui dit enfin: Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener. Il retourne donc chez sa maîtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. Quoi! c'est vous, M. de La Jeannotière; que venez−vous faire ici? abandonne−t−on ainsi sa mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites−lui que je lui veux toujours du bien: j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie, je te donnerai un bon engagement.
Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui−ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur; et il sanglotait en lui parlant ainsi. Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là; c'est une excellente ressource à Paris.
Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère; c'était un théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère? Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait une mine plus grave, plus indifférente, plus imposante: Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la
Jeannot et Colin 4
mendicité?
Jeannot et Colin
Oui, monsieur. Tant mieux, elle est sûre de son salut. Mais, mon père, en attendant, n'y aurait−il pas moyen d'obtenir quelques secours dans ce monde? Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend. Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité à peu près de même par tous ses amis, et apprit mieux à connaître le monde dans une demi−journée que dans tout le reste de sa vie.
Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante, à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune, et assez grossièrement agréable, était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit−maître: le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans sa douleur. Eh! mon Dieu! s'écria−t−il, je crois que c'est là Jeannot. A ce nom le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête: C'est Jeannot lui−même, c'est Jeannot. Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. Tu m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours. Jeannot, confus et attendri, lui conta, en sanglotant, une partie de son histoire. Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dîner ensemble.
Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. Qu'est−ce donc que tout cet attirail? vous appartient−il? Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état, nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés.
Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas: Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction! La bonté d'âme de Colin développe dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. Nous aurons soin de ta mère, dit Colin; et quant à ton bon−homme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout. Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents , qui reprirent leur première profession. Il épousa une soeur de Colin, laquelle étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanité.
J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites, et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir. mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons en l'étude de l'homme, et que c'est le vrai étude qui lui est propre. J'ai été trompé : il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de savoir étudier cela que l'on cherche le reste. Mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore là la science que l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus; Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices ! Car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.
Voulez-vous qu'on croie du bien de vous? N'en dites pas.
Notre nature est dans le mouvement. Le repos entier est la mort.
Il faut qu'on n'en puisse dire ni : il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme, on se souvient de son livre, c'est mauvais signe. Je voudrais qu'on ne s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en user, NE QUID NIMIS ( "rien de trop" ), de peur qu'une qualité ne l'emporte, et ne fasse baptiser. Qu'on ne songe point qu'il parle bien, sinon quand il s'agit de bien parler. Mais qu'on y songe alors.
Les bêtes ne s'admirent point. Un cheval n'admire point son compagnon. Ce n'est pas qu'il n'y ait entre eux de l'émulation à la course, mais c'est sans conséquence, car étant à l'étable le plus pesant et le plus mal taillé n'en cède pas son avoine à l'autre, comme les hommes veulent qu'on leur fasse. Leur vertu se satisfait d'elle-même.
Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent, qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que notre imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature, nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le caractère le plus sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
La chose la plus importante à toute la vie est le choix d'un métier : le hasard en dispose. la coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on. Et en parlant des soldats : Ils sont bien fous, dit-on. Et les autres au contraire : Il n'y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie. Ces mots mêmes émeuvent, on ne pèche qu'en l'application. Tant est grande la force de la coutume que, de ceux que la nature n'a fait qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d'autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature. Et quelquefois la nature la surmonte et retient l'homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.
Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève.
Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.
Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.
Les hommes s'occupent à suivre une balle et un lièvre. C'est le plaisir même des rois.
Trop et trop peu de vin. Ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop, de même.
La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions: la concupiscence fait les volontaires; la force, les involontaires.
Tous les hommes recherchent d'être heureux, c'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre.
Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.
Nous sommes plaisants de nous reposer dans la société de nos semblables: misérables comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront pas; on mourra seul.
Nous courons sans soucis dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.
Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.
Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit? Excepté de jeunes gens qui sont tout dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l'avenir. Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d'ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître: car c'est bien être malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être point diverti.
L'homme est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut; et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or, à quoi pense le monde? Jamais à cela; mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc... à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi, et qu'être homme.
Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable; car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin; le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.
Ennui. - Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
La nature a des perfections, pour montrer qu'elle est l'image de Dieu; et des défauts, pour montrer qu'elle n'en est que l'image.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur, et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre.
Il n'y a que deux sortes d'hommes: les uns justes qui se croient pécheurs; les autres pécheurs, qui se croient justes.
D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons.
Divertissement. Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser.
Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses.
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui; l'univers n'en sait rien.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Lecture cursive 3 : La Bruyère, les caractères : Des biens de fortune
Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campa- gne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort; mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents.
2 (I)
Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.
3 (IV)
Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l’on prend, s’il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu’il n’a jamais eu, et aussi grand qu’il croit l’avoir.
4 (I)
À mesure que la faveur et les grands biens se retirent d’un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu’ils couvraient, et qui y était sans que personne s’en aperçût.
5 (I)
Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ?
– 166 –
Ce plus ou ce moins détermine à l’épée, à la robe ou à l’Église : il n’y a presque point d’autre vocation.
6 (VI)
Deux marchands étaient voisins et faisaient le même com- merce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries ensem- ble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l’une des deux, pour se tirer d’une ex- trême misère, cherche à se placer ; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne.
7 (VII)
Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille.
8 (VI)
Quelques-uns ont fait dans leur jeunesse l’apprentissage d’un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.
9 (I)
Un homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit. L’on me dit à l’oreille : « Il a cinquante mille livres de rente. » Cela le concerne tout seul, et il ne m’en fera jamais ni pis ni mieux ; si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise !
I0 (IV)
Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule ; les rieurs sont de son côté.
II (IV)
– 167 –
N**, avec un portier rustre, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu’il y fasse lan- guir quelqu’un et se morfondre, qu’il paraisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu’il écoute un peu et ne reconduise point : quelque subalterne qu’il soit d’ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considéra- tion.
I2 (VIII)
Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux Dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont mar- qué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Cliti- phon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux, qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quel- ques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous parafez. Je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui, ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. Ô homme important et chargé d’affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabi- net : le philosophe est accessible ; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Sa- turne et de Jupiter : j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cher- che, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et de- venir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes ; mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études,
– 168 –
mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interrup- tion heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires est un ours qu’on ne saurait appri- voiser ; on ne le voit dans sa loge qu’avec peine : que dis-je ? on ne le voit point ; car d’abord on ne le voit pas encore, et bientôt on le voit plus. L’homme de lettres au contraire est trivial comme une borne au coin des places ; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou ma- lade : il ne peut être important, et il ne le veut point être.
I3 (I)
N’envions point à une sorte de gens leurs grandes riches- ses ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point : ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir ; cela est trop cher, et il n’y a rien à gagner à un tel marché.
I4 (I)
Les P. T. S. nous font sentir toutes les passions l’une après l’autre : l’on commence par le mépris, à cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quel- quefois, et on les respecte ; l’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion.
I5 (I)
Sosie de livrée a passé par une petite recette à une sous- ferme ; et par les concussions, la violence, et l’abus qu’il a fait de ses pouvoirs, il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d’être homme de bien : une place de marguillier a fait ce prodige.
I6 (I)
Arfure cheminait seule et à pied vers le grand portique de Saint, entendait de loin le sermon d’un carme ou d’un docteur
– 169 –
qu’elle ne voyait qu’obliquement, et dont elle perdait bien des paroles. Sa vertu était obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier : quelle monstrueuse fortune en moins de six années ! Elle n’arrive à l’église que dans un char; on lui porte une lourde queue; l’orateur s’interrompt pendant qu’elle se place ; elle le voit de front, n’en perd pas une seule parole ni le moindre geste. Il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser ; tous veulent l’absoudre, et le curé l’emporte.
I7 (I)
L’on porte Crésus au cimetière : de toutes ses immenses ri- chesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas de- meuré de quoi se faire enterrer ; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours ; l’on n’a vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l’ait assuré de son salut.
I8 (I)
Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ?
I9 (IV)
Sylvain de ses deniers acquis de la naissance et un autre nom : il est seigneur de la paroisse où ses aïeuls payaient la taille ; il n’aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre.
20 (IV)
– 170 –
Dorus passe en litière par la voie Appienne, précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui détournent le peuple et font faire place ; il ne lui manque que des licteurs ; il entre à Rome avec ce cortège, où il semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de son père Sanga.
2I (V)
On ne peut mieux user de sa fortune que fait Périandre : elle lui donne du rang, du crédit, de l’autorité ; déjà on ne le prie plus d’accorder son amitié, on implore sa protection. Il a com- mencé par dire de soi-même : un homme de ma sorte ; il passe à dire : un homme de ma qualité ; il se donne pour tel, et il n’y a personne de ceux à qui il prête de l’argent, ou qu’il reçoit à sa table, qui est délicate, qui veuille s’y opposer. Sa demeure est superbe ; un dorique règne dans tous ses dehors ; ce n’est pas une porte, c’est un portique : est-ce la maison d’un particulier ? est-ce un temple ? le peuple s’y trompe. Il est le seigneur domi- nant de tout le quartier. C’est lui que l’on envie, et dont on vou- drait voir la chute ; c’est lui dont la femme, par son collier de perles, s’est fait des ennemies de toutes les dames du voisinage. Tout se soutient dans cet homme ; rien encore ne se dément dans cette grandeur qu’il a acquise, dont il ne doit rien, qu’il a payée. Que son père, si vieux et si caduc, n’est-il mort il y a vingt ans et avant qu’il se fît dans le monde aucune mention de Pé- riandre ! Comment pourra-t-il soutenir ces odieuses pancartes qui déchiffrent les conditions et qui souvent font rougir la veuve et les héritiers ? Les supprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante, et aux dépens de mille gens qui veulent absolument aller tenir leur rang à des obsèques ? Veut- on d’ailleurs qu’il fasse de son père un Noble homme, et peut- être un Honorable homme, lui qui est Messire ?
22 (I)
Combien d’hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés que l’on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où
– 171 –
ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès !
23 (I)
Si certains morts revenaient au monde, et s’ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opi- nion pourraient-ils avoir de notre siècle ?
24 (I)
Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richesses, l’argent, les grands établissements et les autres biens, que la dispensation qu’il en fait, et le genre d’hommes qui en sont le mieux pourvus.
25 (V)
Si vous entrez dans les cuisines, où l’on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire man- ger au delà du nécessaire ; si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin que l’on vous prépare ; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d’arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d’essayer de tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines ; si vous considé- rez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouve- ments, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! quelle vio-
– 172 –
lence ! » De même n’approfondissez pas la fortune des parti- sans.
26 (I)
Ce garçon si frais, si fleuri et d’une si belle santé est sei- gneur d’une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n’est payé qu’en médailles d’or. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?
27(V)
Chrysippe, homme nouveau, et le premier noble de sa race, aspirait, il y a trente années, à se voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien : c’était là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambition ; il l’a dit ainsi, et on s’en souvient. Il arrive, je ne sais par quels chemins, jusques à donner en revenu à l’une de ses filles, pour sa dot, ce qu’il désirait lui-même d’avoir en fonds pour toute fortune pendant sa vie. Une pareille somme est comptée dans ses coffres pour chacun de ses autres enfants qu’il doit pourvoir, et il a un grand nombre d’enfants ; ce n’est qu’en avancement d’hoirie : il y a d’autres biens à espérer après sa mort. Il vit encore, quoique assez avancé en âge, et il use le reste de ses jours à travailler pour s’enrichir.
28 (IV)
Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme : il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs et à l’ortie. Il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu’il a écou- tés. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues. C’est une faim insatiable d’avoir et de posséder. Il trafiquerait des arts et
– 173 –
des sciences, et mettrait en parti jusques à l’harmonie : il fau- drait, s’il en était cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d’Orphée, et se contenter de la sienne.
29 (V)
Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu’il possède feront envie : il vous imposera des conditions extravagantes. Il n’y a nul ménagement et nulle composition à attendre d’un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe.
30 (IV)
Brontin, dit le peuple, fait des retraites, et s’enferme huit jours avec des saints : ils ont leurs méditations, et il a les sien- nes.
3I (I)
Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu’il a le plus haïs.
32 (IV)
Si l’on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales, la première, vive et agissante, est toute occupée à vouloir affliger le peuple, et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se rui- ner les uns les autres.
33 (IV)
Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vô- tre, n’a pu soutenir la sienne, ni assurer avant sa mort celle de sa femme et de ses enfants : ils vivent cachés et malheureux. Quelque bien instruit que vous soyez de la misère de leur condi- tion, vous ne pensez pas à l’adoucir ; vous ne le pouvez pas en
– 174 –
effet, vous tenez table, vous bâtissez ; mais vous conservez par reconnaissance le portrait de votre bienfacteur, qui a passé à la vérité du cabinet à l’antichambre : quels égards ! il pouvait aller au garde-meuble.
34 (IV)
Il y a une dureté de complexion; il y en a une autre de condition et d’état. L’on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s’endurcir sur la misère des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille ? Un bon finan- cier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.
35 (V)
Fuyez, retirez-vous : vous n’êtes pas assez loin. – Je suis, di- tes-vous, sous l’autre tropique. – Passez sous le pôle et dans l’autre hémisphère, montez aux étoiles, si vous le pouvez. – M’y voilà. – Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu’il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de bien.
36 (IV)
Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.
37 (VII)
À force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son ar- gent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de gouverner.
– 175 –
38
(I) Il faut une sorte d’esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune : ce n’est ni le bon ni le bel esprit, ni le grand ni le sublime, ni le fort ni le délicat ; je ne sais précisément le- quel c’est, et j’attends que quelqu’un veuille m’en instruire.
(V) Il faut moins d’esprit que d’habitude ou d’expérience pour faire sa fortune ; l’on y songe trop tard, et quand enfin l’on s’en avise, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas tou- jours le loisir de réparer : de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.
(V) Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu’à une seule chose, qui est de s’avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune : s’il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droit ou à gauche, selon qu’il y voit de jour et d’apparence, et si de nouveaux obstacles l’arrêtent, il rentre dans le sentier qu’il avait quitté ; il est dé- terminé, par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d’autres mesures : son intérêt, l’usage, les conjectures le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d’abord le grand chemin, et s’il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme ? Faut-il tant d’esprit pour aller à ses fins ? Est-ce donc un prodige qu’un sot riche et accrédité ?
(V) Il y a même des stupides, et j’ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l’opulence, sans qu’on les doive soupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie : quelqu’un les a conduits à la source d’un fleuve, ou bien le ha-
– 176 –
sard seul les y a fait rencontrer ; on leur a dit : « Voulez-vous de l’eau ? puisez » ; et ils ont puisé.
39 (V)
Quand on est jeune, souvent on est pauvre : ou l’on n’a pas encore fait d’acquisitions, ou les successions ne sont pas échues. L’on devient riche et vieux en même temps : tant il est rare que les hommes puissent réunir tous leurs avantages ! et si cela ar- rive à quelques-uns, il n’y a pas de quoi leur porter envie : ils ont assez à perdre par la mort pour mériter d’être plaints.
40 (I)
Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune ; elle n’est pas faite à cinquante ; l’on bâtit dans la vieillesse, et l’on meurt quand on en est aux peintres et aux vitriers.
4I (V)
Quel est le fruit d’une grande fortune, si ce n’est de jouir de la vanité, de l’industrie, du travail et de la dépense de ceux qui sont venus avant nous, et de travailler nous-mêmes, de planter, de bâtir, d’acquérir pour la postérité ?
42 (I)
L’on ouvre et l’on étale tous les matins pour tromper son monde ; et l’on ferme le soir après avoir trompé tout le jour.
43 (VIII)
Le marchand fait des montres pour donner de sa marchan- dise ce qu’il y a de pire ; il a le cati et les faux jours afin d’en ca- cher les défauts, et qu’elle paraisse bonne ; il la surfait pour la vendre plus cher qu’elle ne vaut ; il a des marques fausses et mystérieuses, afin qu’on croie n’en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu’il se peut ; et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l’a livrée la lui paye en or qui soit de poids.
– 177 –
44 (I)
Dans toutes les conditions, le pauvre est bien proche de l’homme de bien, et l’opulent n’est guère éloigné de la friponne- rie. Le savoir-faire et l’habileté ne mènent pas jusques aux énor- mes richesses.
L’on peut s’enrichir, dans quelque art ou dans quelque com- merce que ce soit, par l’ostentation d’une certaine probité.
45 (V)
De tous les moyens de faire sa fortune, le plus court et le meilleur est de mettre les gens à voir clairement leurs intérêts à vous faire du bien.
46 (I)
Les hommes, pressés par les besoins de la vie, et quelque- fois par le désir du gain ou de la gloire, cultivent des talents pro- fanes, ou s’engagent dans des professions équivoques, et dont ils se cachent longtemps à eux-mêmes le péril et les conséquen- ces : ils les quittent ensuite par une dévotion discrète, qui ne leur vient jamais qu’après qu’ils ont fait leur récolte, et qu’ils jouissent d’une fortune bien établie.
47 (V)
Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il man- que à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité.
– 178 –
48 (V)
On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage ; mais s’il est vrai que les riches soient colères, c’est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu’un veuille leur résister.
49 (VII)
Celui-là est riche, qui reçoit plus qu’il ne consume ; celui-là est pauvre, dont la dépense excède la recette.
Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres.
Il n’y a rien qui se soutienne plus longtemps qu’une médio- cre fortune ; il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune.
L’occasion prochaine de la pauvreté, c’est de grandes riches- ses.
S’il est vrai que l’on soit riche de tout ce dont on n’a pas be- soin, un homme fort riche, c’est un homme qui est sage.
S’il est vrai que l’on soit pauvre par toutes les choses que l’on désire, l’ambitieux et l’avare languissent dans une extrême pauvreté.
50 (IV)
Les passions tyrannisent l’homme ; et l’ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les appa- rences de toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot : je le croi- rais encore, s’il n’eût enfin fait sa fortune.
– 179 –
5I (IV)
L’on ne se rend point sur le désir de posséder et de s’agrandir : la bile gagne, et la mort approche, qu’avec un visage flétri, et des jambes déjà faibles, l’on dit : ma fortune, mon éta- blissement.
52 (IV)
Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par sa propre industrie, ou par l’imbécillité des autres.
53 (I)
Les traits découvrent la complexion et les mœurs ; mais la mine désigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.
54 (IV)
Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de mérite, mais pauvre : il croi- rait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mê- mes dispositions : ils ne courent pas risque de se heurter.
55 (VIII)
Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autre- fois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi- même : « Fort bien, j’en suis ravi, tant mieux pour eux : vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri qu’à l’ordinaire ; qu’il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu’il en vienne dans peu de temps jusqu’à me mé- priser ! »
56 (V)
Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des ri- ches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscrip-
– 180 –
tion ! Il n’y aurait plus de rappel. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni pla- cés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judi- cieusement ! Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, et l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore et sera toujours : les receveurs de droits, les publicains ne sont plus ; ont-ils été ? leur patrie, leurs noms sont-ils connus ? y a-t- il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces impor- tants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l’associer à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’était pas riche et qui faisait un livre ? Que deviendront les Fauconnets ? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes, né Français et mort en Suède ?
57 (I)
Du même fonds d’orgueil dont l’on s’élève fièrement au- dessus de ses inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C’est le propre de ce vice, qui n’est fondé ni sur le mérite personnel ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette es- pèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre.
58 (I)
Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du dernier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiè- tes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins.
– 181 –
De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chré- tiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent.
59 (VI)
Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s’il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices ne peuvent séparer de ceux qu’ils se sont une fois choisis pour amis ; et après cette précaution, disons hardiment une chose triste et douloureuse à imaginer : il n’y a personne au monde si bien liée avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille offres de services et qui nous sert quelquefois, qui n’ait en soi, par l’attachement à son intérêt, des dispositions très proches à rompre avec nous, et à devenir notre ennemi.
60 (I)
Pendant qu’Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s’élève, croît, s’embellit, et entre dans sa seizième année. Il se fait prier à cin- quante ans pour l’épouser, jeune, belle, spirituelle : cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux.
6I
(I) Le mariage, qui devrait être à l’homme une source de tous les biens, lui est souvent, par la disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous lequel il succombe : c’est alors qu’une femme et des enfants sont une violente tentation à la fraude, au mensonge et aux gains illicites ; il se trouve entre la friponnerie et l’indigence : étrange situation !
(IV) Épouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune ; il n’opère pas toujours ce qu’il signifie.
– 182 –
62 (IV)
Celui qui n’a de partage avec ses frères que pour vivre à l’aise bon praticien, veut être officier ; le simple officier se fait magistrat, et le magistrat veut présider ; et ainsi de toutes les conditions, où les hommes languissent serrés et indigents, après avoir tenté au delà de leur fortune, et forcé, pour ainsi dire, leur destinée : incapables tout à la fois de ne pas vouloir être riches et de demeurer riches.
63 (V)
Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre : tu n’aimes point ton héritier, tu ne le connais point, tu n’en as point.
64 (V)
Jeune, on conserve pour sa vieillesse ; vieux, on épargne pour la mort. L’héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste.
65 (V)
L’avare dépense plus mort en un seul jour, qu’il ne faisait vivant en dix années ; et son héritier plus en dix mois, qu’il n’a su faire lui-même en toute sa vie.
66 (V)
Ce que l’on prodigue, on l’ôte à son héritier ; ce que l’on épargne sordidement, on se l’ôte à soi-même. Le milieu est jus- tice pour soi et pour les autres.
67 (V)
Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et ré- ciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d’héritiers.
68 (V)
– 183 –
Triste condition de l’homme, et qui dégoûte de la vie ! il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l’agonie de nos proches. Celui qui s’empêche de sou- haiter que son père y passe bientôt est homme de bien.
69 (V)
Le caractère de celui qui veut hériter de quelqu’un rentre dans celui du complaisant : nous ne sommes point mieux flat- tés, mieux obéis, plus suivis, plus entourés, plus cultivés, plus ménagés, plus caressés de personne pendant notre vie, que de celui qui croit gagner à notre mort, et qui désire qu’elle arrive.
70 (VII)
Tous les hommes, par les postes différents, par les titres et par les successions, se regardent comme héritiers les uns des autres, et cultivent par cet intérêt, pendant tout le cours de leur vie, un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui : le plus heureux dans chaque condition est celui qui a plus de choses à perdre par sa mort, et à laisser à son successeur.
7I (VI)
L’on dit du jeu qu’il égale les conditions ; mais elles se trou- vent quelquefois si étrangement disproportionnées, et il y a en- tre telle et telle condition un abîme d’intervalle si immense et si profond, que les yeux souffrent de voir de telles extrémités se rapprocher : c’est comme une musique qui détonne ; ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui ju- rent et qui offensent l’oreille, comme de ces bruits ou de ces sons qui font frémir ; c’est en un mot un renversement de toutes les bienséances. Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’est peut-être aussi l’une de ces cho- ses qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu’à nous remportent sur leurs tablettes : je ne doute pas même que cet excès de familiarité ne
– 184 –
les rebute davantage que nous ne sommes blessés de leur zom- baye et de leurs autres prosternations.
72 (VI)
Une tenue d’états, ou les chambres assemblées pour une af- faire très capitale, n’offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux qu’une table de gens qui jouent un grand jeu : une triste sévérité règne sur leurs visages ; implacables l’un pour l’autre, et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions : le hasard seul, aveugle et farouche divinité, pré- side au cercle, et y décide souverainement ; ils l’honorent tous par un silence profond, et par une attention dont ils sont par- tout ailleurs fort incapables ; toutes les passions, comme sus- pendues, cèdent à une seule ; le courtisan alors n’est ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même dévot.
73 (I)
L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le gain ont illus- tré la moindre trace de leur première condition : ils perdent de vue leurs égaux, et atteignent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent où elle les a pris.
74 (V)
Je ne m’étonne pas qu’il y ait des brelans publics, comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe et se précipite sans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent se bri- ser et se perdre ; qu’il parte de ces lieux des émissaires pour sa- voir à heure marquée qui a descendu à terre avec un argent frais d’une nouvelle prise, qui a gagné un procès d’où on lui a compté une grosse somme, qui a reçu un don, qui a fait au jeu un gain considérable, quel fils de famille vient de recueillir une riche succession, ou quel commis imprudent veut hasarder sur une
– 185 –
carte les derniers de sa caisse. C’est un sale et indigne métier, il est vrai, que de tromper ; mais c’est un métier qui est ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d’hommes que j’appelle des brelandiers. L’enseigne est à leur porte, on y lirait presque : Ici l’on trompe de bonne foi ; car se voudraient-ils donner pour irréprochables ? Qui ne sait pas qu’entrer et perdre dans ces maisons est une même chose ? Qu’ils trouvent donc sous leur main autant de dupes qu’il en faut pour leur subsis- tance, c’est ce qui me passe.
75 (V)
Mille gens se ruinent au jeu, et vous disent froidement qu’ils ne sauraient se passer de jouer : quelle excuse ! Y a-t-il une pas- sion, quelque violente ou honteuse qu’elle soit, qui ne pût tenir ce même langage ? Serait-on reçu à dire qu’on ne peut se passer de voler, d’assassiner, de se précipiter? Un jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans bornes, où l’on n’a en vue que la ruine totale de son adversaire, où l’on est transporté du désir du gain, désespéré sur la perte, consumé par l’avarice, où l’on ex- pose sur une carte ou à la fortune du dé la sienne propre, celle de sa femme et de ses enfants, est-ce une chose qui soit permise ou dont l’on doive se passer ? Ne faut-il pas quelquefois se faire une plus grande violence, lorsque, poussé par le jeu jusques à une déroute universelle, il faut même que l’on se passe d’habits et de nourriture, et de les fournir à sa famille ?
Je ne permets à personne d’être fripon ; mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu : je le défends à un honnête homme. C’est une trop grande puérilité que de s’exposer à une grande perte.
76 (I)
Il n’y a qu’une affliction qui dure, qui est celle qui vient de la perte de biens : le temps, qui adoucit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous sentons à tous moments, pendant le cours de no- tre vie, où le bien que nous avons perdu nous manque.
– 186 –
77 (IV)
Il fait bon avec celui qui ne se sert pas de son bien à marier ses filles, à payer ses dettes, ou à faire des contrats, pourvu que l’on ne soit ni ses enfants ni sa femme.
78 (VIII)
Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puis- sante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice : l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle de- meure. La campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui char- rient le bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues et les machines gémissent dans l’air, et font espérer à ceux qui voya- gent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l’habiter, vous et les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande Reine ; employez-y l’or et tout l’art des plus excel- lents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle dé- ploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incompa- rable ; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Pal- myre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l’embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.
79 (IV)
– 187 –
Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous en- chantent et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède. Il n’est plus ; il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquille- ment que vous : il n’y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit. Ses créanciers l’en ont chassé : il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.
80 (V)
L’on ne saurait s’empêcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune. Il y a cent ans qu’on ne parlait point de ces familles, qu’elles n’étaient point : le ciel tout d’un coup s’ouvre en leur faveur ; les biens, les honneurs, les dignités fondent sur elles à plusieurs reprises ; elles nagent dans la prospérité. Eumolpe, l’un de ces hommes qui n’ont point de grands-pères, a eu un père du moins qui s’était élevé si haut, que tout ce qu’il a pu souhaiter pendant le cours d’une longue vie, ç’a été de l’atteindre ; et il l’a atteint. Était-ce dans ces deux personnages éminence d’esprit, profonde capacité ? était-ce les conjonctures ? La fortune enfin ne leur rit plus ; elle se joue ailleurs, et traite leur postérité comme leurs ancêtres.
8I (IV)
La cause la plus immédiate de la ruine et de la déroute des personnes des deux conditions, de la robe et de l’épée, est que l’état seul, et non le bien, règle la dépense.
82 (IV)
Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir !
83 (VI)
– 188 –
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démar- che ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et dé- couvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mys- térieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu, et d’un sommeil fort léger ; il est abs- trait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide : il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus ; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis ; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légè- rement, il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit,
– 189 –
et il se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie et se renferme dans son manteau ; il n’y a point de rues ni de galeries si embarras- sées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal ; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement pré- venu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il cra- che presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie : il n’en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.
– 190 –
Extraits de Candide, de Voltaire :
Cha 1 : le paradis perdu, Chap 3 : la guerre, Cha 17 et 18 Eldorado Cha 19 : Le nègre de Surinam
Lecture Cursive 4 : CANDIDE OU L'OPTIMISME
CHAPITRE PREMIER
COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'ICELUI
Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder−ten−tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens
domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses−cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix−sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.
Pangloss enseignait la métaphysico−théologo−cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait−il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons−nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder−ten−tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de Thunder−ten−tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière ; Cunégonde s'évanouit ; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle−même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.
CHAPITRE TROISIÈME
COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par−dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays−là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.
Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.
CHAPITRE DIX−SEPTIÈME
ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D'ELDORADO, ET CE QU'ILS Y VIRENT
Quand ils furent aux frontières des Oreillons : « Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère−ci ne vaut pas mieux que l'autre : croyez−moi, retournons en Europe par le plus court. Comment y retourner ? dit Candide, et où aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j'y suis brûlé ; si nous restons dans ce pays−ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que Mlle Cunégonde habite ?
Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo : nous y trouverons des Français, qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider. Dieu aura peut−être pitié de nous. »
Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne : ils savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs provisions furent consumées ; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d'une petite rivière bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs espérances.
Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, dit à Candide : « Nous n'en pouvons plus, nous avons assez marché ; j'aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons−le de cocos, jetons−nous dans cette petite barque, laissons−nous aller au courant ; une rivière mène toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. Allons, dit Candide, recommandons−nous à la Providence. »
Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s'élargissait toujours ; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt−quatre heures ils
revirent le jour ; mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière ; enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l'utile était agréable. Les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d'une forme et d'une matière brillante, portant des hommes et des femmes d'une beauté singulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d'Andalousie, de Tétuan et de Méquinez.
« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Westphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village qu'il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d'or tout déchirés, jouaient au palet à l'entrée du bourg ; nos deux hommes de l'autre monde s'amusèrent à les regarder : leurs palets étaient d'assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d'en ramasser quelques−uns ; c'était de l'or, c'était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit palet. » Le magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l'école. « Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale. »
Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs palets et tout ce qui avait servi à leurs
divertissements. Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que Leurs Altesses Royales avaient oublié leur or et
leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua
son chemin.
Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis et les émeraudes. « Où sommes−nous ? s'écria Candide ; il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur apprend à mépriser l'or et les pierreries. » Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première maison du village ; elle était bâtie comme un palais d'Europe. Une foule de monde s'empressait à la porte, et encore plus dans le logis. Une musique très agréable se faisait entendre, et une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s'approcha de la porte, et entendit qu'on parlait péruvien ; c'était sa langue maternelle : car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l'on ne connaissait que cette langue. « Je vous servirai d'interprète, dit−il à Candide ; entrons, c'est ici un cabaret. » Aussitôt deux garçons et deux filles de l'hôtellerie, vêtus de drap d'or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre à la table de l'hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents oiseaux−mouches dans un autre ; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses ; le tout dans des plats d'une espèce de cristal de roche. Les garçons et les filles de l'hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne de sucre.
Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous d'une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes d'une manière à le satisfaire.
Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son écot en jetant sur la table de l'hôte deux de ces larges pièces d'or qu'il avait ramassées ; l'hôte et l'hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent : « Messieurs, dit l'hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers ; nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez−nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas nécessaire d'en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries établies pour la commodité du commerce sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c'est un pauvre village ; mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l'être. » Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l'hôte, et Candide les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait. « Quel est donc ce pays, disaient−ils l'un et l'autre, inconnu à tout le reste
de la terre, et où toute la nature est d'une espèce si différente de la nôtre ? C'est probablement le pays où tout va bien ; car il faut absolument qu'il y en ait de cette espèce. Et, quoi qu'en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en Westphalie. »
CHAPITRE DIX−HUITIÈME
CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO
Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l'hôte lui dit : « Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes ; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :
« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols.
« Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado, et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent années ; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier. »
La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. « Comment donc, dit−il, en pouvez−vous douter ? Est−ce que vous nous prenez pour des ingrats ? » Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit encore. « Est−ce qu'il peut y avoir deux religions ? dit−il ; nous avons, je crois, la religion de tout le monde : nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. N'adorez−vous qu'un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète aux doutes de Candide. Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l'Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n'avons rien à lui demander ; il nous a donné tout ce qu'il nous faut ; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit−il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement tous les matins ; et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.
Quoi ! vous n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font
brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. » Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui−même : « Ceci est bien différent de la Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le château de Thunder−ten−tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager. »
Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour : « Excusez−moi, leur dit−il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays s'il y en a quelques−uns qui vous déplaisent. »
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé
à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle
supériorité prodigieuse elle
devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique.
Après avoir parcouru, toute l'après−dînée, à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo : « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n'y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargés de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde. »
Ce discours plut à Cacambo : on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l'être et de demander leur congé à Sa Majesté.
« Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n'ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos moeurs, ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous
accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu. Demandez−moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. » Le roi rit. « Je ne conçois pas, dit−il, quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez−en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. »
Il donna l'ordre sur−le−champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.
Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes. Les physiciens prirent congé d'eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n'eut plus d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter ses moutons à Mlle Cunégonde. « Nous avons, dit−il, de quoi payer le gouverneur de Buenos− Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons− nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter. »
CHAPITRE DIX−NEUVIÈME
CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE AVEC MARTIN
La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils étaient encouragés par l'idée de se voir possesseur de plus de trésors que l'Asie, l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide, transporté, écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde journée deux de leurs moutons s'enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés avec leurs charges ; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours après ; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo : « Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il n'y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde. Je l'avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que je soupçonne être Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité. »
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est−à−dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais− tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. Est−ce M. Vanderdendur,
dit Candide, qui t'a traité ainsi ? Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de
toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on
nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte
de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore−les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et
tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les
perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je
ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une
manière plus horrible.
Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. Qu'est−ce qu'optimisme ? disait Cacambo. Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.